18 - L'année du Tigre (2/2)
Akio se tourna vers la jeune femme qui osa enfin relever la tête. Cependant, elle préféra lever les yeux sur Akio, par précaution, afin d'avoir son accord avant de parler et commettre une nouvelle erreur. Le jeune homme opina imperceptiblement et elle se tourna à demi vers l'empereur, sans lever les yeux suffisamment haut pour croiser son regard.
— Je ne suis pas certaine de comprendre de quoi vous parlez, Seigneur des Dix Mille Ans, répondit-elle dans un murmure.
Le regard de Keishi revint dans le présent et se durcit, agacé et mécontent. Il descendit les quelques marches qui le séparaient du couple et se planta juste en face de la jeune femme qui avait aussitôt baissé les yeux sur ses pieds pour éviter le regard de l'empereur.
— Au contraire, tu comprends très bien de quoi il est question.
Yu trembla légèrement. Il la tutoyait sans scrupules, mais ce n'était pas le plus effrayant. Non, ce qui la terrorisait le plus était effectivement le souvenir dont l'empereur lui parlait.
— Alors... je suppose que Sa Majesté Impériale fait référence à une petite fille qui n'est plus, si vous êtes le jeune garçon qui m'a surprise dans la forêt.
Le regard de Keishi se mit à briller tandis qu'Akio se tournait vers elle, incrédule.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Je l'ai déjà rencontrée, il y a longtemps, expliqua Keishi, plus calme. Je n'ai jamais oublié cette petite fille masquée qui a fui devant moi. On dirait que cela devient une habitude.
Akio se tourna vers son frère, les sourcils froncés, en quête de réponses.
— J'aimerais une explication, Keishi.
— Oh, ce regard ! s'exclama l'empereur en remontant sur son trône. Ne me regarde pas comme si tu allais me tuer, je pourrais te faire exécuter par méprise sur tes intentions.
Il avait dit cela d'un ton léger, mais Akio savait très bien que cela n'avait rien d'une plaisanterie. S'il s'entendait bien avec son frère, cela ne voulait pas dire qu'ils ne cachaient aucun démon dans l'ombre. En tant que prince, et successeur au trône tant que l'empereur n'aurait pas eu d'enfant, la vie d'Akio ne tenait qu'à un fil. Il ne l'oubliait pas, et son frère venait gentiment de le lui rappeler.
— M'expliqueras-tu ? reformula Akio en grinçant des dents.
Keishi désigna Yu du menton.
— J'aimerais entendre sa version des faits, d'abord. Après tout, je ne connais que la mienne.
Yu, qui n'avait pas lâché la main d'Akio, puisa dans ce contact le courage nécessaire pour regarder le prince dans les yeux et lui expliquer ce qui s'était passé, treize ans plus tôt.
— C'était l'année du Tigre, commança-t-elle.
— L'année d'Akio, l'interrompit l'empereur avec désinvolture.
La jeune femme en déduisit rapidement donc, qu'Akio avait douze ans à l'époque de l'incident puisque les années étaient réglées par douze, correspondant chacune à un animal. Elle-même était née l'année du mouton. Ce qui faisait que le prince avait vingt-cinq ans cette année. Mais quel âge avait l'empereur ?
Après s'être assurée qu'elle pouvait reprendre la parole, elle reprit son récit, toujours en regardant Akio dans les yeux :
— Il était très tôt car le soleil n'était pas encore levé. Enfin, il se levait tout juste. Je venais de prendre mon petit-déjeuner avec les moines et je suis allé dans la forêt pour jouer. C'est ce que j'ai toujours fait. Il n'y a jamais personne dans les forêts autour de ZhiLan, j'étais assurée d'être tranquille.
Elle fit une pause pour prendre une inspiration et se calmer pour la suite.
— J'ai dansé et chanté pour mes amis, les animaux, jusqu'à ce qu'ils partent tous brusquement. C'est alors que j'ai remarqué la présence de Sa Majesté Impériale. C'était un petit garçon, mais je ne savais pas qui il était. J'ai simplement fui.
Libéré de ce poids, Yu se sentit légèrement mieux. Néanmoins, elle guettait toujours la réaction d'Akio qui était demeuré de marbre tandis qu'elle s'expliquait.
— C'était pendant la chasse organisée pour... mes douze ans, souffla-t-il enfin, se remémorant lui-même ce jour important.
— Tout à fait, petit frère, opina Keishi. Si je me souviens bien, tu me cherchais quand j'ai rencontré la Maîtresse du Pavillon de la Lune.
— Arrête de l'appeler de cette façon, s'énerva Akio en défiant l'empereur du regard.
Ce dernier haussa un sourcil.
— Elle avait pourtant l'air fière d'elle lorsqu'elle s'est présentée à moi de cette façon.
Yu pinça les lèvres et baissa les yeux. Naturellement, elle ne se serait pas présentée aussi mystérieusement à lui si elle avait su qui il était vraiment. Mais une légère pression de la main d'Akio sur la sienne lui fit comprendre que cela le touchait qu'elle se soit qualifiée ainsi. Cela voulait dire qu'elle acceptait l'hommage qu'il lui faisait et qu'elle assumait les sentiments qu'il lui avait offerts à cœur ouvert.
