16 - Le Maître des Mots (2/2)

Yu mit les poings sur les hanches, satisfaite. Elle l'avait enfin trouvé, le responsable des lieux.

— Eh bien, Maître des Mots, ce n'est pas un endroit où dormir, encore moins durant la journée, le sermonna-t-elle doucement.

C'est à ce moment-là que Senlinn arriva à l'angle de la rangée de livres et se retrouva nez à nez avec sa maîtresse et le Maître des Mots. Aussitôt, elle se laissa tomber au sol pour se prosterner bien bas en serrant les dents. De son côté, le Maître des Mots semblait surpris par ce qu'il voyait, maintenant qu'il était parfaitement réveillé. La jeune femme qui se tenait face à lui avait une aura bien particulière, et un masque peu commun qui dissimulait complètement son visage. Pourtant, ce dernier détail ne fut pas ce qui le choqua le plus. C'était surtout de la trouver là, à le sermonner, qui était le plus inattendu.

Il se leva souplement, mais ne fit pas un pas de plus vers la jeune dame qui avait osé le réveiller. D'ordinaire il était plutôt exécrable au saut du lit. Mais, en l'occurrence, il était de meilleure humeur qu'avant de s'endormir, ce qui était assez surprenant le concernant.

— C'est la première fois qu'on me dit ouvertement que je ne peux pas dormir où je veux et quand je veux, admit-il, amusé.

— Alors cela veut dire que soit on vous a mal élevé, soit vous vous prenez pour quelqu'un de plus important que vous ne l'êtes, fit remarquer la jeune femme.

— Je ne pense pas avoir été particulièrement mal élevé, répondit-il en fronçant les sourcils. Et je ne me prends pas pour plus important que je ne le suis, puisque je suis important.

Yu haussa les épaules.

— Oui, bien sûr, comme tous ceux qui vivent au palais.

Le maître pencha la tête sur le côté, pensif.

— Il y a en effet beaucoup de personnes importantes au Palais du Dragon. Mais de là à dire qu'elles le sont toutes... J'en connais quelques-unes pour le moins inutiles qu'il serait préférable de renvoyer sur-le-champ, si cela était possible.

La jeune femme fronça les sourcils. Elle ne pensait pas de qui que ce soit qu'il fût inutile. Pour elle, toute personne avait son utilité. Les moines de ZhiLan l'avaient élevée dans ce sens. Si une personne n'était pas à sa juste place, cela ne voulait pas dire pour autant qu'elle était inutile, mais plutôt qu'elle serait plus utile ailleurs, là où elle devait être, là où les dieux avaient prévu qu'elle fût.

Elle plissa les yeux, comme pour percer à jour l'homme qui se trouvait face à elle.

— Personne n'est inutile, dit-elle finalement.

— Si je vous dis que si, c'est qu'il y a des personnes inutiles. Qu'est-ce que vous en savez, vous ? répliqua le maître, agacé.

Yu sursauta face la violence de ses propos et du ton qu'il venait d'employer. Il dût s'en rendre compte car il poussa un léger soupir. Mais il ne s'excusa pas pour autant.

— Enfin... Là n'est pas le sujet.

— Je comprends, avança la jeune femme avec précaution. Vous êtes important, vous, au moins, au sein du palais. Votre rôle est primordial.

Le Maître des Mots ricana, ce qui surprit Yu.

— Je vous remercie de le remarquer enfin.

— Après tout, vous enseignez la politique à l'empereur, non ? Et vous discutez de philosophie, ou ce genre de choses, enchaîna Yu en se remémorant ce que lui avait dit Akio du gardien de la bibliothèque.

L'homme la regarda avec curiosité, pensif.

— Oui, le Maître des Mots fait ce genre de choses, effectivement... Il parle politique avec l'empereur et essaye de l'intéresser à un peu tous les sujets qui concernent l'empire et son histoire, mais il est des domaines qui ne sont pas faits pour être appréciés, tout simplement.

