17 - L'année du Tigre (1/2)

— Pourquoi veut-il me rencontrer, maintenant ? s'enquit Yu, perplexe, en regardant Akio refermer la missive.

Le prince avait l'air soucieux. Un pli barrait son front. Entre eux deux, Senlinn tremblait de terreur.

— Je ne sais pas, avoua-t-il, pensif. C'est étrange. Il ne s'intéressait pas du tout à toi, et voilà qu'il te demande sur-le-champ... Il se serait passé quelque chose ?

Yu secoua la tête.

— Rien de particulier, si ce n'est ma rencontre avec le Maître des Mots. Akio... vous serez avec moi, n'est-ce pas ?

— Bien entendu, répondit-il aussitôt, le regard dur. Tu es la maîtresse du Pavillon de la Lune et sous ma protection. Rien ne pourrait m'empêcher d'être avec toi, à moins que tu deviennes une concubine ou l'impératrice.

Yu grimaça à cette pensée et son cœur se serra en s'imaginant vivre loin d'Akio.

Profitant de cet instant où ses maîtres étaient plongés dans leurs réflexions, Senlinn eut l'audace d'intervenir. Elle n'avait pas le choix ; pour éviter l'orage, elle devait combattre la tempête.

— Votre Altesse, puis-je parler ?

Akio et Yu furent tous les deux surpris de l'entendre s'exprimer ainsi car cela n'arrivait jamais. Néanmoins, le prince acquiesça, saisissant dans sa voix légèrement tremblante les prémices d'une catastrophe.

— Qu'y a-t-il, Senlinn ?

Au moins faisait-il l'effort de l'appeler par son prénom en présence de Yu.

— Votre Altesse, c'est au sujet... du Maître des Mots.

Akio grogna.

— Si cela n'a rien à voir avec l'empereur, cela ne m'intéresse pas.

— Attendez ! l'interrompit presque la servante. Ça concerne l'empereur.

— Explique-toi.

— L'homme que Dame Yu a rencontré à la bibliothèque n'était pas le Maître des Mots... c'était Sa Majesté l'empereur Keishi !

Les deux jeunes gens se figèrent en même temps et Yu changea brusquement de couleur. De rose elle devint blanche comme un linge et l'air lui manqua. Elle vacilla sur ses jambes et Akio du faire un pas à l'intérieur du Pavillon de la Lune pour la soutenir et l'empêcher de tomber. Elle s'appuya lourdement contre lui, la tête lui tournant dangereusement.

— Tu as confondu mon frère avec le Maître des Mots ? dit-il enfin, incrédule.

Yu tremblait comme une feuille et n'osait pas le regarder.

— Je ne savais pas... Il dormait par terre entre des piles de manuscrits ! J'ai cru que c'était le maître... Il ne m'a pas contredite, d'ailleurs !

Akio la serra fort contre lui, la mâchoire crispée.

— Il aime jouer avec les gens, c'est pour cela. Tu n'as pas reconnu ses vêtements jaunes ?

— Parce que j'étais censée savoir que les vêtements jaunes étaient ceux de la famille impériale ? répliqua Yu, un peu plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.

Elle se redressa et s'appuya d'une main au chambranle de la porte du pavillon, la tête basse. Akio ne pouvait pas la blâmer, personne ne lui avait expliqué que certaines couleurs avaient un sens particulier dans l'empire, et en particulier ici, au palais. Elle avait vécu avec des moines portant une tunique d'un ocre orange toute leur vie.

Il reporta son attention sur Senlinn dont il comprenait mieux le comportement, à présent.

— Pourquoi n'as-tu pas mis ta maîtresse en garde ?

— Je ne pouvais pas, Votre Altesse. Elle parlait déjà avec Sa Majesté lorsque je suis arrivée. Il aurait été plus qu'impoli d'intervenir dans une conversation de Sa Majesté.

— Tu aurais tout simplement dû l'empêcher de venir en douce à la bibliothèque sans m'en avoir parlé auparavant.

Il fallait un bouc émissaire, après tout. Les servants étaient toujours là pour ça, car les maîtres étaient toujours trop parfaits pour faire des erreurs. Ce n'était pas le cas ni la vision des choses de Yu, cependant.

— Akio, elle n'y est pour rien. Elle a voulu m'en empêcher mais je n'ai rien voulu entendre. Si je n'avais pas non plus batifolé comme une enfant dans la bibliothèque, je n'aurais pas réveillé Sa Majesté.

Le prince tremblait de colère mal contenue. Il ferma les yeux un instant et prit une profonde inspiration avant d'expirer lentement. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il s'était un peu calmé.

