21 - Des arts et du sang (1/2)
Bien que ce ne fût pas du goût d'Akio, Yu commença à déjeuner en présence de l'empereur, au palais, à passer ses débuts d'après-midi à converser avec lui, et à tenter de le sensibiliser aux différentes formes d'art qui rendaient la vie tellement plus douce aux yeux de la jeune femme.
À mesure qu'elle apprenait à connaître l'empereur, Yu découvrait des similitudes avec son frère Akio, mais aussi énormément de différences. Ils n'avaient pas le même caractère. Pas du tout. Là où le plus jeune était patient, attentif et ouvert à des choses nouvelles, l'aîné était impulsif, impatient et parfois violent, n'admettant pas que l'on remette en question sa vision obtuse du monde.
— Bien sûr que si, ça rime, fit remarquer Yu en levant les yeux du poème.
Keishi s'était encore énervé pour un rien et regardait à présent ailleurs, les bras croisés, mécontent. Il n'était jamais aussi contrarié que lorsqu'il était avec elle, et pourtant il éprouvait un plaisir évident à la retrouver tous les jours.
— Non, ça ne rime pas, et ça n'a aucun sens. Je préférerais autant qu'il n'y ait pas de rime mais que cela signifie quelque chose d'intelligent, grogna-t-il.
— Mais l'art n'est pas nécessairement réfléchi, bien au contraire, fit remarquer Yu en le fixant d'un regard prudent. C'est ce qui rend la création originale. C'est... l'intuition, l'inspiration.
Mais visiblement, aujourd'hui il n'était pas disposé à admettre autre chose que son unique point de vue. Comme l'avait dit Akio, l'empereur avait ses bons jours et ses mauvais jours. Aujourd'hui était un jour sans. Yu savait par expérience qu'il ne servait à rien d'insister.
Ne désirant pas se battre inutilement contre lui, elle attrapa son erhu, posé dans un coin de la pièce, et commença à en jouer, tout simplement pour commencer. Puis, lorsqu'elle se fut assurée que cela n'indisposait pas son compagnon, elle se mit à chanter doucement ce qui lui passait par la tête. C'était cela, l'art, pour elle. La création spontanée. La beauté du moment et sa quiétude, son évidence.
Keishi finit par se détendre un peu, mais il n'excusa pas son comportement. Il ne l'avait fait qu'une seule fois.
Il s'était à demi endormi lorsque quelqu'un frappa à la porte avec force. Yu cessa immédiatement sa musique et l'empereur battit des paupières pour en chasser le sommeil. Interrompu alors qu'il s'endormait, il était à présent d'une humeur exécrable. Il se leva d'un bond et marcha droit sur la porte. Le moindre de ses mouvements trahissait son agacement et sa colère.
Il tira le battant de la porte lui-même puisqu'il avait demandé à partager ces moments avec Yu seule, sans le moindre serviteur à la ronde. Il n'y avait que des gardes, à l'extérieur. En ouvrant, Keishi tomba nez à nez avec son frère qui avait une mine terriblement sombre.
— Que se passe-t-il ? s'enquit Keishi.
Yu tendit le cou pour voir ce qui se passait et prit la responsabilité de se rapprocher. Derrière Akio se tenaient le général Masao et un autre homme qu'elle reconnut comme étant le général Taiki.
— Ça concerne deux régiments de l'armée et le seigneur Chugô. Il prétend que des soldats sont entrés chez lui et ont massacré ses domestiques pour voler des biens.
Keishi ne dit rien mais son regard vers son frère était à présent aussi aiguisé qu'un couteau.
— Qu'en est-il ? demanda-t-il finalement.
— Masao et Taiki ont mené l'enquête puisqu'il s'agit de leurs régiments respectifs. Les faits sont véridiques : le seigneur Chugô a été attaqué chez lui et pillé par des soldats de notre armée. Il s'est avéré que ce sont des déserteurs.
— Où sont-ils ?
— Dans la cour.
Keishi jeta un regard en arrière, et constata que Yu était juste à côté de lui, confuse, les mains serrées en poings. Mais il ne dit rien et quitta la pièce. Akio, en revanche, lui accorda un regard qui se voulait rassurant.
— Puis-je vous accompagner, seigneurs ? s'enquit-elle spontanément.
Les dames ne se mêlaient pas de politique, et encore moins des affaires militaires, mais Yu était curieuse, et son amitié pour l'empereur et son amour pour le prince lui permettaient des effronteries de ce genre dont elle se privait de moins en moins.
Akio ouvrit la bouche pour l'en dissuader, mais Keishi s'était retourné :
— Fait donc. C'est à tes risques et périls.
Tout comme Akio, il l'appelait à présent par son diminutif et la tutoyait.
Le sujet étant très sérieux et grave, Akio aurait préféré que Yu ne s'implique pas, mais son frère n'avait pas cette délicatesse. La jeune femme n'avait pas la moindre idée de ce qui l'attendait, et elle risquait de le regretter amèrement par la suite.
— Tu ne devrais pas, Yu. Il est préférable que tu rentres au Pavillon de la Lune, tenta Akio.
