23 - Deux facettes inconciliables (1/2)
Lorsque l'heure du déjeuner fût passée, Yu n'avait pas bougé. Senlinn et elles étaient en train de coudre. La servante lui montrait comment confectionner de savantes broderies à la place des autres dames, puisqu'elle ne se mêlait pas à la Cour. Néanmoins, Yu avait l'esprit ailleurs, sans compter qu'elle n'était de toute façon pas très habile à la broderie, comme pour tout le reste hormis s'attirer des ennuis.
Abandonnant son ouvrage raté sur ses genoux, elle tourna la tête vers le jardin. Tout semblait calme comme à l'ordinaire et pourtant, son cœur tremblait dans sa poitrine douloureuse. Elle n'avait pas été rejoindre l'empereur comme à son habitude. Elle s'attendait à des représailles, mais rien ne vint.
En fin d'après-midi, néanmoins, deux gardes se présentèrent au Pavillon de la Lune, demandant après la maîtresse des lieux. Bien que réticente, Yu se rendit à la porte où les deux hommes patientaient.
— Dame HuaYu, la saluèrent-ils en s'inclinant bien bas, le poing droit dans la paume de leur main gauche dans un salut traditionnel militaire et respectueux.
— En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-elle du bout des lèvres.
Elle avait l'impression d'avoir son cœur sur la langue, prête à le vomir dès qu'elle ouvrirait un peu trop la bouche.
— Sa Majesté impériale l'empereur Keishi vous demande sur-le-champ.
Yu jeta un regard en arrière où elle croisa le regard inquiet de Senlinn. Mais c'était un ordre de l'empereur et il avait demandé à deux gardes de venir la chercher, et non à un messager de le faire. Par conséquent, elle ne pouvait pas se défiler, peu importe à quel point elle était terrifiée.
La jeune femme déglutit et opina.
— Bien, je vais vous suivre.
Senlinn lui ramena rapidement des sandales qu'elle lui glissa aux pieds, mais dû se résoudre à la laisser partir.
Sans un regard en arrière à aucun moment, Yu suivit dignement les deux soldats, redressant fièrement le menton pour cacher sa peur. Ce faisant, elle attirait assurément le regard sur son visage masqué. D'ordinaire, elle se glissait furtivement jusqu'à la salle où elle devait retrouver l'empereur. Peu de personnes avaient vu son masque. Mais escortée par ces soldats, impossible de passer inaperçu. Autant assumer ce qu'elle était. Elle ne pourrait pas demeurer un éternel secret si elle continuait à vivre au palais.
Contrairement à ce à quoi elle s'attendait, les soldats ne la menèrent pas dans la salle du trône mais dans la même salle attenante à la bibliothèque où elle voyait habituellement l'empereur. Ils lui ouvrirent poliment la porte et attendirent patiemment qu'elle entre avant de la refermer.
Yu demeura sur le seuil, muette et immobile. Keishi était là, nonchalamment installé dans un fauteuil confortable, les pieds posés sur la table de travail recouverte de livres, provocateur. Il était plongé dans la lecture d'un parchemin.
La jeune femme s'inclina très bas.
— Vous m'avez demandée, Votre Majesté ? murmura-t-elle.
Comme s'il se rendait compte de sa présence, Keishi leva les yeux de sa lecture et un sourire illumina son visage. Il jeta pratiquement le document sur le bureau et bondit souplement du fauteuil pour se porter à sa rencontre.
— Eh bien, Yu, tu es bien cérémonieuse aujourd'hui ! Pourquoi n'es-tu pas venue ?
— Vous êtes l'empereur, Votre Majesté, répondit-elle un peu froidement.
Dans sa robe indigo aux motifs blancs, elle aurait presque pu se faire passer pour une princesse des glaces, d'autant plus qu'elle portait le masque brodé d'argent qu'Akio lui avait offert d'après les recommandations de Senlinn. En cet instant précis, elle faisait terriblement froide et distante.
Keishi fronça les sourcils.
— Ça ne te posait pas de problème, jusqu'ici, de m'appeler par mon nom. Tu appelles bien Akio par le sien.
— Je me suis montrée malpolie jusqu'ici, Votre Majesté. J'ai fermé les yeux sur la personne que vous êtes et le rang et la fonction que vous occupez. Veuillez m'en excuser.
L'empereur plissa les yeux, tout sourire envolé.
— C'est à cause de ce qui s'est passé hier ?
Elle ne répondit pas.
— Je t'avais prévenue, gronda-t-il, mécontent, en tournant les talons pour retourner s'asseoir dans son fauteuil.
