33 - L'art de la guerre (1/2)

Lorsqu'Akio vint chercher Yu au Pavillon de la Lune, souriant et pimpant dans ses vêtements de palais jaunes et noirs, Senlinn lui ouvrit avec une mine qui laissa craindre aussitôt le pire au prince pour sa protégée. La servante affichait rarement tant d'inquiétude, à moins que Yu n'ait un problème grave.

Comprenant qu'il s'était passé quelque chose, et soucieux d'intervenir au mieux, Akio interrogea brièvement Senlinn sur la situation :

— Qu'y a-t-il ?

La servante paraissait à la fois inquiète et embarrassée, aussi comprit-il rapidement l'élément perturbateur.

— Il y a eu un incident avec Keishi, n'est-ce pas ?

Senlinn opina brièvement, les yeux baissés.

— Je ne sais pas grand-chose, Votre Altesse. Dame Yu est revenue de sa leçon avec Sa Majesté toute déconcertée et en pleine confusion. Elle est entrée dans sa chambre alors qu'elle cherchait son erhu qui est toujours à sa place dans la pièce à vivre, et elle s'est glissée toute habillée dans son bain en oubliant de se dévêtir. Elle a même trempé son pinceau dans son thé en voulant écrire à Bhikkhu Tôgo, à ZhiLan. Elle est déboussolée.

La même inquiétude que la servante se peignit rapidement sur les traits du prince. Bloqué à l'entrée du pavillon, il jeta un bref coup d'œil à l'intérieur dans l'espoir d'apercevoir sa protégée, sans succès.

— Où est-elle ? demanda-t-il enfin, soucieux.

— Je l'ai laissée assise sur le engawa à contempler le jardin. Peut-être s'y promène-t-elle, à présent, répondit docilement Senlinn. Voulez-vous que je la prévienne de votre arrivée ?

Le prince pinça les lèvres en signe de contrariété.

— Je crains que Keishi ne l'ait mise dans le même état que la dernière fois. Peut-être qu'elle me fuira si j'essaye de m'approcher d'elle. Tout dépend de ce que Keishi lui a dit cet après-midi.

— Voulez-vous que j'essaye d'en apprendre davantage, le temps que je réussisse à la convaincre de vous rejoindre au Pavillon du Soleil ?

De fait, Akio ne savait trop quelle démarche choisir. Il pouvait bien pénétrer dans le Pavillon de la Lune, si l'envie lui prenait – d'autant que la présence de Senlinn équilibrait les forces lunaires et solaires en présence – mais si Yu se trouvait dans le Jardin de la Lune, il ne pouvait pas se permettre d'y entrer, même si les énergies lunaires seraient en supériorité. Il ne fallait pas interrompre le flux d'énergie des jardins qui apportaient la force vitale aux hommes et aux femmes. D'un autre côté, il mourrait d'envie de se précipiter auprès de sa fiancée pour la réconforter et découvrir ce qui s'était passé.

Néanmoins, il avait promis d'être patient avec la jeune femme. À présent que Senlinn savait qu'il était rentré, elle pourrait prévenir sa maîtresse. Si le cœur lui en disait, Yu viendrait le voir d'elle-même.

Bien qu'à contrecœur, Akio donna sa réponse à l'Ecthrosienne, un peu abattu par son impuissance :

— Faites-lui simplement savoir que je suis rentré et que je me languis de la retrouver. Si elle a besoin de quoi que ce soit, je serai au Pavillon du Soleil. S'il y a du nouveau, prévenez-moi.

Senlinn s'inclina à quatre-vingt degrés, embarrassée.

— Bien sûr, Votre Altesse.

Difficilement, donc, Akio du se détourner du Pavillon de la Lune et retourner dans ses quartiers, seul. Mais, à son grand soulagement, Yu ne tarda pas trop à le rejoindre.

Malgré les efforts polis et patients du prince, la jeune femme ne prononça pas un mot concernant l'empereur ni ce qui s'était produit lors de leur entrevue. Elle attendit la fin du dîner, lorsqu'ils se retrouvèrent dans le petit kiosque de bois sur l'eau, entouré de ses lanternes de papier multicolores, pour parler enfin de ce qu'Akio guettait tant.

Le regard fuyant vers les lanternes, Yu lui raconta ce qui s'était passé, et la compassion profonde qu'elle éprouvait à présent pour le désespoir, le malheur et la détresse de l'empereur. Sa réaction l'avait bouleversée.

— Je ne pensais pas Keishi capable de réagir de cette façon, encore moins de montrer de telles faiblesses à quelqu'un, murmura Akio quand elle eut fini. Lorsque nous étions enfants, il ne montrait jamais ses sentiments, parce que Père lui répétait sans cesse qu'un bon empereur doit rester indifférent à tout ce qui l'entoure, parce qu'il est supérieur aux autres et descend du Dragon Céleste, choisi par les dieux.

