9
Deux jours plus tard, je fus affecté au secteur du lac.
Une large digue bétonnée recouverte d'un glacis oscillant entre le brun de boue et le blanc cassé faisait entièrement le tour de la trouée artificielle, plus ou moins dégradée selon les quartiers qu'elle jouxtait.
Sur une portion longue d'environ huit cents mètres, la berge était bordée d'une rangée d'arbres qui aurait pu être épaisse si la lourde neige qui était tombée dernièrement n'avait pas cassé la plupart des branches, créant des trouées lumineuses entre les troncs sombres.
J'étais de nouveau en équipe avec Vlad.
Il nous fallut une matinée entière pour faire les six kilomètres de berge.
C'était samedi et les pêcheurs sur glace étaient foule sur la surface gelée.
L'heure de la pause approchait et j'étais pressé d'y être, premièrement pour me rentrer au chaud prendre une boisson quelconque et deuxièmement, pour enfin me débarrasser de la présence de mon coéquipier, qui, à mon goût, parlait beaucoup trop.
Je n'ignorais pas que j'avais quelques soucis à gérer ma colère, parfois.
La nette tendance que j'avais au refoulement était fort préjudiciable à ma concentration.
C'était justement pour ça que je pouvais toujours courir pour avoir une promotion dans un futur proche. On dévia enfin du bord du lac pour traverser un square enfermé entre quatre barres d'immeubles.
La neige cachait les bacs à sable et s'entreposait sur les balançoires rouillées.
— Il faut que j'aille acheter des clopes, râla Vlad.
Même avec la chapka, il paraissait avoir froid.
Durant ses interminables monologues, j'avais cru comprendre qu'il venait d'Odessa, en Ukraine, là où le climat, presque méditerranéen, était bien plus clément.
Quant à moi, je n'étais jamais sorti du pays, donc je n'avais pas grand-chose à raconter sur mes rares voyages. Je jetais un regard morose sur une horloge électronique de la pharmacie la plus proche. Il était midi.
D'ici trois minutes, j'aurais une demi-heure entière pour prendre un café.
Nous étions désormais sur l'axe d'une grande artère et marchions près des vitrines d'une grande galerie marchande.
Elle s'étirait sur quatre étages et était compartimentée en des dizaines de petits magasins d'une surface n'excédant que rarement les neuf mètres carrés.
On y vendait du bric à brac, de l'électro-ménager, des DVD, des vêtements, des articles de presse, des denrées alimentaires, de la vaisselle, des bibelots, de l'high tech et des souvenirs de médiocre facture, bref, c'était comme un immense marché aux puces permanent, un bazar enfermé dans un grand immeuble des années 50 qu'on avait tenté d'embellir en installant de larges baies vitrées et des portes coulissantes au rez de chaussée, occupé par un McDo, une librairie et un café labellisé Starbucks.
On était de plus en plus envahi par toute cette incroyable daube occidentale. Le plus grand quartier commerçant de Moscou, l'Arbat, était même devenu une clinquante enseigne de l'américanisation outrancière de la Russie.
Ce n'était heureusement pas le cas d'Izhevsk.
Pas encore, tout du moins.
J'ai donné rendez-vous à Vlad devant l'entrée principale de la galerie d'ici une trentaine de minutes, puis je l'ai planté là sans plus de cérémonie. J'avais vraiment besoin de boire quelque chose de brûlant.
Il faisait moins treize dehors et quand je me retrouvais à l'intérieur, j'eus soudain abominablement chaud.
J'enlevais la chapka et dégrafais l'épaisse veste zébrée de gris et de bleu, puis poussais la porte battante du Starbucks. Le café était bondé d'étudiants branchés.
Je suis sûr que si jamais me venait l'idée de procéder à un contrôle minutieux de leurs sacs, j'y trouverais au moins un bon kilogramme de cannabis. Je les vis d'ailleurs me jeter des regards inquiets, ce qui ne fit que confirmer ma théorie, mais techniquement, je ne pouvais rien faire, car je n'étais plus en service.
Le groupe de jeunes s'empressa de mettre leurs écharpes, bonnets et gants pour sortir précipitamment par la terrasse, libérant du coup une table entière.
J'avais décidément un certain effet dissuasif.
J'allais me chercher un cappuccino en gobelet et soudain, quelque chose attira mon attention.
La silhouette à la nuque emmitouflée dans un large châle laineux et installée près de la baie embuée m'était vaguement familière.
Elle avait étiré ses jambes bottées jusqu'à la banquette d'en face et lisait un bouquin à la couverture blanche. Un tas de feuilles couvertes d'une écriture désordonnée jonchait la table à laquelle elle était assise.
Une tasse fumante se trouvait également au milieu de tout ce fatras.
Je m'approchais.
— Bonjour, dis-je.
Elle leva les yeux de son manuel sans grande envie et me regarda d'un air intimidé.
— Je n'ai pas mon passeport sur moi – prononça-t-elle avec animosité.
— En fait, c'est pas grave, je veux juste boire un café.
Elle ne semblait pas me reconnaître.
— Oleg, me présentais-je. Votre voisin, vous vous souvenez ?
Ses yeux s'agrandirent.
— Aaaaaah euuuuh oui.
Elle avait l'air confuse, puis elle enleva ses jambes de la banquette pour reprendre une position assise standard
— Ben, allez-y, asseyez-vous.