— C'est exact, confirma-t-elle sans bouger de sa place. Vous m'aviez prévenue et je n'ai pas su voir de quoi vous parliez. Mais ne vous en faites pas, Votre Majesté, mes yeux voient clair, à présent. Il est donc préférable d'abandonner nos entrevues à partir d'aujourd'hui.
D'un seul bond, il fut sur elle, la plaquant durement contre la porte, le visage défiguré par une expression qu'elle ne sut pas interpréter. Mais même si son cœur cognait trop fort dans sa poitrine, Yu n'avait curieusement pas peur de lui. Elle voyait la colère luire dans son regard, mais ce n'était pas de la peur que cela lui inspirait, plutôt de la pitié.
— Moi seul peux mettre fin à quelque chose. Tant que je voudrais que ces entrevues continuent, elles continueront, même si je dois t'amener ici de force !
Le menton de la jeune femme trembla légèrement, mais son masque le camoufla très bien. Toujours est-il que Keishi recula d'un pas, mettant une distance décente entre eux.
— Dis-moi la vérité : pourquoi veux-tu cesser de venir ? ajouta-t-il, à peine plus calme.
— Pour les raisons que j'ai citées plus tôt, Votre Majesté. Je ne voulais pas voir qui vous étiez. Je vous prie d'excuser ma naïveté.
— C'est peut-être vrai, admit-il de mauvaise grâce. Mais cela ne change rien, que tu aies enfin compris la réalité ou non. Nous continuerons comme d'habitude.
Il retourna au bureau et fit un signe impatient.
— Dis-m'en plus sur ces arts que tu affectionnes tant. Je ne parviens décidément pas à comprendre.
Bien que la situation fût sensiblement la même que les fois précédentes, Yu se sentait très mal à l'aise. D'une part à cause de l'incident de la veille, et d'autre part en raison de ce qu'elle venait de lui dire. C'était la stricte vérité, aussi ne pouvait-elle pas faire comme si de rien n'était.
Elle s'approcha du bureau où Keishi avait ouvert un ouvrage de musique qui semblait l'ennuyer à mourir. À quoi bon se donner tant de mal pour quelque chose que l'on méprisait autant qu'on le détestait ?
— Eh bien ? s'impatienta l'empereur en frappant la table de ses doigts en cadence. J'attends.
Il lui désigna le fauteuil à côté de lui, mais elle ne bougea pas d'un cil, se contentant de le fixer avec impassibilité, même si son masque s'en occupait très bien à sa place.
— Alors c'est ça, vraiment ? murmura-t-elle. Vous allez faire comme si rien ne s'était passé.
Il leva les yeux au ciel.
— Je fais des choses aussi cruelles que l'exécution d'hier tous les jours. Ou presque. Qu'est-ce que celle d'hier à de si différent des autres ? Pourquoi devrais-je changer quoi que ce soit à mon comportement ?
— Parce qu'à la différence des autres fois, j'étais là, répondit-elle simplement.
Ce n'était pas de l'orgueil ni de l'arrogance. C'était simplement ce qu'elle pensait, en toute franchise. Elle ne se considérait pas supérieure ou meilleure que les autres dames de la Cour, mais elle se savait indubitablement différente. Alors pourquoi cette différence ne pourrait-elle pas tout changer, même au palais où elle n'aurait pas dû être ?
Keishi la regarda fixement, sans ciller, impassible, pendant un temps infini. Si bien que Yu se demanda un moment si elle n'avait pas été trop loin. Mais elle ne bougea pas non plus, le fixant de ses yeux de jade sans qu'il ne se doute que c'était la malédiction qui le regardait. Elle était là, sa différence. Car à la différence des autres dames, elle était maudite, elle ne pouvait pas être traitée de la même façon que les autres.
Enfin, l'empereur rompit le silence, sans la quitter des yeux, cependant :
— C'est vrai, tu n'étais pas là les autres fois. Tu n'es jamais là. Tu ne te mêles pas aux dames de la Cour, et tu ne leur rends jamais visite. Tu ne discutes pas avec elles ni n'essayes même de les connaître. Tu dînes avec Akio au Pavillon du Soleil, et s'il est invité ou retenu ailleurs, tu restes seule au Pavillon de la Lune. Tu passerais tes journées là-bas si je ne te faisais pas venir ici. Tu méprises la force, les armes, la guerre et la violence et ne vois que les arts sous toutes leurs formes, la bonté, la compassion et la paix. Tu es crédule, naïve et emmurée dans une triste solitude. Et le plus insolite, dans tout cela, c'est que tu n'as jamais montré ton visage à personne. Personne... sauf Akio, certainement. Sinon, comment pourrait-il tolérer de t'héberger sans savoir qui tu es vraiment ? Comment expliquer autrement sa fascination à ton égard ?