— Mon frère, dormir à la bibliothèque... Voilà qui est surprenant. Lui qui se targue d'être très occupé.

Il serra les poings et sa mâchoire se crispa à nouveau. Son regard s'assombrit et il congédia Senlinn d'un geste de la main, invitant Yu à le suivre. Il prit sa main dans la sienne, mêlant sans crainte ses doigts aux siens pour le temps qu'ils quittassent le domaine. Cela leur donna du courage à tous les deux. En dehors de l'enceinte, arrivés au palais, il leur faudrait se lâcher la main.

Ils retournèrent au palais sans dire un mot et un silence insoutenable s'installa entre eux.

— Je suis terriblement désolée, Akio, s'excusa Yu au bout d'un moment, n'y tenant plus.

— Tu n'y es pour rien, la rassura-t-il comme il put. Keishi a profité de ton ignorance pour jouer avec toi. Il est comme ça.

— Mais toutes ces choses que je lui ai dites...

Elle se cacha le visage dans son manteau, rouge de honte. En cet instant, elle aurait voulu mourir.

— On s'en sortira, la rassura-t-il d'un sourire en pressant furtivement sa main dans la sienne. Ne parle que s'il te le demande expressément, et laisse-moi m'occuper du reste. Il a ses bons jours... et ses mauvais jours, aussi.

Yu demeura silencieuse. Elle rejouait la scène de la bibliothèque dans sa tête, et chaque fois qu'elle se la remémorait c'était un peu plus humiliant. Elle allait faire comme le disait Akio : ne parler que si on le lui demandait, baisser les yeux, et le laisser s'occuper du reste.

Ils quittèrent les abords moins fréquentés du palais pour entrer dans le grand bâtiment en bois peint en rouge. Déjà, ils y croisèrent plus de monde, des domestiques, des courtisans et courtisanes, ainsi que des soldats en nombre. Yu tentait de se faire aussi discrète que possible mais son visage masqué ne passait pas inaperçu. Elle entendait tous ces gens murmurer derrière leurs éventails à son passage et cela lui donna des frissons dans le dos. Akio était trop soucieux pour s'en préoccuper.

Lorsque, enfin, ils arrivèrent devant les portes de la salle du trône où l'empereur les attendait, Yu luttait de toutes ses forces pour ne pas s'enfuir en courant. Elle rassemblait son courage partout où elle pouvait le trouver, comme par exemple serrer son éventail en bambou et soieries dans ses mains, à l'en briser.

— Espérons qu'il soit dans un bon jour, murmura le prince en gravissant les marches qui les mèneraient aux pieds de la grande porte en rouge et or.

La jeune femme demeura muette, et on les fit entrer pour refermer la porte derrière eux.

La salle était vaste, et vaste était un mot faible. Il n'y avait qu'un trône, dans le fond, sculpté en bois et recouvert d'or, et deux rangées de colonnades menant à ce trône, placé en hauteur sur une estrade richement ornée et décorée. Sinon, la salle était vide, et il n'y avait pas âme qui vive à l'horizon. Inquiète, Yu risqua un coup d'œil alentour, cherchant l'empereur du regard, mais il n'était même pas sur son siège impérial.

— Il nous attend peut-être à la bibliothèque, murmura la jeune femme, tout bas.

— Non, ne t'inquiète pas, il est là, répondit Akio, tendu.

— Effectivement, je suis là, dit une voix, dans leur dos.

Ils se retournèrent d'un seul mouvement, pris au dépourvu. Lorsqu'elle l'aperçu, l'empereur qu'elle avait traité avec tant de légèreté la fixant de ses yeux obscurs, elle tomba aussitôt à genoux et se prosterna, le front contre le sol, les yeux fermés.

— Toutes mes excuses, Seigneur des Dix Mille Ans, dit-elle d'une voix étouffée.

Elle n'avait pas trouvé de titre plus honorifique pour se faire pardonner son erreur inacceptable. Elle était plus généralement employée par les serviteurs, mais elle avait conscience que l'appeler Majesté Impériale ne serait pas suffisant.

À côté d'elle, Akio s'inclina devant son frère, avec respect mais tension. L'empereur agita la main avec un sourire mystérieux, amusé par ces salamalecs. Il les contourna et gagna son trône sur lequel il sauta souplement pour s'assoir avec ostentation, leur signifiant clairement qui était le maître suprême en ces lieux.

Akio se pencha vers sa compagne.

— Relève-toi, Yu, mais garde les yeux baissés, d'accord ?