— Quels sujets ?

— Les arts, par exemple. Ils ne sont pas très importants dans la façon de régner sur un empire aussi vaste que Drakkon.

Yu eut une mine boudeuse que l'homme ne vit pas.

— Je ne suis pas de cet avis... Pour moi les arts sont importants à l'équilibre, comme toute chose dans l'univers. Il y a la guerre et la paix, la force et la douceur, les armes et les arts. Vous n'en avez pas discuté avec l'empereur ?

— Bien sûr que si ! Mais l'empereur approuve l'utilisation de la force et de la violence. Il n'y a donc aucun intérêt à faire appel aux arts.

Yu ne répondit pas, vexée. Elle sentait également chez son interlocuteur une obstination qu'elle savait qu'elle ne pourrait pas fissurer. Rien ne servait de parler avec un personnage aussi grossier qui ne cautionnait que les armes au détriment des arts.

— Tous les Maîtres des Mots sont comme vous ?

Le commentaire lui avait échappé. Néanmoins, elle ne s'excusa pas. L'homme éclata de rire, à sa grande surprise. Elle dût attendre qu'il se calme et reprenne son sérieux avant de pouvoir espérer obtenir une réponse. Il avait l'air de bien s'amuser, à ses dépens.

À présent qu'elle y regardait de plus près, il était très jeune. Rien à voir avec l'idée qu'elle se faisait d'un Maître des Mots. Elle les avait toujours imaginés vieux, les cheveux blancs, avec une moustache fine et tombante, de petite taille, le dos voûté, et avec une paire de lunettes sur le nez, l'air un peu grincheux malgré leur érudition. Mais celui-ci était jeune, grand et fort, beau – il fallait l'admettre – aussi insolent qu'un enfant. Et même s'il était érudit, il semblait avoir des idées bien arrêtées sur la politique et sur ce qu'il considérait comme important et ce qui ne l'était pas. Un homme de sa fonction avait donc le droit de dire ainsi ce qu'il pensait, sans retenue ? Même si elle n'était qu'une dame, il était censé montrer un peu plus de respect devant elle, Akio le lui avait dit. Seul l'empereur et le prince pouvaient se permettre de se comporter avec autant de légèreté.

Mais cet homme s'en moquait pas mal, de toute évidence.

— Et vous ? demanda le Maître des Mots avec curiosité, au lieu de répondre.

— Moi ? répéta Yu, surprise, s'arrachant à ses pensées. Quoi, moi ?

— Oui, vous. Qui êtes-vous ? Vous ne vous êtes pas présentée.

La jeune femme se mordit la lèvre derrière son masque, ne sachant trop quoi répondre. Elle n'avait jamais eu à se présenter jusqu'ici. Tous ceux qu'elle avait croisés au domaine du prince étaient des domestiques qui connaissaient déjà son identité. Pourquoi ne pas jouer là-dessus ? Le prince lui avait donné un précieux petit titre et elle en était assez fière. Pourquoi ne pas le lui donner ? Après tout, tout le monde devait savoir ce que cela représentait, même le Maître des Mots.

— Je suis la maîtresse du Pavillon de la Lune.

Cet homme de lettres était en mesure de comprendre ce qu'elle sous-entendait, non ? Qu'elle était la dame chère au cœur du prince Akio.

Si cette réponse prit le Maître des Mots de court, il n'en montra rien. Toutefois, son regard s'assombrit de plusieurs teintes.

— Je vois. Et que venez-vous faire ici, dans la bibliothèque impériale, seule, maîtresse du Pavillon de la Lune ?

Il y avait une certaine condescendance dans ces propos, mais Yu décida de ne pas relever.

— Je ne suis pas seule, répliqua-t-elle en désignant sa servante qui priait tous les dieux de Drakkon et d'Ecthros de la faire disparaître au plus vite de cet endroit et de mettre fin à cette situation impossible à tenir.

