14 - Le Soleil et la Lune (2/2)
Presque instinctivement, Yu voulut le lâcher, de surprise, mais ses mains se contentèrent de trembler. Les doigts du prince effleuraient toujours les siens. N'était-ce pas arrivé régulièrement ces trois derniers jours, alors qu'ils n'auraient pas dû ? Mais si cela importait à la jeune femme, Akio semblait bien s'en moquer, et au contraire en jouer.
— Je ne peux pas, c'est un manuscrit trop important pour une personne comme moi, murmura Yu, les yeux baissés.
Cette fois, ce fut au tour d'Akio de se mettre en colère de la voir se rabaisser à si peu.
— Quelqu'un comme vous devrait être princesse ou impératrice, alors vous n'avez aucune honte à avoir d'être celle que vous êtes, Yu, bien au contraire.
Ces mots lui ayant échappé, le prince se tut brusquement, tendu dans l'attente de la réaction de la jeune femme. Elle crut d'ailleurs qu'il allait s'excuser, revenir sur ses paroles, mais il n'en fit rien. Ils lui avaient peut-être échappé, mais il ne les regrettait pas.
Les doigts d'Akio sur les siens étaient brûlants, à présent, et elle ne pouvait les quitter du regard. Elle ne s'était pas rendu compte qu'il avait des mains si parfaites. Elles étaient fines comme celles des musiciens et des calligraphes, mais assez grandes et fortes pour manier l'épée avec autant de précision que le pinceau ou l'archet. Assez fortes pour avoir fait la guerre et fait couler le sang, tandis que de l'autre il prenait le bras des dames avec délicatesse.
— Est-ce que cela vous dérangerait... de continuer à m'appeler... Yu ? demanda enfin la jeune femme, cramoisie sous son masque.
Comment faisait-il pour faire naître des sentiments si puissants en elle après seulement trois jours ?
Cette nouvelle requête désarçonna le jeune homme, mais elle lui fit également très plaisir.
— Très bien. Alors vous m'appellerez Akio, imposa-t-il comme condition.
De surprise, elle leva les yeux vers lui. Il ne l'avait toujours pas lâchée.
— Je ne... je ne peux... je ne peux pas vous appeler... pas aussi familièrement... Nous ne sommes pas du même rang !
Elle vit dans ses yeux de l'agacement, mais ce fut trop fugace pour qu'elle en soit certaine. Il répondit donc calmement, avec patience :
— Je vous l'ai déjà dit, Yu. Votre place devrait être celle d'une princesse ou d'une impératrice. À mes yeux, vous avez un rang équivalant à celui des pairs de l'empire, si ce n'est un rang supérieur, même si ce n'est pas le cas au regard des autres. Il me suffirait d'un mot auprès de l'empereur pour que ce soit une réalité. Si cela peut vous faciliter les choses, je peux m'en entretenir avec lui dès demain.
Yu était toujours cramoisie, et victime de bouffées de chaleurs insupportables. Des papillons dansaient dans son ventre et elle ne savait pas si elle trouvait cela gênant ou agréable.
— Ne dérangez pas l'empereur pour moi... Akio, parvint-elle à dire, difficilement.
Comment allait-elle y arriver ?
Qu'il l'appelle ainsi réjouit aussitôt le prince qui lui prit la main en souriant, sans gêne, pour l'emmener dans la salle à manger. Là, il la fit assoir en face d'elle, devant un dîner encore fumant qui sentait délicieusement bon et qui lui mit l'eau à la bouche. Néanmoins, elle fut aussi marquée, une fois encore, par la façon dont il la traitait. Elle était assise à table en face de lui, et non pas à son côté. Senlinn lui avait bien expliqué quelle importance revêtait cette place d'honneur, en particulier dans la famille impériale.
La place d'un égal. La place d'une compagne. Le prince l'avait-il fait consciemment ? Il n'y avait pas d'autres explications, car lui était habitué à toutes ces règles imposées par les usages et le protocole et semblait s'en moquer tout autant.
Akio posa le livre de poèmes à côté de la jeune femme et s'installa en face d'elle après s'être assuré qu'elle était confortablement installée.
— Vous pouvez enlever votre masque ici, Yu. Il n'y a personne. Les serviteurs ont été congédiés pour la soirée. Après tout, garder votre masque tout en mangeant ne doit pas être évident.
— C'est une question d'habitude, répliqua-t-elle.
De fait, elle avait appris à relever son masque juste assez pour manger, se privant ainsi de la vue. Elle ne voyait jamais ce qu'elle mangeait, mais cela n'avait pas vraiment d'importance au monastère, car l'alimentation de base était toujours le riz. Ici, en revanche, c'était différent.
Devait-elle retirer son masque ? Ce n'était pas tant qu'elle craignait qu'on la surprenne – elle ne donnerait pas cher de la peau de celui ou celle qui oserait commettre une telle erreur, le prince le punissant certainement par un châtiment pire que la mort – mais plutôt sa malédiction, encore et toujours, dont elle ne voulait pas étendre l'ombre davantage sur son protecteur.
