34 - L'art de la guerre (2/2)

Aussi intriguée que méfiante, Yu suivit l'empereur hors de la bibliothèque. À travers un labyrinthe de couloirs sans fin, il la guida dans une partie du Palais du Dragon dans laquelle elle n'avait jamais mis les pieds. Ils ne croisèrent d'ailleurs que peu de personnes, ces rencontres se réduisant au personnel domestique et aux soldats qui montaient la garde.

— Où sommes-nous ? ne put s'empêcher de demander la jeune femme, en admirant avec émerveillement et satisfaction les ornements savants et délicats qui agrémentaient chaque recoin de cette partie du palais en particulier.

— Dans le Pavillon d'Or, répondit Keishi en bombant légèrement le torse. Mes quartiers privés.

Yu pâlit à cette mention. Elle supposait que peu d'individus pouvaient se vanter d'y avoir mis les pieds, et même les concubines n'en faisaient pas partie. Elle se sentait à la fois honorée, et terriblement effrayée par cette simple idée.

Pour se donner du courage, elle relança la conversation :

— Pour un empereur qui déteste les arts, votre demeure est d'une beauté céleste.

— Ce n'est pas moi qui ai fait construire le Palais du Dragon, ni le Pavillon d'Or, Yu. Ce sont mes prédécesseurs. Je n'ai rien choisi du tout, la détrompa-t-il, les sourcils froncés.

— Alors, le premier Empereur Dragon avait beaucoup de goût.

Keishi grogna pour masquer le peu d'intérêt que cette conversation lui inspirait, de même que les décorations de son palais construit par un ancêtre très lointain qui avait eu plus d'intérêt pour les arts que pour la guerre.

Enfin, ils débouchèrent dans ce qui ressemblait à un croisement entre un jardin de pierre et une cour intérieure tapissée de graviers blancs. L'espace, à ciel ouvert, était carré, et deux arbres parfaitement entretenus se dressaient au nord et au sud. Au centre, un espace carré lui aussi recouvert de terre battue, avait été aménagé. Deux hommes vêtus de noir comme l'empereur s'y tenaient, immobiles et silencieux. Mais ce qui désarçonna davantage Yu, ce fut la découverte de Senlinn, prosternée sur le engawa à quelques pas devant eux, le front collé aux planches de bois.

Sentant la panique la gagner à toute vitesse, le regard de la jeune femme passa de son amie et servante à son empereur. Mais puisque ce dernier s'était arrêté et la regardait avec malice, elle décida de se concentrer davantage sur son amie, qu'elle n'avait jamais croisée au palais.

— Senlinn ? Que fais-tu ici ?

Son cœur cognait fort dans sa poitrine, comme à l'annonce d'une catastrophe. Le comportement même de l'Ecthrosienne laissait présager le pire.

— Dame HuaYu... Je ne sais pas trop moi-même, répondit la servante d'une voix étouffée, laissant deviner son angoisse. On m'a fait mander au Pavillon d'Or, mais j'ignore de quoi il retourne. Pardonnez-moi.

Plissant les yeux, Yu se tourna à nouveau vers Keishi qui semblait se délecter de la situation comme un enfant préparant un mauvais coup.

— Votre Majesté..., l'implora-t-elle tout autant qu'elle lui enjoignit, à sa façon, de lui expliquer le sens de cette mise en scène.

Submergée par la confusion, la méfiance et une peur certaine, elle avait oublié toute familiarité avec l'empereur. Car en cet instant plus que jamais jusque-là, elle avait conscience qu'il jouait avec elle. Elle réalisa alors pleinement qu'il était l'empereur, tout-puissant, et qu'elle n'était qu'une faible créature du peuple, un jouet avec lequel il s'amusait, comme le ferait un tigre avec un lapin.

Akio avait raison. Keishi était l'Empereur. Cela voulait tout dire.

