1. Un Potentiel Discutable



- Où pensez-vous aller, Mlle Callahan ?

Eh merde ! Inutile de se retourner pour savoir à qui appartenait ce timbre de voix riche, chaud avec cette pointe d'amusement. Même dans le vague capharnaüm qu'était l'Académie, Blanche l'aurait reconnu entre mille. Armée de son plus beau sourire, elle fit demi-tour.

- Mais dans votre classe, bien sûr, Professeur.

- C'est drôle que vous dites cela, Mademoiselle, puisque la salle se trouve derrière moi.

Avec élégance, dans son costume trois pièces, tout aussi sombre que ses longs cheveux noirs bouclés et noués d'un ruban tout aussi coloré, il lui indiqua gentiment d'une main l'arrière du bâtiment, tandis que l'autre restait enfoncée dans sa poche, accoudé au mur de sa propre classe où ses camarades faisaient déjà la queue. La cloche sonna pile à cet instant, rehaussant son sourire narquois.

À reculons, elle se remit en marche. À sa hauteur, elle fit exprès de pousser un long soupir à fendre l'âme, avec une mimique d'exagération. Elle l'entendit alors très nettement lâcher un petit rire qu'il essaya de camoufler par une fausse quinte de toux, alors qu'elle rejoignait la file indienne d'étudiants qui attendait devant la porte.

Parmi eux, se trouvait être Évanescence, Eva pour les intimes, sa meilleure amie qui lui lança un bisou à attraper. Qui d'autre aurait pu la dénoncer ? Blanche répondit en levant les yeux au ciel, sans cesser de sourire. La jeune femme ne pouvait pas s'empêcher d'être amusée par ces deux-là. Le père et la fille faisaient la paire. Quand ce fut à son tour de passer, elle entendit très clairement M. Ardachir, leur professeur d'histoire, demander à sa fille de retirer son bonnet. Ce qu'elle fit avec mauvaise grâce.

Eva qui était très fière de son superbe physique avait cependant une bête noire : ses jolies boucles d'obsidienne qu'elle cachait toujours sous ses chapeaux plus stylés les uns que les autres. Mais voilà, leur professeur, son propre père, très à cheval sur l'étiquette, trouvait irrespectueux de s'asseoir avec un couvre-chef. Même en classe, qu'il s'agisse de sa fille ou non. Qu'il finance lui-même ou non.

Le plus drôle, c'est que sa meilleure amie continuait de mettre des chapeaux en pensant qu'un jour, elle l'aurait à l'usure. Pourtant, elle connaissait son père par cœur et ce petit jeu durait depuis trois mois déjà. C'était la première année où elles l'avaient comme prof, n'enseignant qu'aux premières et terminales. De plus, M. Ardachir, avait la fâcheuse habitude de toujours faire une remarque à chacun de ses élèves avant qu'il ne puisse passer le seuil de la porte. Bonne dernière, ce fut également le cas de Blanche, que cela soit sa fille ou elle, la meilleure amie de celle-ci, qui passait quasiment tous les week-ends chez lui depuis des années, il ne fit pas exception à la règle.

- Votre robe n'est pas réglementaire, Mlle Callahan, rajouta-t-il d'un ton lassé.

- Oh, zut alors ! s'exclama Blanche, faussement surprise.

- Elle ne vous sied guère, continua-t-il, en regardant expressément sa hauteur qui lui arrivait à mi-cuisse.

Sans s'en formaliser davantage puisque la jeune femme savait qu'il n'en pensait rien, elle entra dans la salle.

- C'est votre fille qui me l'a offerte, lui lança-t-elle, par-dessus son épaule, d'une voix basse, pleine de sous-entendus.

Elle l'entendit alors très clairement émettre un son réprobateur dans son dos lorsqu'elle rejoignait sa table et son siège près de cette dernière. Celle-ci lui jeta un regard désappointé.

- Super ! Maintenant, il va me confisquer sa carte de crédit. Arrête de faire la maligne avec lui, lui souffla-t-elle, les yeux implorant sa pitié.

- Je ne fais pas la maligne, je le suis, nuance.

Et puis pour commencer, il ne fallait pas la balancer.

- Ah. Ah. Très drôle, je suis morte de rire, la reprit-elle d'un ton monotone.

- Vraiment ? Pourtant, ma meilleure amie dit souvent que je n'ai aucun sens de l'humour.

