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Au journal télévisé, ils parlaient encore des émeutes qui avaient éclaté à Moscou.
Je regardais ces informations alarmantes avec une demi-attention tout en mâchonnant sans réellement y prendre plaisir une platée de pelmenis à la viande.
Beatlik s'était pelotonné sur le téléviseur, attiré par la chaleur artificielle du tube cathodique. Puis, le sujet bascula sur les pronostics précédant les prochaines élections.
Le présentateur souligna l'envol massif des statistiques du côté des partis radicaux de droite.
Les gens votaient de plus en plus pour des candidats aux programmes ultranationalistes, exploitant des thématiques du genre « sauvegarde du sang russe » ou bien « raccompagnons les immigrés ukrainiens / polonais / lituaniens / les nouveaux russes en général chez eux ».
Ce n'était pas forcément une mauvaise chose et dans le fond, j'adhérais totalement à cette tendance. Ça ferait plus d'emplois pour les russes de souche et moi, je n'aurais plus à contrôler des dizaines et des dizaines d'immigrés sans papiers et plus personne ne me traiterait de sale flic fasciste.
Laissant la boîte à images débiter son flot de nouvelles de catastrophes, guerres et autres accidents malencontreux, j'allais ouvrir la fenêtre de la chambre en grand et m'accoudais au rebord pour fumer.
En simple t-shirt, je frissonnais un peu sous les moins quinze qui régnaient dehors. De ce côté-ci de l'immeuble, on ne voyait pas la ville et j'en étais bien content.
Mon regard se trouvait au niveau de l'étendue noire et informe de la forêt qui paraissait fantomatique, irréelle, couverte qu'elle était d'une épaisse pellicule de gel et de neige.
C'était comme si elle était cristallisée dans l'ambre, figée, immobile dans la température glaciale.
Le bruit des roues d'un tramway frappant les rails en cadence brisa la quiétude qui planait sur le quartier Raketnaya, se répercutant entre les immeubles cubiques.
Je refermais la fenêtre, étouffant la clameur mécanique parasitaire.
Je me réveillais une fois de plus sur le coup des trois heures.
J'avais affreusement chaud et je rejetais les couvertures au sol avant de me planquer la tête sous le coussin. Un silence de plomb stagnait dans la pièce.
Quelque part dans la cuisine tiquait un réveil.
Je connaissais des gars qui, après la Tchétchénie, avaient fini toxicos, alcoolos, en asile ou les trois à la fois. D'autres qui ne voulaient plus prononcer un seul mot.
Et certains qui s'étaient collés une balle dans le crâne.
J'avais vu et enduré autant qu'eux, mais tout ce que j'avais récolté en retour était cette insomnie chronique. Je savais que j'aurais dû pleurer, hurler, me haïr pour tout ce que j'avais fait, pour les ordres que j'avais suivis, faire comme les autres, qui cognaient les murs de désespoir jusqu'à se tuméfier les phalanges et s'écorcher les doigts, mais non.
Je me contentais de fixer le vide en silence, comme dans une sorte d'hommage figé et égoïste à moi-même.
Parfois, je regardais l'icône de la Vierge Marie que je gardais par habitude au-dessus du bureau, ses dorures sur bois luisant dans la pénombre, et je me disais que c'était grâce à elle que j'étais en vie, à elle et tous les autres saints, et le Père et le Fils, j'étais en vie...
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