L'intéressé ménagea son effet, mais ne tarda pas à livrer ses intentions :

— Bien que tu sois dorénavant une dame, tu n'as pas été élevée dans une famille de nobles, par un seigneur puissant de Drakkon. Tu as appris à prier, honorer et respecter les dieux, et tu t'es passionnée seule pour les arts. Une partie de ton éducation de dame est donc encore à faire.

Yu attendit patiemment qu'il s'explique avec plus de clarté, mais intérieurement elle bouillait d'impatience de savoir dans quelle situation impossible son empereur venait de l'impliquer de force, sans lui demander son avis.

— Il convient donc de t'initier à l'art de la guerre, conclut Keishi avec satisfaction.

Ne s'attendant pas à une telle explication, Yu demeura sans voix, la bouche entrouverte, à fixer l'empereur comme s'il s'était trompé, figée. Ce fut l'agitation de Senlinn qui la tira de sa torpeur.

— M'initier à l'art de la guerre ? Je ne comprends pas.

Keishi désigna les deux hommes vêtus de noir qui attendaient au centre.

— Les filles de seigneurs nobles sont instruites dans l'art de manier la naginata – ou le kwan dao, pour les plus expertes – dans l'éventualité ou il leur faudrait défendre leur foyer contre un ennemi qui aurait terrassé ses hommes, ou dans le cas où ceux-ci seraient absents. Tu apprendras donc ici même à te défendre et utiliser cette arme. Tu as voulu m'initier aux arts. À mon tour de t'enseigner la guerre.

Yu était déboussolée, paniquée. Elle, faire la guerre ? Utiliser une arme ? Tuer quelqu'un ? Cela allait à l'encontre de tous les principes inculqués par les moines et les moniales dans son enfance. De plus, elle était trop fragile et maladroite pour imaginer tenir un objet tranchant entre ses mains sans risquer de se faire mal elle-même.

— Vous voulez dire que Mariko, la fille du seigneur Yamato, le gardien de la Porte du Dragon, sait se battre avec une arme ? déglutit la jeune femme, incrédule.

Imaginer la précédente maîtresse de Senlinn, si effacée et si délicatement apprêtée, manier une arme pour guerroyer la laissait sans voix.

— Yamato... Oui, bien sûr que sa fille sait se battre. Ce n'est pas la meilleure, à ce qu'on dit, mais s'il fallait défendre la Porte du Dragon, elle serait parmi les soldats, confirma Keishi d'un air entendu.

Cependant, cela dépassait l'entendement du Yu, dont les questions se bousculaient sur ses lèvres dans un flot continu :

— Et vos concubines ? Et l'impératrice Akimi, aussi ?

— Bien évidemment. Chaque femme bien née apprend à se battre dès son plus jeune âge. À la différence des hommes, elles ne sont pas entraînées pour attaquer, mais pour défendre leur foyer et leur honneur. À défaut de guerroyer, elles ont parfois sauvé des provinces de l'annexion, par le passé.

Yu n'en revenait pas. Bhikkhu Tôgo lui avait enseigné l'Histoire, mais il n'avait jamais fait mention de femmes guerrières. Par conséquent, la jeune femme était loin de se douter de leur existence et de soupçonner leur bravoure et leur férocité. Pour elle, les femmes n'existaient que par complémentarité des hommes. Elle pensait qu'ils étaient diamétralement opposés, et que ce qui était le domaine de l'un, ne pouvait pas être le domaine de l'autre. En définitive, si les hommes étaient des guerriers, les femmes ne pouvaient aucunement l'être.

— Vraiment ? souffla Yu, finalement impressionnée. Des femmes ont fait cela ? Ce devaient être de grandes Dames, toutes bien nées, assurément. Mais je ne le suis pas. Je ne connais pas mon père, et ma mère n'était qu'une paysanne de YingTai.

Keishi la prit par le coude et la regarda dans les yeux, sévère.

