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Je sais pas pourquoi, mais je pense que tout est en train de se casser la gueule, au ralenti. 

Ça tombe doucement mais sûrement. 

C'est tout à fait le genre d'évidence qu'on a en permanence sous le nez mais qu'on ne voit jamais véritablement parce que quelque part, ça nous paraît tout à fait normal. 

Logique.

Au bout de dix heures, je ne suis plus totalement dans la réalité immédiate. 

Tout semble se passer au ralenti, comme si tout ce qui m'entourait était sous une cloche de verre. Les bruits d'en bas, les sirènes hurlantes, les Spets vociférant, les murmures de la foule d'officiels qui se massaient sur les trottoirs recouverts de gel, me parvenaient atténués, comme si mon cerveau avait inconsciemment baissé le volume ambiant.

La nuit tombait désormais, voile de poussière sur bâtiments gris, nuages anthracites sur ciel taupe, superpositions de couches de saleté, ozone sur carbone, méthane sur protoxyde d'azote et au-delà de cette soupe à effet de serre, on peut apercevoir parfois le faible scintillement des étoiles, qui sont déjà peut-être mortes depuis des siècles.

Ça fait maintenant près de quinze heures que les gamins enfermés dans l'école, des mioches de quoi, six... sept ans peut-être, n'ont pas bu ni mangé. 

Les terroristes refusent de laisser entrer les secouristes, leurs rations et leur matériel médical. 

Je les ai vus jeter les blousons des enfants par les fenêtres, dans la cour, comme on balancerait un seau d'eaux usagées sur le trottoir.

Puis, leur porte-parole armé du mégaphone nous déclara qu'ils coupaient le chauffage en démolissant les tuyaux d'eau chaude à coup de 7.62. 

Alors j'essayais de m'imaginer quatre cent gosses sans blouson ni manteau, serrés les uns contre les autres en grelottant, essayant de préserver la chaleur vitale, l'eau tiédasse des radiateurs qui se mêle à l'urine sous leurs pieds, atmosphère tendue, angoissée, humide et froide, entrecoupée de sanglots violemment réprimés, malaises, cris qui rebondissent contre les murs, et des dizaines, des dizaines de silhouettes noires en cagoules plaqués contre les murs, arme en bandoulière tels les gardiens d'un camp de prisonniers improvisé et totalement absurde.

Étrangement, je n'arrive pas à ressentir quoi que ce soit en imaginant ce qui devait se passer à l'intérieur. 

 Des gosses dans des fosses communes, y'en avait eu tellement, j'avais arrêté de compter...

À moins que ce n'aient été des terroristes...?

— T'as faim ? me demande un flicaillon qu'on a envoyé sur le toit pour m'apporter ma pitance.

Quand je bouge, j'ai l'impression de me sortir doucement d'un cocon de sel. 

J'ai comme un goût d'acétone dans la bouche. Il pose les rations sur le rebord bétonné du toit, puis me dit :

— Lève-toi, dégourdis-toi les jambes, pisse un coup et fume une clope. T'en as encore pour des jours, mon gars. Ils sont pas près de bouger, en face...

J'acquiesce en silence. 

La nuit sent l'ammoniaque, comme si la pisse des gamins terrorisés filtrait des épais murs en contre-bas.

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