13
Je ne sais plus vraiment comment la situation est partie en couille.
Peut-être ce matin-là, justement. Cela faisait trois semaines que je voyais Katia régulièrement.
Elle n'était pas bien exigeante, ne parlait pas des masses, ça me convenait très bien quand je rentrais du boulot, complètement amorphe de fatigue.
Elle se contentait de me faire à bouffer et à fumer son joint après que nous nous soyons envoyés en l'air.
J'avais été réveillé à six heures du matin par mon capitaine, qui m'a dit de me bouger le cul, vite.
Rien à foutre de mon jour de repos hebdomadaire. Heureusement qu'il y avait des tramways.
C'était le bordel devant l'école primaire numéro 147, mais pas le genre de chaos hurlant que je connaissais durant les émeutes des semaines précédentes.
C'était un désastre de silence paniqué, je ne sais pas comment le décrire, c'était comme si un câble de haute tension bourdonnait en permanence dans l'atmosphère.
On était lundi. Il faisait froid et le ciel était lourdement couvert, si bien qu'une grisaille d'outre-tombe baignait les bâtiments de brique terne, effaçant les couleurs sous un voile monochrome, ennuyeusement létal.
Les éclairages de la cour de récréation elle-même paraissaient d'une fadeur laiteuse insoutenable.
C'était tout illuminé à l'intérieur.
Il était à peine neuf heures, la neige s'amassait sur le toit de plomb, les gouttières et à la fenêtre située à peu-près au milieu du mur du rez-de-chaussée, il y avait la silhouette d'un type.
Il avait une AK dans les mains et le visage entièrement cagoulé.
La figure masquée semblait guetter ce qui se passait à l'extérieur ; elle s'éloigna bien vite, se rendant probablement compte qu'elle était trop exposée de son point de vue.
Il y avait le FSB avec ses grosses berlines allemandes et un camion de l'armée.
Une poigne ferme m'agrippe la manche et m'entraîne à l'écart, vers les fourgonnettes de l'OMON. C'est mon capitaine.
Il me dit quelque chose, mais je suis tellement dépassé par les événements que je l'oblige à se répéter, et ça, ça l'énerve.
— Toi, qu'il me fait. T'étais en Tchétchénie, hein ?
— Ouais ouais. J'ai eu une médaille.
— T'étais sniper, c'est ça ?
— Nah, je dis. Qu'est-ce que vous me parlez de sniper, mon capitaine ? Les snipers, c'est dans les films américains.
— Tireur d'élite, si tu veux. Fais pas le con. Tu m'as compris.
Je vois ce qu'il y a à l'arrière de la fourgonnette. J'aime pas.
— Pas d'élite, repris-je, de précision. Entre quatre cent et huit cent mètres.
Mon supérieur garde le silence. Une longue minute.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression d'étouffer, peu à peu. Comme si j'étais dans une cuve aux parois de plomb.
Le capitaine pointe le doigt sur l'école, si silencieuse, si surnaturelle dans cette non-lumière unie, terne, effacée.
— Il y a quatre cents gosses là-dedans, Oleg. Ils ont posé des explosifs. Du semtex dans chaque putain de pilier de cette foutue école. Ils ont des Kalashnikov.
Blablabla. Je l'écoutais distraitement en enfilant le gilet pare-balles.
Qu'est-ce qu'ils voulaient faire passer comme message, ces mecs, en prenant une école primaire entière en otage ? Leurs revendications, quelles sont-elles ?
J'en savais foutre rien, on ne m'avait rien expliqué.
On venait de me dire : Oleg, tu prends ce gilet, ce Dragunov à la crosse noire en polymère et tu te cales en haut de cet immeuble, là, la grande tour impersonnelle au toit recouvert d'une épaisse couche de poudreuse. Tu es un bon mec. Tu as fait la Tchétchénie, tu étais tireur de précision et tu te démerdais en solo, sans observateur, sans ce foutu spotter armé de sa paire de jumelles, ce qui fait un bon point pour toi.
T'es parfaitement qualifié pour ce boulot, mon gars. Alors vas-y. Monte sur le toit.
Le FSB hésitait à envoyer les commandos à l'intérieur. La situation interne nous était totalement inconnue. Où étaient ces putains de pains de semtex ? Étaient-ils enterrés, ficelés aux piliers ou bien aux thorax et aux tailles des terroristes eux-mêmes ?