— Mais pas toi, devina Yu, appuyée contre son bras chaud et musclé.

Le prince acquiesça.

— Mère m'a pratiquement élevé. Et les dieux savent que les femmes ont des sentiments...

Au plus grand soulagement du jeune homme, cette remarque fit légèrement rire sa compagne. Néanmoins, son rire mourut rapidement, et le silence retomba sur les lieux déserts. Une brise chaude et moite vint leur caresser le visage. L'automne serait bientôt là, mais ils avaient encore un peu de temps. Les arbres n'étaient pas encore rouges.

— Je suis inquiète pour lui, Akio, reprit finalement Yu, en levant les yeux vers son fiancé.

— Moi aussi, la rassura-t-il doucement. Et tu as eu beaucoup de courage de lui tenir tête et de lui parler comme tu l'as fait. Néanmoins, même s'il s'est montré fragile et vulnérable devant toi, je doute qu'il le soit vraiment. Crois-moi, il a plus de secrets que tu ne peux l'imaginer. Il peut tout aussi bien jouer la comédie pour se servir de toi.

Cette remarque contraria profondément Yu, qui ne se priva pas de lui faire part de son mécontentement.

— Il ne jouait pas la comédie, contra-t-elle un peu trop sèchement. Il est malheureux, Akio. C'est une réalité. Et le fait qu'il doive épouser l'une des filles du roi d'Ecthros aggrave davantage encore ce sentiment. Peut-être... Peut-être que tout ceci est également ma faute. À cause de la malédiction. À cause de moi, il est malheureux, et je suis terriblement impuissante.

— Il est malheureux, et alors ? répliqua le prince en se tournant vers elle, énervé. Ce n'est pas nouveau, c'est seulement pire depuis qu'il s'intéresse à toi. Cependant, ça ne signifie pas nécessairement que tu en es responsable. Tu ne peux pas porter tous les malheurs du monde sur tes épaules, Yu. Les dieux ont leur part à prendre dans le bonheur et le malheur de chacun.

Il fit une brève pause, perdant son regard dans la lumière vacillante d'une lanterne rouge sur le point de s'éteindre, avant de reprendre, au moment où elle s'éteignit pour de bon :

— Toute notre vie dépend du simple bon vouloir de Keishi, et c'est lui qui est malheureux, oui. Mais c'est l'empereur. C'est le descendant du Dragon Céleste et un Fils du Ciel choisi par les dieux. Prétends-tu pouvoir interférer avec leurs desseins ?

L'horreur se peignit sur le visage de la jeune femme, agrandissant son regard de frayeur comme si Akio venait de proférer un blasphème impardonnable.

— Par tous les dieux, non ! J'ai seulement de la peine à concevoir que le malheur de ton frère t'indiffère à ce point. Tu disais avoir été élevé par l'impératrice Akimi, plein de sentiments, non ?

Akio grimaça.

— Détrompe-toi, je compatis à son malheur et son sacrifice. Peut-être même serais-je celui qui poignardera la fille de notre ennemi. Mais en attendant, il n'y a rien que nous puissions faire. Ne le laisse pas te prendre par les sentiments et te mettre dans un état pareil pour lui, Yu. Car c'est l'empereur. Et quoi que les dieux lui réservent, il en a été décidé ainsi, et tel est son destin.

— C'est une vision très fataliste de la vie, souffla Yu en se concentrant elle aussi sur les lanternes flottantes. Ce n'est pas ainsi que Bhikkhu Tôgo m'a enseigné les leçons de la vie et des dieux.

— Nous n'avons pas eu la même éducation, c'est certain, confirma le prince en se détournant, un peu raide. Inutile d'en discuter davantage. Viens. Rentrons.

Déchirée entre sa compassion pour le malheur de Keishi, ainsi que sa tristesse face à l'énervement d'Akio, Yu le suivit d'un pas lent, abandonnant à regret les lanternes flottantes qu'elle aimait tant.

Quels desseins les dieux avaient-ils planifiés pour eux tous ? Quel rôle allait-elle jouer, perdue quelque part entre deux frères si semblables et si différents qui détenaient l'avenir de Drakkon entre leurs mains ?

Le lendemain, Yu passa la plupart de son temps absorbée dans ses pensées, plus tête en l'air que d'ordinaire. Plus maladroite, également. Elle tomba à plusieurs reprises en se déplaçant dans le pavillon, ainsi que lors de sa promenade quotidienne dans le jardin. Si bien que lorsque l'heure fut venue d'aller retrouver l'empereur, ses mains et son menton étaient écorchés, et elle se trouvait bien peu présentable. Néanmoins, elle se rendit comme prévu pour la leçon quotidienne d'art.