Rémi et Roberto, assis à la table derrière elles, ricanèrent, tandis qu'Eva soupira, en tournant une page du manuel, une main soutenant sa tête comme si elle se mit à peser une tonne. Son bloc-notes déjà ouvert, un stylo bic prêt à l'emploi.

Quant à Blanche, elle posa son carnet vierge devant elle comme à chacun de ses cours. Possédant une mémoire photographique, elle retenait tout ce qu'elle lisait, regardait ou entendait au son près. La plupart du temps, c'était fichtrement pratique et il y a des cas comme celui-ci où c'est plus embêtant qu'autre chose. Puisque M. Ardachir ne supportait pas qu'elle se repose sur ses lauriers.

La plupart des profs la connaissaient depuis des années et ils savaient pertinemment que Blanche Callahan avait toujours le dernier mot. Mais voilà, le prof d'histoire M. Ardachir, Kiyan Ardachir, s'il vous plait, était le prof le plus compétent qui lui était donné de voir. Le problème ? Elle ne pouvait pas s'empêcher de le taquiner, c'était plus fort qu'elle.

Il fallait donc se mettre à sa place : c'était le père de sa meilleure amie, celui qui lui faisait des barbecues dans le jardin, qui se prélassait en maillot de bain au bord de sa piscine le dimanche après-midi. Celui qui également veillait, à ce que, passé minuit, elle dormait au lieu de discuter dans le lit de sa fille, dont la chambre qui donnait devant la sienne, et ce, depuis que la jeune femme avait fêté ses neuf ans.

Donc, il insistait non seulement pour qu'elle participe en cours et qu'en plus,  elle prenne des notes. Choses qu'elle n'avait jamais faites depuis qu'Eva savait lire et écrire. À quoi bon recopier deux fois les mêmes trucs ? Face à ses sempiternels refus, il la congédiait avec trente minutes d'avance avant les vacances d'Halloween. Après, il s'obstinait à lui coller une interrogation écrite à chaque heure d'histoire. Au début, elle trouvait cela amusant. Ensuite, elle a commencé à déserter son cours. Par précaution, elle avait tout de même lu entièrement le manuel, les notes d'Eva et même certaines annales du bac des années précédentes. Pour le coup, Blanche n'avait jamais autant travaillé pour une matière. Les week-ends, il lui fichait la paix, chez eux, elle était son invitée. Un membre adoré de la maisonnée. Le pire étant que Blanche l'aimait bien, pour ne pas dire beaucoup, Eva avait de la chance de l'avoir comme père. Elle qui n'avait jamais connu le sien.

- Mlle Callahan, pouvez-vous répéter ce que je viens de dire ? la questionna-t-il, alors qu'il passait devant elle.

Blanche, toujours sur le qui-vive en cours d'histoire, le fit donc, mot pour mot, puis en rajoutant la suite du manuel et entamant par la même occasion le reste du programme sans complexe. Quand il comprit qu'elle ne s'arrêterait pas, quelques secondes plus tard, il lui coupa carrément la parole.

- Bien, merci, mademoiselle. On abordera ce sujet dans le cours suivant. Est-ce que vous avez bien tout noté ? lança-t-il à l'ensemble de la classe.

Certains bien sûr, ne savaient pas qu'il fallait noter ce que disait leur camarade de classe, répondirent que non. Bien évidemment, il la fit répéter.

- C'est limite si je ne fais pas votre travail Monsieur, lui fit-elle remarquer alors que le cours touchait à sa fin.

Il fit semblant de réfléchir en utilisant sa main pour se caresser pensivement le menton.

- C'est indéniable que vous ferez un excellent professeur, Mademoiselle.

- Oui, si elle veut gagner des clopinettes... grommela Roberto juste derrière elle.

- Qu'avez-vous dit, monsieur Espinoza ? questionna M. Ardachir.

Bien qu'avec son rictus, même un abruti aurait compris qu'il avait très bien entendu, chose que Roberto était loin d'être. Un petit con certes, arrogant de surcroît, mais certainement pas un abruti.

- Je disais, Professeur, qu'il serait dommage de se contenter d'être enseignant avec son potentiel.

Il alla jusqu'à hausser des épaules pour parfaire sa remarque. La cloche sonna pile au moment où le quarantenaire qui ne faisait même pas trente printemps passés, ouvrit la bouche, jetant un regard intense à sa petite protégée. Elle fut donc la seule à entendre sa réponse.

- Un potentiel bien effrayant.

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