Je m'installais en face d'elle tout en prenant garde de ne pas poser mon café sur ses notes.
Elle les ressembla d'un geste distrait en une pile plutôt compacte.
— Je ne savais pas que vous étiez flic, renifla-t-elle.
— C'est pas tout à fait ça, précisais-je. Je suis plutôt dans l'anti-terrorisme.
— Ouais, c'est ce qu'on dit, sourit-elle.
Elle referma le livre sur un marque page puis le posa sur la pile de feuilles.
— Pourquoi ? demanda-t-elle enfin.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi vous êtes devenu flic ?
Je ne répondis pas tout de suite, sirotant le cappuccino brûlant.
Il avait un arrière-goût de carton, probablement à cause du gobelet.
Elle s'était rejetée en arrière sur la banquette, un bras sur le dossier et les jambes croisées dans une posture décontractée.
— Je sais pas. Parce que j'aime ça. L'ordre, je veux dire, répondis-je au bout d'un moment.
C'était une réponse totalement psychorigide et j'en avais conscience.
Le regard de Katia se posa sur l'extérieur et l'avenue embouteillée.
— C'est pas trop ça, en ce moment, dit-elle avec une certaine amertume. À Moscou, par exemple, c'est le bordel absolu. Il y a tout un groupe de révolutionnaires nationalistes qui ont envahi l'université et j'ai pas pu aller en cours pendant trois mois. C'est pour ça que j'ai aménagé dans ce coin pou... euh... cette ville, conclut-elle. Il faut vraiment que je passe mon diplôme.
— Vous étudiez quoi ? lui demandais-je.
— Médecine, dit-elle et commença à ranger ses affaires dans un cabas tressé un peu usé. D'ailleurs, je vais bientôt reprendre les cours. J'ai juste le temps de fumer une clope.
Je me levais en même temps qu'elle et l'accompagnais dehors.
Elle s'abrita sous le porche en verre trempé et sortit quelque chose de son sac.
Ce n'était pas une cigarette, mais un joint.
— Vous n'allez pas m'arrêter, hein ? me demanda-t-elle d'un air un peu coupable. Je regardais ma montre.
— Je reprends mon service dans sept minutes, lui répondis-je d'un air très sérieux.
— Alors, ça va, dit-elle en l'allumant. J'en fume que de temps en temps. Vous avez entendu parler du Krokodil ?
— Ouais, une belle merde...
— J'y toucherais jamais, déclara-t-elle comme pour elle-même.
Je plissais du nez en sentant l'odeur douceâtre du cannabis.
— Vous en voulez ? demanda-t-elle en me tendant la roulée.
— Vous foutez pas de ma gueule.
— J'aurais trouvé ça drôle, pourtant.
Elle continua à fumer tandis que j'enfonçais mes mains gantées dans les poches de la parka de service.
— Vous êtes plutôt sympa, en fait. Pour un flic, je veux dire, finit-elle par dire.
Je vis Vlad à une quinzaine de mètres de là et je ne répondis pas tout de suite.
— Aha, prononçais-je. Merci.
Je regardais à nouveau l'heure.
— Mes sept minutes sont écoulées. Vous avez du cannabis sur vous ?
Elle me regarda d'un air affolé, serrant son sac contre elle.
— Je plaisante, que je précise.
D'un coup de talon, elle écrasa le mégot dans la neige.
— Vous n'avez pas d'humour, lança-t-elle sans méchanceté intentionnelle. J'y vais.
Elle partit d'un pas si rapide que je n'eus pas réellement le temps de lui dire au-revoir correctement. J'accompagnais vaguement sa silhouette du regard jusqu'à ce qu'elle se dissolve totalement dans la foule et Vlad arriva à ce moment précis.
Il renifla l'atmosphère avec un air de chien de chasse.
— Ça pue la weed, ici, constata-t-il, puis vit le mégot écrabouillé dans la neige.
Il me jeta un regard suspicieux.
— Me dis pas que ?
— Bien sur que non, dis-je d'un ton neutre.
— C'était qui la fille à qui tu parlais ?
— Ma voisine.
— Ta voisine...
— Ça veut dire qu'on habite dans le même immeuble. Elle est vachement bonne, ma voisine, tu trouves pas ? Je vais la baiser, je pense. Puis si elle suce correctement, je vais peut-être rester avec elle.
Vlad ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, comme un poisson hors de l'eau, réellement choqué par ce que je venais de dire.
J'haussais des épaules.
Je n'aimais pas trop qu'on considérât les femmes comme des objets exclusivement faits pour le plaisir, certes, mais quant à leur accorder les mêmes capacités qu'un homme, c'était une bien autre affaire.
Chacun sa place.
— Bah, quoi, c'est vrai, que j'ajoute.
— Mec, t'es horrible, s'exclama Vlad. Franchement... tu t'entends parler ?
— Il faut qu'on retourne bosser.
On sortit d'en dessous du porche de la galerie, et tandis qu'on se mettait en mouvement sur la chaussée tâchée de verglas, je l'entendis distinctement marmonner :
— Tu m'étonnes que t'aies pas de copine...
— Je t'ai parfaitement entendu, répondis-je sans me retourner. Et je t'emmerde, en fait.
Intérieurement, je savais qu'il n'avait pas tout à fait tort.
Mais bon, on ne se refait pas.
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