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Le lendemain, j'étais de retour sur la place de l'Arsenal, de l'autre côté de la supérette cette fois-ci. La neige tombait dru et patrouiller dans ces conditions n'avait rien d'une promenade de plaisance. Malgré les gants, mes doigts s'engourdissaient et je devais régulièrement serrer et desserrer les poings pour que la circulation revienne. 

 Je ne sentais plus mes pommettes. 

Six cents mètres plus loin, en contrebas du monument dressé comme un majeur honorable, le lac artificiel avait entièrement gelé sur les quatorze kilomètres qui composaient sa longueur. 

Si je plissais les yeux, je pouvais distinguer des dizaines de petites silhouettes noires qui s'agitaient sur la surface lisse et blanche, traversant l'étendue de glace épaisse ou bien s'agglutinant autour de larges percées pratiquées par les pêcheurs hivernaux dans la croûte.

Je me demandais bien ce qu'ils pouvaient bien attraper dans l'eau saumâtre saturée d'acides lourds.

— Tu crois qu'ils pêchent quoi, là-dedans ? me demanda le type qu'on m'avait collé en binôme tandis qu'on s'arrêtait près de l'obélisque communiste qui surplombait le plat et triste panorama industriel écrasé par le gel.

Il avait porté sa main en visière pour mieux voir. Je suis sûr que s'il avait eu une paire de jumelles, il l'aurait vissée à ses yeux. 

Pire qu'un pervers aux aguets. Je crois qu'il s'appelait Vladislav. 

Ce n'était pas un prénom russe ça, plutôt ukrainien, ou pire, polonais. 

Encore un putain d'immigré qui se croit plus russe que russe en invoquant l'ouverture des frontières de 1991.

— Hein, Oleg ? insista-t-il, voyant que je gardais le silence.

— J'en sais foutrement rien, qu'est-ce que tu m'emmerdes ? Sûrement des poissons à trois yeux qu'ils donneront à bouffer à leurs gosses, comme ça, quand ceux-là feront à leur tour des marmots, ben, ils auront un œil en plus.

Je crachais au sol pour marquer mon indifférence tandis que Vladislav éclatait de rire. Bon Dieu qu'il était chiant, son rire, c'était à m'en percer les tympans. 

Plus jamais on ne me le délègue en binôme. Je préférais encore patrouiller en slip et sur une vache que de me retrouver une journée de plus à bosser avec lui.

On tourna le dos au lac gelé et à l'usine bulbeuse qui en rongeait les berges pour nous diriger vers la grande place centrale, la vraie, située un peu plus bas que les cafés de l'Arsenal. 

Il y avait ici une banque discrètement planquée dans un immeuble surmonté d'une tourelle, une maison flanquée d'un énorme médaillon en acier massif sur un des murs, monté là à la gloire du savoir-faire métallurgique – je n'ai jamais très bien su à quoi servait exactement ce bâtiment, mais, bref, il était juste là, avec sa masse maladroite, blanche et cubique. 

En face était situé un complexe daté des années 60 ou 70, comprenant un cinéma, une boutique de souvenirs et un minuscule café accessible uniquement par une étroite passerelle qui descendait de quelques mètres.

Le vieux dallage de la place était tout cabossé et fendillé. Le verglas s'incrustait entre les plinthes. Les bassins des fontaines tristes étaient vides. 

Les différents plateaux nivelant la descente jusqu'aux berges aménagées du lac étaient déserts. Les lampadaires étaient recouverts d'un chapeau de neige. Même les pigeons boudaient à cause du mauvais temps. 

Et on était là comme deux glands, les flocons s'accumulant dans les chapkas réglementaires, à faire la ronde sur une place où il n'y avait personne, sous le regard sévère des grandes barres d'immeubles en brique orange fanée.

— Et pourquoi on doit faire ça ? demanda Vladislav.

Me saoule avec ces questions incessantes, celui-là.

— Ferme-là, que je lui dis. Bouche cousue, les bras croisés, bordel ! Rentre la bedaine et regarde droit devant toi ! Sois digne de la lutte intensive contre le terrorisme.

— Terrorisme mon cul. Je veux un café, se plaignit mon coéquipier. Ils savent très bien qu'il n'y a pas de terroristes ici, en ville. Cette manifestation pro-oudmourte les a tous rendus paranos.

— Hmpf, acquiesçais-je en sortant une cigarette.

On continua à faire le tour de la place, lentement, comme des robots. 

La neige s'était calmée, il n'y avait plus que quelques minuscules flocons qui chutaient doucement, mais le ciel était d'une lourdeur menaçante. 

Tout était si monochrome que si on regardait la place déprimante trop longtemps, une nostalgie pernicieuse vous envahissait l'âme. 

La neige environnante semblait étouffer tout bruit de circulation proche, pourtant dense en ce début de matinée.

— Et puis, tu sais ce qu'on dit, sur les terroristes oudmourtes ? On raconte qu'ils bossent avec Al-Quaida... ils font passer de l'héroïne par le Kazakhstan...
— C'est pas des terroristes.

— T'appelles ça comment, toi ?

— Des narcoterroristes. Ils vendent de la dope pour que chaque honnête citoyen devienne un toxicomane dégénéré. Ils affaiblissent la nation. Ils nous sapent de l'intérieur. Et tout le pognon qu'ils récoltent leur sert à se payer des armes, nos propres Kalashnikov, sur le marché noir, prononçais-je.

À la tête que tirait Vladislav, je compris que j'avais commis une erreur. Jamais je n'aurais dû lancer le sujet du narcoterrorisme. 

Je ne pouvais plus échapper à la discussion qui s'annonçait désormais.

 Aux yeux de mon interlocuteur, je vis qu'il était désormais suspendu à mes lèvres. 

Je ne pus m'empêcher d'étouffer discrètement un soupir.

— T'as jamais entendu parler du Krokodil ? Tu sais, cette saloperie à base de codéine, d'essence et je ne sais quoi. Le truc qui fait pourrir de l'intérieur.

— Oui et bien ?

— C'est arrivé chez nous.

— Bordel, mais t'es pas sérieux ? s'étonna Vladislav.

— Si, si. Entre cette merde qui tourne dans les quartiers et la recrudescence des manifestations nationalistes des minorités ethniques, t'en conviendras qu'il y a de quoi devenir parano.

— Tu crois que les deux ont un rapport ? demanda l'autre, sceptique.
— Bien sûr. Ça a toujours un rapport. Mais ce n'est pas à nous de le faire. Nous, on surveille et on intervient si ça dégénère.

Un peu plus tard, je m'autorisais à prendre un gobelet de café noir et serré, si brûlant que je le sentais même à travers mes épais gants de travail. 

La place centrale s'était peu à peu animée. Le café coincé à cause de l'étroite boutique de souvenirs s'était progressivement rempli de clients dont la respiration avait embué les vitres jusqu'à les rendre complètement opaques de dégoulinures de condensation.

 Me retrouver à l'intérieur le temps de récupérer la commande, juste cinq minutes de cette glaciale journée, me fit le plus grand bien.

 Des gosses jouaient dans les bacs des fontaines éteintes. 

Ils étaient si emmitouflés qu'on aurait dit une pléiade de bébés ours. 

Je les regardais pensivement en me disant que moi, des gosses, je n'étais pas près d'en avoir.

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