— Je comprends mieux ta surprise, à présent, poursuivit Akio en regardant son frère avec toute l'impassibilité dont il pouvait faire preuve. Tu ne t'attendais certainement pas à la voir apparaître ainsi à la bibliothèque alors que tu l'avais laissée derrière toi à ZhiLan treize années auparavant.
Keishi opina, pensif. Visiblement, quelque chose le tracassait toujours. Mais était-ce à ce sujet, ou tout autre chose ?
— Dans ce cas, des présentations plus officielles sont de rigueur, poursuivit le prince en se tournant à demi vers Yu qui le regardait avec appréhension. Mon frère, laisse-moi te présenter Dame HuaYu, maîtresse du Pavillon de la Lune. Dame HuaYu, voici Sa Majesté impériale, l'empereur Keishi, mon frère aîné.
Keishi sembla approuver cette attention qu'il salua d'un signe de tête impérial, sans bouger de son trône.
— Dame HuaYu, maîtresse du Pavillon de la Lune, soyez la bienvenue au Palais du Dragon Céleste.
Respectant les efforts de chaque partie pour calmer la situation et repartir du bon pied, Yu s'inclina très bas pour le saluer et lui témoigner son respect.
— Vous avez ma gratitude éternelle, Seigneur des Dix Mille Ans.
Keishi sourit largement, de façon sincère cette fois.
— Je vais vous prendre au mot, Dame HuaYu. Je n'oublierai pas, ni dans cette vie ni dans la suivante, que vous m'êtes éternellement redevable.
Yu marqua son approbation en s'inclinant à nouveau. Elle était maudite pour l'éternité, alors considérer être redevable éternellement à l'empereur Keishi lui semblait bien dérisoire à côté.
Akio lui jeta un coup d'œil protecteur pour s'assurer qu'elle tenait le choc. Apparemment, c'était le cas, et il en était très fier. Cette femme à qui il avait donné son cœur représentait tout pour lui depuis qu'il avait découvert son existence. Elle ne cessait jamais de l'étonner, et ses sentiments pour elle grandissaient un peu plus chaque jour. Mais il était patient ; il lui avait promis de l'être.
Le prince s'inclina légèrement devant l'empereur.
— Maintenant que les excuses et les présentations ont été faites, pouvons-nous nous retirer, Votre Grandeur ?
Keishi ne chercha même pas à cacher son ricanement.
— Que de politesses, soudain ! Mais oui, faites donc. Nous nous reverrons un autre jour, pour discuter de ce que ce masque est censé cacher.
Akio serra les dents à s'en faire mal à la mâchoire, tandis qu'il concentrait toute son attention sur sa main pour s'éviter de broyer celle, fragile, de sa compagne. Yu, de son côté, avait le sang glacé et les mains gelées et moites.
Ils s'inclinèrent tous les deux en silence et se retirèrent, laissant l'empereur seul sur son trône à savourer son étrange victoire.
Ils attendirent d'être de retour au Pavillon de la Lune pour prononcer enfin le moindre mot, et ce fut Akio qui rompit le silence en s'inclinant très bas devant Yu, sur le pas de sa porte.
— Je suis sincèrement désolé, Yu. Tout est de ma faute.
Attristée par ce comportement qui ne lui ressemblait pas, la jeune femme s'agenouilla devant lui pour se retrouver à avoir le visage à hauteur du sien. Elle chercha son regard en lui offrant un sourire timide mais sincère qui le surprit et le fit se relever.
— Akio, ce n'est pas votre faute. Tout ce qui est arrivé aujourd'hui est de ma responsabilité. C'est ce qui arrive lorsque l'on est victime d'une malédiction.
Senlinn, qui arrivait à ce moment-là pour accueillir sa maîtresse, se figea dans l'entrée. Yu ne l'avait pas entendue, mais le prince l'avait aperçue, et il lui jeta un regard si froid et chargé de menaces qu'elle eut un violent frisson qui l'ébranla de la tête aux pieds. Elle s'éloigna à reculons pour disparaître sans demander son reste.
L'intruse partie, Akio s'assit sur le seuil à côté de Yu, d'égal à égale, et s'appuya spontanément sur son épaule, les yeux fermés.
— Je ne suis toujours pas convaincu que ce soit une malédiction... Quand bien même. Si Keishi te fait chasser du palais pour ça, soit sûre que je te suivrais. Je t'ai promis, à toi mais aussi à Bhikkhu Tôgo, de veiller sur toi en toutes circonstances et de ne laisser personne s'en prendre à toi. Cela inclut mon propre frère.
Yu fût vivement émue par ses paroles et se contenta de se mordre la lèvre pour contenir son émotion. Elle aurait voulu rester ainsi contre lui toute sa vie.
— Vous ne pouvez pas gâcher votre vie ainsi parce que les dieux ont décidé de me punir. Je ne me le pardonnerai jamais.