Elle ne répondit pas mais prit la main qu'il lui tendait et s'y agrippa comme à la dernière lumière du monde.

Ils s'avancèrent jusqu'au bas du trône duquel l'empereur les dominait de toute sa puissance. Au sourire en coin que son frère affichait, Akio comprit immédiatement que cela ne serait pas une conversation plaisante, même s'il n'y avait aucune oreille indiscrète pour les écouter. Jusque-là, Keishi avait toujours été bon avec lui, en particulier lorsqu'ils étaient seuls. Cela allait peut-être changer...

Akio leva les yeux vers son frère. Il était le seul à pouvoir le regarder ainsi, car ils partageaient le même sang.

— Keishi, tu souhaitais nous voir ?

— On dirait bien, répondit l'empereur, pratiquement avachi sur son large trône. Est-ce que la... Maîtresse du Pavillon de la Lune t'a parlé de la bibliothèque, aujourd'hui ?

Akio serra les dents.

— Oui, j'en ai eu vent, et nous en sommes tous les deux désolés, de même que la servante qui l'accompagnait.

— Oui... Admettons.

— Elle ignore tout des usages et du protocole, de la Cour et des couleurs. Je te l'ai dit, je l'ai rencontrée au monastère de ZhiLan.

À cette mention, le coin de l'œil de l'empereur tressauta et Akio s'en rendit compte, malgré le sourire figé de l'empereur. Il ignorait pourquoi le nom du monastère provoquait cette réaction chez son frère, mais les faits étaient là : quelque chose à propos de cet endroit en particulier l'affectait assez profondément pour qu'il ne puisse pas demeurer parfaitement impassible. Ainsi donc, l'empereur connaissait déjà le monastère de ZhiLan...

— Hmm, oui, c'est évident. Me confondre avec le Maître des Mots ! Si maître Ryosuke apprend cela, bientôt il va prétendre pouvoir diriger cet empire à ma place, grogna Keishi. Ce vieux singe sénile...

— Maître Ryosuke aurait dû être là pour accueillir Dame HuaYu et la prévenir de ta présence en ces lieux. Mais il n'était pas là. C'est donc sa faute, fit valoir Akio. Où était-il ?

— C'est embarrassant, vois-tu, petit frère, car je l'ai moi-même envoyé ailleurs pour pouvoir dormir en paix. Je ne serais plus crédible si je le lui reprochais maintenant.

— Au détriment de Dame HuaYu.

Keishi darda son regard ténébreux sur la jeune femme qui n'avait toujours pas prononcé un mot depuis ses excuses.

— Il faut toujours un coupable, fit-il valoir.

— Il faut un coupable lorsqu'il y a témoin, rectifia Akio. Vous étiez seuls.

— Faux. Il y avait la servante.

— Elle ne trahira pas sa maîtresse.

— Soit.

L'empereur bondit de son trône et commença à faire les cent pas, nerveusement. Une personne ordinaire ne l'aurait pas remarqué, mais son frère avait l'œil : Keishi cachait assurément quelque chose. Sinon, pourquoi se serait-il à ce point acharné ? Il n'était pas du genre rancunier, en particulier lorsqu'il s'agissait des femmes. Les hommes, en revanche, c'était une autre histoire. Pourtant, il semblait avoir une dent particulière contre Yu, chose qu'Akio ne parvenait pas à s'expliquer.

Le prince avait conscience des risques qu'il prenait à aborder le sujet, mais il devait crever l'abcès avant que la situation ne s'envenime inutilement sous prétexte que l'empereur était de mauvaise humeur.

— Mon frère, dis-moi ce qui te préoccupe.

Keishi releva brièvement la tête vers lui, avant de glisser un regard vers Yu dont les cheveux formaient un rideau noir qui cachait presque son visage masqué.

— C'est elle, répondit simplement l'intéressé.

Le regard d'Akio alla de son frère à sa protégée, sans comprendre.

— Elle ?

Keishi cessa de faire les cent pas, les yeux posés sur Yu, mais le regard perdu dans de lointains souvenirs.

— Oui, c'est elle. N'est-ce pas... Dame HuaYu ?

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Mais qu'est-ce qu'elle a encore fait, celle-là ? Eh bien c'est une catastrophe ambulante, cette Yu. A sa décharge... elle est maudite. Un genre de bonne grosse poisse, associé à un très mauvais karma.

Des idées ?

Commentaire a moi-même (et à vous, accessoirement) : je ne vous garanti rien pour le tome 2, mais j'ai planché sur le scénario hier et je vous prépare quelque chose aux petits oignons ❤️

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