Le maître prit le parti d'ignorer la servante prosternée au sol comme si elle n'était rien de plus qu'un tapis sur lequel il pouvait marcher sans considération aucune.

— Les dames ne se promènent pas au palais avec leur servante comme dame de compagnie, répondit l'homme avec dédain, manifestant clairement la très basse estime qu'il avait du personnel domestique.

— Eh bien, Senlinn est plus une amie qu'une servante, pour moi. Mais... qu'est-ce que le Maître des Mots peut bien avoir à faire de ce qu'une dame fait ou non ?

Le maître sourit.

— Si vous répondez à ma question précédente, peut-être que je répondrai à celle-ci.

— C'est un jeu ? demanda Yu, perplexe.

— Un jeu ? Oui, disons que c'est un jeu.

Yu réfléchit un moment, puis haussa les épaules.

— Je ne suis jamais venue ici. Je pensais pouvoir trouver quelques ouvrages sur la pratique de la musique, mais je suis un peu perdue.

— Ah, la musique ! s'exclama le maître en grimaçant. Eh bien, je peux peut-être vous aider à trouver ce que vous cherchez.

— Naturellement. C'est en partie votre travail, après tout.

Le coin de l'œil du maître tressauta mais il lui fit signe de quitter la rangée pour regagner l'allée centrale. Elle obtempéra, et lorsque l'homme passa à hauteur de la servante prosternée, c'est à peine s'il se retint de lui donner un coup de pied pour une insolence dont seuls Senlinn et le maître avaient conscience.

Après quoi, il emmena Yu plus au fond de la bibliothèque et lui désigna une rangée sur la gauche, dont l'autre extrémité était éclairée par une grande fenêtre parfaitement ronde et harmonieuse.

— Voilà. Les arts sont ici.

Yu fronça les sourcils, songeuse.

— Vous ne m'aidez pas à trouver ce que je cherche ?

— Je n'ai pas la moindre idée de comment ces livres sont classés, et honnêtement, la musique est le cadet de mes soucis. Par conséquent, je ne peux pas vous aider à trouver ce que vous cherchez, non, répondit le maître, agacé.

La jeune femme plissa les yeux pour tenter de mieux voir à travers les fentes de son masque.

— Un Maître des Mots qui ne sait pas comment est rangée sa bibliothèque... Vous êtes bien étrange, maître.

— Vous aussi, Dame...

Sa phrase resta en suspension.

— ... HuaYu ? compléta-t-il avec un sourire malicieux.

Yu se figea, stupéfaite. Comment connaissait-il son nom ? Akio avait-il parlé d'elle au Maître des Mots ? Il n'y avait pas d'autres explications.

— Puisque vous connaissez mon nom, maître, puis-je vous demander le vôtre ?

Il fit mine de réfléchir, comme s'il y avait une bonne façon de l'annoncer.

— Je m'appelle Keishi.

Le sang de Yu se glaça dans ses veines tandis qu'il la fixait sans ciller, le visage de marbre.

Ce nom résonnait dans la tête de la jeune femme comme il aurait résonné dans un gouffre. Il faisait écho à un nom similaire tombé tout au fond de sa mémoire longtemps auparavant, et qui avait été enseveli par des souvenirs plus récents. À présent qu'il avait fait écho à quelque chose de profondément enfoui en elle, elle s'en souvenait. Keishi. C'était le nom du garçon qu'elle avait croisé à ZhiLan lorsqu'elle était enfant. Et elle comprit rapidement, à son expression de marbre et son manque de réaction à la vue de son masque, que c'était lui. C'était lui, l'enfant qui l'avait surprise à chanter et danser dans la forêt, pieds-nus.

Et comme alors, sans faire le moindre bruit, elle s'enfuit en courant sans qu'il puisse la retenir.