Mais à son regard brûlant posé sur elle, elle eut une irrépressible envie d'abandonner son masque pour toujours afin de le dévorer des yeux à sa guise, et afin de découvrir tous les charmes de cette vie qu'il lui offrait, au lieu de conserver ces œillères dont elle était prisonnière depuis la naissance.
Lentement, elle retira son masque qu'elle posa avec précaution sur le livre. Si le prince craignait la malédiction, il ne l'aurait pas emmenée avec lui. Et si sa malédiction devait le toucher, elle l'aurait déjà fait au cours de ces derniers jours. De plus, Tôgo les avait purifiés tous les deux la nuit d'avant leur départ. Cela tiendrait le mal éloigné pour un moment encore.
Elle leva les yeux vers Akio et rougit aussitôt en remarquant à quel point, elle devait l'avouer, elle le trouvait beau. Jusque-là, elle n'avait pas eu le temps de l'observer dignement les deux fois ou elle avait retiré son masque. Cependant, embarrassée, elle baissa les yeux sur son repas.
— Faites-moi confiance, Yu, commença Akio avec un sourire rassurant. Vous n'avez rien à craindre ici. Et même si quelqu'un entrait... vous n'auriez qu'à le regarder dans les yeux en lui disant qu'il est maudit et le bougre partira en courant pour se faire purifier dans un temple. Que voulez-vous qu'ils disent ? Vous êtes sous ma protection.
— Je vous remercie... Akio...
Elle avait du mal à se montrer si familière avec lui, mais elle aimait le son de son nom et le claquement de sa langue lorsqu'elle le prononçait.
Après quoi, ils dînèrent tranquillement. Akio était en quelque sorte hypnotisé par les yeux clairs de Yu qui, de son côté, dévora son repas comme si elle n'avait pas mangé depuis une éternité. C'était la première fois qu'elle retirait son masque aussi longtemps, et cela lui faisait beaucoup de bien, surtout qu'elle avait conscience qu'Akio ne la jugeait pas pour ça, bien au contraire. Tôgo avait raison. Il voyait en elle de la lumière là où elle ne voyait que les ténèbres. Si elle pouvait rêver d'une autre vie où le poids de son fardeau n'existerait pas, Akio serait obligatoirement à ses côtés.
Lorsque le repas s'acheva, le prince prit la main de Yu et lui demanda de lui faire confiance en fermant les yeux. Intriguée et amusée à la fois, la jeune femme se plia au jeu et le laissa la guider. Elle devina qu'ils sortaient à l'air frais qui la fit frissonner, mais il dut déposer un manteau sur ses épaules car le froid disparut très vite. Ils marchèrent un peu, puis s'arrêtèrent.
— Vous pouvez ouvrir les yeux.
Lentement, Yu obéit. Ce qu'elle vit alors lui coupa le souffle. Cela non plus, cela ne pouvait être vrai. Ce ne devait être qu'un rêve. Ils se trouvaient dans un petit kiosque au milieu d'un étang, relié au Pavillon du Soleil par un pont. Quant à l'étang tacheté de nénuphars, il était magnifiquement décoré d'une multitude de lanternes flottantes qui dérivaient tout juste sur la surface lisse de l'eau, leurs lumières brillant dans les yeux éblouis de la jeune femme.
Elle se tourna vers Akio, émerveillée.
— C'est si beau ! Je ne savais même pas que l'on pouvait mettre une lanterne sur l'eau. Comment font-elles pour flotter ?
Akio s'accouda à la balustrade en bois sculpté peinte en rouge.
— On ne le voit pas trop dans l'obscurité, mais elles sont toutes posées sur des planches en bambou.
— C'est ingénieux. Je demanderai à Senlinn de m'aider à en mettre dans le Jardin de la Lune dès demain.
Akio voulut dire quelque chose, mais il garda le silence. Il aurait volontiers participé à ce projet, mais il ne devait pas entrer dans le Jardin de la Lune, c'était préférable pour Yu. Tout comme il était souhaitable qu'elle n'entre pas dans le Jardin du Soleil. À moins qu'il n'y reste que peu de temps, avec l'accord de la maîtresse des lieux, et qu'ils soient... Quoi ? Plus que de simples étrangers ? Cela ne justifierait pas une intrusion d'énergie solaire dans le domaine de la lune.
Résigné, il soupira. Comme si elle devinait l'objet de son mécontentement, Yu sourit et ajouta :
— Ou bien... je pourrais revenir ici demain soir.
Car elle avait compris, à présent, qu'il ne fallait pas interférer entre les énergies lunaires et solaires. Par conséquent, elle devinait qu'Akio ne l'avait pas amené dans le Jardin du Soleil et qu'il s'agissait là d'un petit étang du domaine, tout simplement. Elle aurait tout le loisir d'y revenir à sa guise.