Le cœur de la jeune femme se mit à battre fort dans sa poitrine. Tout ce que cet homme lui disait était vrai. Elle s'en était inquiété à son arrivée, mais comme rien ni personne n'avait fait de remarque, elle avait pris pour acquis l'idée qu'ils avaient tous accepté sa présence telle qu'elle était.
La patience et le respect témoignés par l'empereur à l'égard de ce mystère avaient beaucoup duré, et elle avait fini par baisser sa garde en se disant que peu lui importait la personne sous le masque, qu'il appréciait leurs entrevues pour la personne qu'elle était.
Comme s'il avait conscience d'avoir mis le doigt sur un sujet dangereux, Keishi se leva souplement, sans la quitter du regard, tel un prédateur hypnotisant sa proie. Yu recula instinctivement d'un pas à chacun de ceux qu'il faisait vers elle.
— Je me trompe, Yu ? demanda-t-il.
Elle demeura muette, gagnée un peu plus par la peur à chaque pas qu'il faisait dans sa direction.
— À la Cour, seul l'empereur peut avoir des secrets. J'ai gardé celui-ci pour moi bien assez longtemps. Qui es-tu, Yu ?
Avec horreur, la jeune femme sentit le bois de la porte dans son dos, lui coupant toute retraite. Prise de panique, elle ne savait plus quoi faire. Elle n'arrivait plus à réfléchir.
— Certains disent que tu es une déesse qui aurait choisi de vivre parmi les Hommes, d'autres que tu es un fantôme en quête de vengeance. J'en ai même entendu dire que tu étais simplement défigurée, et que c'est pour toi le seul moyen de vivre à présent, à l'insu des autres. Peut-être es-tu un démon, plutôt ?
Yu avait les mains gelées, tout comme chaque goutte de son sang, glacé dans ses veines. Sa peau était aussi pâle qu'elle était devenue froide, accentuant le contraste déjà marqué avec ses longs cheveux noirs de Jai. Mais elle était toujours incapable de répondre quoi que ce soit. Ainsi, on murmurait sur son compte à la Cour. Aucun d'eux ne se doutait à quel point ils étaient proches et loin de la vérité tout en même temps.
Comme l'empereur s'apprêtait à parler à nouveau, elle feinta sur le côté et lui échappa habilement, s'enfuyant à l'opposé de la pièce pour mettre le plus de distance possible entre eux. Cela ne fut pas au goût du jeune homme qui fit volte-face d'un bloc et la fixa d'un regard peu amène.
— Personnellement, je pencherais pour un démon. Ils ont tendance à chérir les arts pour tromper la vigilance des hommes et ils sont plutôt habiles dans ce domaine. Ils répugnent les armes et la guerre, car le sang de certains hommes leur est fatal, et parce qu'ils préfèrent œuvrer sournoisement dans l'ombre. Certains ont visage humain, mais d'autres ont plus de difficulté à garder un facies avenant et se cachent. Ils se cachent derrière des masques.
Il se rapprocha lentement, avec précaution, tandis que Yu le regardait approcher avec angoisse. Akio avait découvert son secret parce que Tôgo ne s'y était pas complètement opposé et avait aidé à ce que cela se passe bien entre eux. Mais là, seule avec l'empereur, sans personne pour l'empêcher de faire quoi que ce soit, ou pour la conseiller sur la meilleure façon de s'y prendre, Yu avait le sentiment de pouvoir basculer dans l'horreur et le désespoir à tout moment. Et sans trop comprendre pourquoi le fait que ce fût Keishi qui en était responsable la rendait terriblement vulnérable.
— Dis-moi, Yu, qui a raison ? demanda l'empereur en s'arrêtant à deux pas d'elle, acculée contre un mur.
— Aucun, parvint-elle à murmurer, la lèvre tremblante. Aucun...
En une fraction de seconde, il fut sur elle, la plaquant contre le mur de tout son poids, ses mains emprisonnant ses poignets au-dessus de sa tête. Le visage du jeune homme était pratiquement collé à son masque, obligeant la jeune femme à fermer les yeux. Avec une telle proximité, il allait rapidement se rendre compte de leur véritable couleur. Et non contente d'avoir ensorcelé le prince, elle ne pouvait pas se permettre la même erreur avec l'empereur.
Keishi aurait voulu la regarder dans les yeux, voir sa peur se refléter dans leur lumière. Mais elle avait fermé les paupières, fuyant aussitôt son regard. Était-ce de la honte ? De la peur ? Que cachait-elle réellement ?
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