Comme si tous les démons du monde souterrain en avaient après elle, Yu courut sans se retourner, sans s'assurer que Senlinn la suivait. Elle devait rentrer au Pavillon de la Lune au plus vite, et ne plus jamais – jamais – en ressortir. Elle n'arrivait pas à croire que le garçon qu'elle avait cru être un chasseur était en réalité le Maître des Mots du Palais du Dragon.

Dans sa fuite précipitée, avec une visibilité réduite, elle percuta un homme de plein fouet. Elle manqua perdre l'équilibre et tomber à la renverse, mais des mains la retinrent. Derrière elle, elle entendit Senlinn l'appeler.

— Votre Altesse, salua la servante en accourant, s'inclinant bien bas.

Yu releva la tête et tomba nez à nez avec Akio qui la regardait, incrédule. Il était en présence du général Masao et de quelques soldats. Jamais elle n'avait eu aussi honte de sa vie. Pourtant, elle avait eu tellement peur que tout ce qu'elle trouva à faire fut d'enfouir sa tête dans le cou du prince et de rester là accrochée à lui, sans rien dire.

Un peu embarrassé, Akio congédia les soldats et le général, et passa un bras protecteur autour des épaules de la jeune femme pour la soutenir et la ramener au domaine.

— Yu, que se passe-t-il ? Que fais-tu ici ?

Senlinn voulut répondre hâtivement à la place de sa maîtresse, mais cette dernière fut assez prompte pour répondre elle-même, ne laissant aucune chance à la servante de dissiper un terrible malentendu.

— Je me... je me suis rendue à la bibliothèque, avoua-t-elle. Je voulais trouver des livres sur la musique, mais j'ai surpris le Maître des Mots à dormir et il m'a fait peur.

Akio ricana.

— Il fait peur à tout le monde. Mais, dormir au beau milieu de la journée ? C'est la première fois que j'en entends parler.

— Eh bien, il dormait. Je vous l'assure, répliqua-t-elle, retrouvant son énergie habituelle.

Le prince haussa les épaules.

— Si tu le dis.

Ils rentrèrent au domaine, et Akio la raccompagna jusqu'au Pavillon de la Lune. Senlinn n'avait toujours pas pu aligner deux mots pour parler. De toute façon, le prince ne la portait pas franchement dans son cœur, même s'il respectait l'affection que Yu lui vouait. Par conséquent, en sa présence elle pouvait rarement s'exprimer et préférait d'ailleurs s'en abstenir. Mais pour une fois, elle aurait voulu lui parler, car c'était important. Non, c'était grave.

Akio resta sur le pas de la porte tandis que Yu entrait dans le pavillon. Il se tourna vers Selinn, le regard sévère.

— Prenez bien soin d'elle, surtout.

La servante y vit une occasion en or de pouvoir prévenir le prince, mais elle n'eut que le temps d'ouvrir la bouche lorsqu'on l'interrompit.

— Votre Altesse !

Un messager accourait vers eux, une missive en main qu'il remit au prince avant de se retirer. Akio fixa le rouleau qui portait le sceau de l'empereur, un dragon enroulé sur lui-même. Yu le regardait aussi, partagée entre la curiosité et la crainte. Senlinn, elle, avait définitivement opté pour la terreur, sentiment renforcé par son teint blafard.

Le prince jeta un regard soucieux à Yu avant de décacheter la missive et de la dérouler pour en lire le contenu. Le texte était bref mais clair, et Akio pinça les lèvres, ce qui n'était généralement pas bon signe.

Il leva les yeux vers Yu.

— L'empereur veut te rencontrer.

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Commentaire à moi-même : IL ÉTAIT TEMPS !

Commentaire à moi-même 2 : j'ai 5 semaines de publication d'avance, soit 10 chapitres qui sont déjà tout prêts tout chauds et qui n'attendent plus que d'être lus ! Mais vous allez devoir les attendre sagement... Soyez sages, hein !

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