Une fois n'est pas coutume, la jeune femme retrouva l'empereur non pas dans la pièce attenante dédiée à leurs leçons, mais dans la bibliothèque, en compagnie du Maître des Mots. Yu prit alors un bref instant pour l'observer de loin, comme il n'avait pas encore constaté sa présence.

Malgré les fentes étroites de son masque délicat de soie couleur de l'argent qui le brodait, à demi dissimulée derrière une étagère croulant sous les vieux manuscrits et les rouleaux poussiéreux, elle remarqua que Keishi était soucieux, mais également très concentré. Il était très rare pour elle de le voir ainsi, en raison du cadre informel de leurs rencontres. Comme le lui avait fait remarquer Akio, l'empereur était toujours très sérieux et rigoureux, portant l'empire de Drakkon sur ses épaules avec force et efficacité. Cependant, lorsqu'il la retrouvait dans l'après-midi pour discuter de ces arts qu'il exécrait pourtant, il en oubliait tout le reste et pouvait se détendre. Il redevenait un homme ordinaire. Et de cela, la jeune femme avait peu conscience.

— ... vous de cette épouse dont tout l'empire ne veut pas ? disait Ryosuke avec dureté, les mains cachées dans ses manches. Si ce n'est pas Votre Majesté ou Son Altesse le prince Akio qui se chargera de la tuer, quel que soit son âge, ce seront vos soldats, vos domestiques, vos gens.

Keishi ne répondit pas immédiatement. Il ne portait pas ses vêtements jaunes d'apparat habituels, mais des vêtements noirs et pratiques, agrémentés d'un bandeau rouge à son front. Cela mettait en valeur ses longs cheveux noirs en partie libres, tandis que le reste de sa chevelure était retenue en chignon pour lui dégager le visage.

— Cette harpie ne sera jamais mon impératrice, ni celle de Drakkon, prononça calmement Keishi, d'une voix étonnamment posée. Je ne déshonorerai ni l'empire, ni les impératrices qui ont porté dignement ce titre par le passé.

Cette remarque arracha un sursaut au Maître des Mots, qui lui jeta un regard plein de doutes.

— Votre Grandeur... Si vous n'épousez pas la princesse d'Ecthros, la guerre...

Yu retint son souffle, convaincue qu'elle n'aurait jamais dû entendre cette conversation. Même si les deux frères ne voulaient pas qu'elle se mêle de la politique drakkonienne, elle ne pouvait s'empêcher de s'y intéresser. Et voilà que les efforts fournis ces dernières semaines, au détour d'une étagère encombrée de livres dans une bibliothèque pratiquement déserte, se révélaient aussi inutiles que si Yu s'était contentée de les écrire elle-même sur du papier. Pourquoi s'être donné cette peine, avoir risqué une rencontre tendue et conflictuelle avec le roi Khoomei, s'il n'avait jamais envisagé d'épouser sa fille ?

Lorsqu'elle vit Keishi commencer à jeter des coups d'œil réguliers sur la porte et sur les fenêtres ouvertes pour juger l'avancement de la journée, Yu comprit qu'il la guettait. Il l'attendait. Il était temps de faire son entrée. Prenant une brève inspiration et relevant légèrement le devant de sa robe couleur pêche, elle s'avança silencieusement dans la grande allée, en direction des deux hommes, aussi innocemment que si elle venait d'arriver. Elle ne devait pas montrer le moindre signe qui trahirait sa présence un peu plus tôt. Elle devait garder cette information dans un coin, en sécurité, afin de décider de quoi en faire et à qui la fournir.

En l'apercevant, le regard de l'empereur s'illumina. Il lui sourit et marcha à grandes enjambées dans sa direction, obligeant le Maître des Mots à s'incliner pour les saluer et à prendre congé en silence.

— Yu ! Je craignais que tu ne viennes pas. Allons, viens, j'ai une surprise pour toi.

La jeune femme haussa ses fins sourcils avec étonnement. Il était d'excellente humeur, cette fois. Était-ce relatif à la décision qu'il avait prise de ne pas épouser l'Ecthrosienne qui lui était promise ?

— Votre Majesté, qu'y a-t-il ?

Aussi amusé qu'un enfant, il tendit le bras vers la porte opposée de la bibliothèque pour lui indiquer la direction vers laquelle ils devaient se diriger. Yu ne put s'empêcher de jeter un regard en arrière, vers la salle des arts qu'ils abandonnaient derrière eux.

— Voilà quelque chose d'inhabituel, souffla la jeune femme avec une certaine méfiance. Puis-je savoir dans quel complot vous souhaitez m'impliquer ?

— Un complot ? répéta Keishi, prit au dépourvu. Ha ha ! Non, je sais pertinemment que les intrigues de la Cour te laissent de marbre, voire te causent le plus grand agacement. Je ne peux que te donner raison, par ailleurs. Non, ce n'est ni un complot ni une mascarade. Suis-moi.

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