Elle vit Akio relever les yeux et elle savoura silencieusement la surprise qu'elle y découvrit. De son côté, il fut incapable de prononcer un mot, sans cesse étonné par la jeune femme et par ses yeux de jade qui brillaient malicieusement dans le noir. Et dire qu'elle les avait cachés si longtemps... Il aurait voulu qu'elle devienne princesse, immédiatement, et qu'elle n'ait plus jamais à supporter le regard des autres ni porter son masque.
Sans réfléchir, il prit ses mains dans les siennes et la regarda droit dans les yeux. Malgré son impolitesse, elle ne put en détourner le regard.
— Yu...Vous l'avez peut-être deviné, mais j'éprouve des sentiments à votre égard, même s'ils sont un peu précipités, j'en conviens. Je ne m'attends pas à ce que vous me les rendiez tout de suite en retour, ni même que vous éprouviez ce genre de sentiments pour moi, mais sachez que je saurais être patient.
Le cœur de Yu s'emballa dans sa poitrine et les papillons dansèrent à nouveau dans son ventre douloureusement contracté. Elle avait le souffle court et les joues rouges, sans masque pour les cacher, cette fois. Elle revit Tôgo lui parler du regard des hommes et d'une notion plus abstraite qui l'accompagnait parfois : l'amour. Pas l'amour des autres comme les moines le pratiquaient chaque jour, ou l'amour de la nature et de la vie comme les cadeaux des dieux. Non, l'amour véritable pour une seule autre personne, comme une moitié de soi-même. Elle revit le taijitu du Jardin de la Lune. Toutes choses, dans l'univers, étaient complémentaires. Aussi sûrement qu'il y avait le soleil et la lune, le noir et le blanc, il existait des âmes d'auras opposées faites pour se compléter : des âmes sœurs.
De fait, elle ne savait pas quoi dire au prince. Elle ne connaissait rien du monde et des hommes. Tout ce qu'elle savait, à présent, se limitait à lui. Il était sa certitude. Son foyer. Ses mains tenant les siennes étaient chaudes et douces et elle mourrait d'envie d'embrasser ses lèvres et se serrer dans ses bras sans pouvoir se l'expliquer. Mais elle était maudite, et Akio était un prince de sang impérial et céleste.
Elle baissa la tête, malgré la voix au fond d'elle qui lui disait que les ténèbres et la lumière étaient comme le soleil et la lune, ils étaient complémentaires.
— Je ne peux pas vous déshonorer davantage, souffla-t-elle, les yeux humides. Je ne veux que votre bien, Votre Alt... Akio. Je ne veux que votre bien... C'est pourquoi je ne peux pas... une personne telle que moi, de ce rang... avec ces yeux...
Akio réagit aussitôt :
— Alors je n'ai qu'à faire de toi ma princesse, Yu.
Et sans prévenir, il l'embrassa en la serrant contre lui.
Pour toute réponse, son esprit envolé dans un ouragan, Yu lui rendit son baiser et son étreinte. Les regrets viendraient plus tard et elle aurait tout le temps de pleurer un amour impossible et un avenir qu'elle n'aurait jamais. Pour le moment, dans les bras d'Akio à cet instant précis, libérée de son masque, elle se sentait à sa juste place.
Lorsque Akio la relâcha, il eut du mal à cacher son embarras.
— Je m'excuse. Je me suis un peu enflammé. Je n'aurais pas dû te parler comme cela ni agir de la sorte sans ta permission.
Il n'avait peut-être pas remarqué qu'il avait commencé à la tutoyer, mais Yu s'en était rendu compte, elle, et elle aimait cela. Encore un peu confuse après ce qui venait de se passer, elle secoua la tête.
— Akio... laissez-moi le temps d'apprendre à vous connaître. Bhikkhu Tôgo m'a mise en garde contre les ravages que pouvaient causer l'amour. Je veux être certaine que vous n'êtes en train de jouer avec moi comme l'empereur avec ses concubines.
Cela blessa le prince, mais il n'en montra rien. Il ne pouvait pas la blâmer pour cela. Et puis, elle lui avait rendu son baiser, non ? Alors cela voulait dire qu'elle éprouvait aussi des sentiments pour lui. Il devait s'en contenter, pour le moment.
Il posa ses mains sur les joues de la jeune femme mais ne tenta pas de l'embrasser, cette fois. Il se contenta de fixer ses beaux yeux couleur du jade le plus précieux.
— Alors apprenons à nous connaître, pour commencer, acquiesça-t-il. Et un jour, peut-être, me feras-tu suffisamment confiance pour comprendre que je ne joue pas avec toi comme l'empereur joue avec ses concubines. Si je t'ai fait venir au Pavillon de la Lune, ce n'est pas pour rien. Personne d'autre n'y vivra jamais tant que ce domaine sera à moi. Tu en es la maîtresse, désormais, et il est tout à toi jusqu'à la fin de tes jours.
C'était une façon détournée de lui dire qu'il lui avait donné son cœur et qu'il reposait à présent entre ses seules mains.
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Désolée pour le retard dans la publication, j'ai eu un week-end bien chargé ! Du coup, cette semaine vous aurez trois chapitres 😁😉
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