— Laisse-la donc venir, contra Keishi en s'éloignant. Elle verra ce que c'est, la complémentarité de la paix, de la douceur et des arts.
Akio grinça des dents mais emboîta le pas de l'empereur et des deux généraux. Yu, bien décidée à en découvrir toujours plus sur son nouveau cadre de vie, s'empressa de les suivre en silence.
Lorsqu'ils débouchèrent sur la grande cour d'entrée du palais, néanmoins, la jeune femme se rendit compte que cela n'avait rien à voir avec ce à quoi elle s'attendait. En effet, la cour était bondée de courtisans, de soldats en armures, et de badauds curieux et excités. Jamais elle n'avait côtoyé tant de monde à la fois et ne sut comment réagir. Qu'allaient penser les gens de son masque ? Qu'allaient dire les dames en apprenant l'existence de cette femme qui vivait privilégiée et entourée de l'empereur et du prince, qui ne se mêlait pas à elles et qu'elles ne connaissaient pas ?
Mais il était trop tard pour faire demi-tour, et elle allait devoir rester là, à regarder sans rien dire ce qui allait se passer. Mais qu'allait-il se passer ? Elle n'y connaissait rien. Quelle punition allait être infligée à ces hommes sans foi ni loi ?
Keishi s'avança devant les trois immenses portes d'entrée du Palais du Dragon. Dix hommes en armure étaient alignés, à genoux, solidement attachés et gardés par des soldats au regard noir et sans pitié. En face, la foule se pressait pour mieux voir, mais les soldats les empêchaient fermement d'aller plus loin, contenant difficilement une foule galvanisée par la perspective d'un châtiment terrible.
Yu se figea sur place, demeurant dans l'ombre d'un pilier gigantesque soutenant la charpente et le toit du grand palais. De là où elle était, elle voyait aussi bien les condamnés que Keishi, les courtisans et les badauds. Elle avait une vue imprenable et terrifiante sur la cour. Elle voyait même un homme richement vêtu, d'âge mûr, qui devait être le seigneur Chugô, le seigneur offensé.
Comme dans un rêve – ou un cauchemar – Yu entendit un homme armé d'un parchemin parler à la foule, présenter le grand empereur Keishi, descendant du Dragon Céleste, et le seigneur Chugô, offensé par ces dix déserteurs qui avaient pillé sa maison et tué ses domestiques en son absence.
— À présent, l'empereur va rendre son jugement céleste !
Yu cligna des yeux. Elle n'assistait pas à n'importe quelle scène publique ; c'était un tribunal à ciel ouvert, et Keishi en était le seul juge. Personne ne pouvait contester la décision de l'empereur. Cela revenait à contester la décision des dieux.
Elle reporta son attention sur l'empereur qui faisait mine de réfléchir. Car c'était le cas, il faisait semblant. Yu le connaissait assez à présent pour le deviner : il avait déjà pris sa décision. Tout le monde retenait son souffle.
— Ces hommes ont commis des crimes. Ils ont trahi leur serment envers l'empire, dupé un seigneur qui ne leur cherchait pas querelle, abandonné leurs frères d'armes sans autre motif que leur égoïsme. Et par-dessus tout, ils ont offensé leur empereur, scanda Keishi d'une voix forte pour que tous puissent l'entendre.
C'était la première fois que Yu le voyait parler en public et elle ne pouvait nier qu'il avait du charisme et une grande prestance.
— Il n'existe qu'un seul châtiment assez juste pour des crimes aussi infâmes, poursuivit l'empereur, impassible, en se rapprochant de l'un des hommes qui se trouvait coupable.
Il empoigna les cheveux du déserteur de sa main gauche et les tira violemment en arrière pour obliger l'homme à regarder vers le ciel, dévoilant son visage terrifié. Puis, de la main droite, il tira son épée et lui trancha sèchement la gorge. Le sang l'éclaboussa, tâchant à la fois son visage de marbre et ses vêtements jaunes lumineux.
Choquée, Yu porta ses mains à sa bouche, sous son masque, pour étouffer les cris qu'elle sentait vibrer dans sa gorge. Appuyée contre la colonne, elle sentit ses jambes faiblir et se laissa glisser au sol en tremblant, agitée de spasmes incontrôlables.
Comme dans le pire de ses cauchemars, elle vit les soldats imiter leur empereur et égorger les déserteurs restants, sous les yeux horrifiés de leurs familles qui se mettaient à hurler à la mort, et le peuple qui criait, excité à la vue du sang.
Des barbares. Du sang. La mort.
Les armes contre l'art. La violence contre la douceur. La guerre contre la diplomatie. Le sang contre la paix. La mort contre la vie.
Yu sanglotait contre le pilier, seule dans son coin. Akio était occupé avec les soldats et semblait désolé de ne pouvoir venir la soutenir, tandis que Keishi regardait le sang couler sur la pierre et tracer son chemin dans les escaliers pour finir sa descente aux pieds des familles éplorées. Il regardait ce spectacle comme si rien ne pouvait l'émouvoir. Yu aurait voulu vomir tellement ce spectacle macabre l'écœurait.