— La naissance ne fait pas tout, Yu. Toi plus que quiconque tu devrais savoir que les dieux ont des projets pour nous. Et quels qu'ils soient, nous avons un destin à accomplir. Le tien est de passer par les armes comme je suis passé par les arts. À partir de maintenant, il ne sera plus question de musique ni de poèmes, mais de guerre, de stratégie, et de naginata. Tu n'as pas à donner ton avis, j'ai décidé qu'il en serait ainsi. Ta servante est là pour t'aider à t'habiller. Ce n'est pas avec ces robes que tu vas apprendre correctement.

Tremblante à l'idée de la violence et de la douleur qui l'attendaient, de la violation de ses principes profonds de ne pas faire de mal à autrui, Yu sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Et qui m'apprendra ? demanda-t-elle d'une voix chevrotante, craignant la réponse.

— Je serai ton professeur, répondit aussitôt l'empereur, avec un sourire en coin qu'elle aima tout autant qu'elle le haït dans l'instant.

La maîtresse du Pavillon de la Lune sentit ses jambes se dérober sous son poids, et elle dut prendre appui sur le mur du bâtiment pour ne pas s'effondrer aux pieds de l'empereur. Elle avait le tournis et l'air lui manquait, son masque n'aidant pas à faciliter sa respiration.

Elle, se battre ? Keishi avait-il perdu l'esprit ? L'avait-il seulement regardée ? La connaissait-il si peu pour lui imposer une telle épreuve ? Faisait-il donc si peu cas de ses principes, de son avis ?

Percevant le malaise de sa maîtresse, Senlinn prit sur elle de passer outre le protocole qui l'obligeait à demeurer prosternée en présence de l'empereur, et elle se porta au secours de Yu qu'elle soutint avec douceur.

— Allez, Yu, va te changer, ordonna Keishi d'une voix ferme qui n'admettait aucune réplique.

La jeune femme releva les yeux vers lui, à présent appuyée contre sa servante et amie. Il ne reculerait pas. Même si elle le suppliait à genoux, il ne céderait pas. Il serait intransigeant et inflexible, elle le connaissait suffisamment pour le savoir.

La mort dans l'âme, la jeune femme gagna la pièce qui était mise à sa disposition, en compagnie de Senlinn, afin de revêtir les mêmes vêtements masculins militaires que les autres. Elle se doutait bien que l'entraînement se ferait avec des armes factices, en bois ou en bambou, mais la simple idée d'user de la force contre autrui et d'en être victime lui retourna l'estomac. Tandis que Senlinn tentait de l'habiller, elle rendit finalement son déjeuner, tremblante et couverte d'une pellicule de sueur froide.

C'est donc dans un état second, son teint maladif caché derrière son masque, que Yu se présenta au regard satisfait de l'empereur. Elle avait quitté ses robes pour la tenue des guerriers qui se composait d'un hakama et d'un kosode, retenus au niveau des bras et des jambes par des brassards et des jambières aux plaques de fer laquées, appelés respectivement kote et suneate. De plus, Senlinn lui avait noué les cheveux en queue de cheval, encore une première pour Yu qui avait toujours laissé ses cheveux libres.

Elle ne se sentait plus elle-même, comme si on la forçait à être quelqu'un d'autre, une personne qu'elle n'était pas. Mais Keishi était satisfait, et malgré toute l'horreur que la situation lui inspirait, elle n'avait pas le choix : elle devait obéir à son empereur, fut-ce au détriment de tous les fondements sur lesquels elle avait bâti son identité et ses principes.

— C'est parfait, opina Keishi en lui tendant la main pour la guider au centre de la cour. Maintenant, écoute attentivement et fait exactement ce que je te dis.

Jamais Yu n'avait réalisé à quel point les mises en garde d'Akio avaient un sens. Or, à présent qu'elle en prenait conscience, il était trop tard pour avoir peur et s'enfuir : elle était déjà entre les griffes du dragon.

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