Akio soupira.
— Cesse de me vouvoyer, s'il te plaît. J'ai été patient, mais cela commence à m'indisposer sérieusement. J'ai le sentiment, à chaque fois, que c'est pour garder une certaine distance entre nous.
Yu devint cramoisie.
— Pas du tout ! C'est seulement... la seule façon que j'ai de m'adresser à vous avec respect.
— Yu, gronda-t-il gentiment en lui lançant un regard qui la fit frissonner. Si tu continues, tu vas redevenir Dame HuaYu.
— Oh ! Ce serait embêtant, marmonna-t-elle. J'aurai l'impression que vous faites cela pour maintenir une certaine distance entre nous.
Il se redressa complètement et la fixa, stupéfait.
— Je rêve où tu te moques de moi, Dame HuaYu ?
Yu fit mine de réfléchir.
— Ce ne serait pas très malin de ma part, contra-t-elle innocemment. Jamais je ne me moquerais du maître du Pavillon du Soleil, mon protecteur en ces lieux.
Amusé par son comportement, Akio tira innocemment sur le cordon de cuir qui maintenait son masque en place. Il tomba dans les mains de la jeune femme, mais elle ne dit rien. À force de la cajoler pour qu'elle le retire en sa présence, au bout d'un mois, il était parvenu à lui faire accepter ce qu'elle était, du moins avec lui. L'enlever ne lui répugnait plus autant qu'avant, même s'il représenterait toujours un refuge et un abri pour elle.
— Savez-vous ce que le maître du Pavillon du Soleil veut faire, là, tout de suite ?
— Non, je l'ignore. Dites-le-moi si vous le savez, le provoqua Yu en papillonnant des yeux de façon exagérée.
— Il a très envie d'embrasser la maîtresse du Pavillon de la Lune.
Yu rougit comme une tomate, mais son sourire attendrit valu invitation au prince qui se pencha vers elle pour poser ses lèvres sur les siennes. Elle ne se laissa tout d'abord pas faire, le laissant forcer ses lèvres de sa langue inquisitrice. Mais elle ne tarda pas à céder pour lui rendre un baiser dont la profondeur et la sincérité les bouleversa tous les deux.
C'était doux et passionné, patient et sincère, lumineux et léger. Malgré la complexité de leur relation, il n'y avait aucune hâte ni aucune gêne, aucun embarras. Pour Yu, c'était une certitude, sa place était avec Akio. Quant à Akio, il le savait également, si elle ne lui revenait pas, alors aucune autre ne l'aurait jamais. C'était elle, avait dit Keishi. Pour lui aussi, c'était elle.
Lorsqu'ils se séparèrent enfin pour reprendre haleine, le jeune homme posa ses mains de chaque côté du visage de la jeune femme, regardant avec bienveillance ses yeux de jade qu'il aimait tant.
— Quoi que mon frère fasse à partir de maintenant contre nous, nous l'affronterons à deux, d'accord ? Je ne veux pas te perdre, Yu, et j'ai peur pour toi.
— Moi non plus, Akio, je ne veux pas... te perdre, avoua-t-elle en baissant les yeux. Mais... tu... n'as pas à avoir peur pour moi.
— Au contraire.
Elle releva les yeux, quêtant plus d'informations. Le regard du jeune homme était soudain plus sombre et les traits de son beau visage bien plus durs qu'avant. Elle s'en inquiéta aussitôt.
— Au contraire, répéta Akio. Je m'inquiète pour toi parce que Keishi s'intéresse à toi. Je l'ai senti, il est intrigué. Peut-être même qu'il te veut.
— Mais je suis avec toi, répliqua Yu d'une petite voix.
— Cela ne suffira pas à te protéger, Yu. Parce que je dois la vie à mon frère et il le sait. C'est son ultime moyen de pression. Si demain il changeait d'avis, il pourrait me faire exécuter pour la simple raison que je suis son frère.
— Pourquoi ? s'horrifia la jeune femme en posant instinctivement ses mains sur celle du prince, comme pour le protéger.
— Parce que, peut-être, je pourrais vouloir sa mort et clamer mon droit à monter sur le trône pour régner sur Drakkon à sa place. Parce que tant qu'il n'aura pas de fils, je suis son seul héritier. Cela fait de moi son principal ennemi.
Akio posa son front contre celui de la jeune femme. Soudain, il semblait exténué.
— Alors si demain il réclamait un quelconque droit sur toi, sous peine de me faire exécuter, je ne pourrais pas refuser. Je le ferais si cela suffisait à te sauver, mais ma mort ne l'empêcherait pas de mettre la main sur toi. Ce serait un sacrifice inutile et stupide.
— Alors ne te sacrifie pas pour moi, le sermonna Yu. Laisse-moi l'affronter en face. Je ne le connais pas, mais si je le connaissais, peut-être aurais-je suffisamment sa confiance pour changer les choses.
Akio rit.
— Tu aurais dû naître l'année du Tigre, comme moi.
— Pourquoi ? s'enquit-elle surprise.
— Parce que tu as son esprit combatif.
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