Lorsqu'Akio put enfin se libérer pour se précipiter vers elle et la soutenir, elle tremblait toujours comme une feuille, mais elle avait cessé de pleurer et de crier. Elle se sentait seulement vide, et terriblement fatiguée.
— Yu, accroche-toi, je vais te ramener au pavillon.
Mais elle n'avait même plus la force de marcher. Il dû la prendre dans ses bras et la porter.
Ils s'éloignaient lorsque Keishi passa à leur hauteur, suivit des deux généraux, Masao et Taiki. Son visage était toujours aussi impassible, mais son regard, lui, était glacial. Yu frissonna et souhaita de tout son cœur pouvoir disparaître et se soustraire à ce regard qu'elle ne connaissait pas et qui lui donnait le terrible pressentiment d'être en présence de quelqu'un d'autre. Cet homme n'avait rien à voir avec l'empereur avec lequel elle déjeunait et conversait.
Il s'arrêta à peine pour se tourner vers eux, dardant son regard de glace sur le masque qui cachait la terreur de la jeune femme.
— Il y a bien des choses qui ne peuvent pas être réglées avec de la douceur et des arts, Yu. Pour régner sur un empire, il faut du sang et de la violence. Voilà pourquoi les femmes n'ont pas à faire de la politique ni à se mêler des affaires de l'empereur.
Et il s'en alla sans les saluer, disparaissant à un angle. Comme pour effacer cette terrible vision qui était encore imprimée dans sa rétine, Yu enfouit son visage dans le cou d'Akio et ne prononça pas un mot jusqu'à ce qu'il la dépose à l'entrée du Pavillon de la Lune.
Senlinn accourut aussitôt, affolée.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Une exécution publique de déserteurs, répondit simplement Akio, la mine sombre.
La servante plaqua une main sur sa bouche pour masquer son horreur, mais Yu semblait avoir son mot à dire :
— Je peux... je peux comprendre... ça. Mais, Keishi...
Elle frissonna et dû se mordre la langue jusqu'au sang pour ne pas se mettre à pleurer. Par-dessus sa tête, Akio et Senlinn échangèrent un regard entendu.
— Faites-lui prendre un bain, ordonna Akio. Je pense qu'elle est en état de choc, elle aura peut-être de la fièvre.
La servante opina et soutint sa maîtresse comme elle put pour l'emmener aux bains privés aménagés plus loin dans le pavillon.
Le prince s'apprêtait à repartir, mais la jeune femme le retint en s'agrippant à la manche jaune de son habit impérial. Elle rendit grâce aux dieux de ne pas l'avoir souillé de sang, lui, même si elle avait conscience qu'il avait déjà tué des hommes de ses propres mains.
— S'il te plaît, Akio... reviens me voir quand j'aurai pris mon bain...
Inquiet à son sujet, il se retourna, lui retira son masque, et déposa un baiser léger sur ses lèvres brûlantes. Il regarda ses yeux de jade bien en face pour la rassurer.
— J'ai des affaires à régler mais je reviendrai, c'est promis.
Et il s'en fut, laissant à la servante le soin de s'occuper de la jeune femme.
Yu regarda Senlinn préparer le bain comme si ses yeux ne la voyaient pas. Elle resta assise à la regarder sans la voir, jusqu'à ce que la servante l'aide à se déshabiller. Elle ne protesta pas, ne dit rien, et se glissa dans l'eau sans un mot. Elle tremblait, et elle revoyait Keishi trancher la gorge du pauvre homme tandis que son sang l'éclaboussait. C'était tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle sentait.
Il y avait du sang, partout.
Soudain, Yu s'agita, comme si elle craignait d'être elle aussi souillée par les éclaboussures quand bien même elle se tenait beaucoup trop loin pour ça. Elle arracha le savon parfumé aux fleurs des mains de sa servante et se frotta énergiquement en se mettant à pleurer sans raison.
Ce n'était pas tant le sang et l'exécution en eux-mêmes qui l'avaient choquée. C'était Keishi lui-même. Mais elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi cela la mettait dans un tel état. Il était empereur, après tout, c'était à lui de maintenir l'ordre suprême de l'empire et de manier l'épée. Alors pourquoi voir son visage aussi froid tandis qu'il était aspergé du sang d'un homme qu'il venait de tuer lui avait comme brisé le cœur ?
Pour cela, il aurait fallu que je l'aime, pour commencer, songea-t-elle. Et elle frotta avec encore plus d'ardeur, à en faire rougir sa peau. Il fallut que Senlinn intervienne pour l'empêcher de frotter jusqu'au sang.
— Ressaisissez-vous, Dame Yu !
Pour toute réponse, la jeune femme se laissa sombrer dans le grand bassin, laissant l'eau la recouvrir entièrement et la bercer en son sein comme dans le ventre de sa mère. Une mère qui ne l'avait pas aimée et avait mis fin à ses jours en la voyant. Mue par un désespoir cruel et un cœur fragilisé, elle ouvrit la bouche et prit une inspiration.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top