Blackout total.
Ils avaient calfeutré les vitres du rez-de-chaussée.
Visibilité zéro.
Peut-être en hauteur.
Peut-être.
Canal quatre sur le talkie. L'immeuble était à cinq cents mètres de l'école.
Trois hommes de l'armée m'y accompagnèrent. Au loin se garait un véhicule de télévision. Par réflexe, je masquais le bas de mon visage avec la paume de la main.
Les genoux dans la neige et les coudes raclant le muret en béton, j'avais pris position à l'endroit qu'on m'avait indiqué. De là où j'étais, l'école paraissait insignifiante. L'oreillette enfoncée dans mon tympan était une sensation inhabituelle et plutôt gênante.
J'avais enfin eu des nouvelles des revendications du groupe terroriste embusqué des centaines de mètres plus loin. Ils voulaient le départ des troupes russes de Tchétchénie.
À juste titre. Mais ils ne partiraient jamais. Enfants ou pas.
Quelque part, je pense que le gouvernement s'en foutait.
Avoir le SVD contre ma cuisse réveillait en moi des souvenirs que je pensais totalement disparus.
L'idée de pouvoir prochainement épauler me donnait une tremblote nerveuse. Je sentais la moindre goulée d'air que j'inspirais. J'avais l'impression de ressentir le sang qui circulait dans mes veines. Le froid, je l'oubliais, comme j'oubliais l'agitation qui régnait plus bas.
Le FSB, les médias, les commandos Spetsnaz en tenue lourde qui se massaient au portail, piétinant le verglas en attendant les ordres.
L'assaut n'était pas prévu dans l'immédiat.
Il me semble qu'on avait envoyé un mec – genre un négociateur professionnel, consciencieux, docteur en psycho-sociologie, quelque chose comme ça– parlementer au travers d'un mégaphone. Il était revenu avec un air dépité.
— Ils veulent que les troupes partent dans les trois prochains jours, m'informa le capitaine au talkie.
— Ils ont précisé si c'était sur place ou à emporter ?
— Ta gueule, qu'on me répond.
Trois jours... tout à fait.
Pourquoi ces gens-là nous parlent ?
Tout ce qu'ils vont récolter, dans trois jours, c'est encore plus de chars et de lance-missiles à leurs frontières. C'est la politique, putain.
On a toujours appelé nos ennemis « nemtsi », surtout les allemands d'ailleurs, nemtsi, les foutus muets mais en réalité, ceux qui ne parlent pas, ceux qu'on ne comprend pas, c'est nous.
Des enfants on en aura d'autres, on a déjà donné bien pire, avant.
Qu'est-ce qui est difficile à saisir là-dedans ?
Faites sauter nos mairies, affamez-nous... ça ne servira à rien, y a que dalle à tuer chez nous, que dalle...
Probablement que leur demande n'avait que de sens pour eux. Proposition hautement symbolique. Il y avait des mères qui pleuraient.
Les heures qui s'écoulent. Le ciel s'éclaircit, mais il n'est toujours pas bleu.
Je fume, j'attends les ordres.
On m'informe de la situation minute par minute, mais tout est flou, tellement flou...
Le FSB, les Spets, l'OMON, ils n'arrivent pas à s'entendre. L'organisation est inexistante.
Le cordon de sécurité englobe l'ensemble des bâtiments vers midi, le quartier est bouclé une demi-heure plus tard.
Un hélicoptère bat des pales dans le ciel et je dois me boucher les oreilles en urgence quand il passe à vingt mètres du toit sur lequel je suis en faction.
À quatorze heures, la première fusillade éclate. Le verre se brise.
Ça dure peut-être trois minutes et un fonctionnaire du FSB hurle de cesser, d'arrêter les conneries, nous concentrer... d'être civilisés...
À la radio, mon supérieur enrage.
C'est n'importe quoi, qu'il me dit, il n'a jamais vu une telle incompétence. Ingérence totale. Les terroristes fulminent. On les a mis en colère, à être trop pressés d'en finir.
Les coups de feu résonnent dans l'école, espacés d'un intervalle de vingt secondes, puis de vingt-cinq, puis de trente.
Je les ais comptés. Vingt en tout. Vingt balles, toc toc toc.
Puis, plus rien.
— T'as vu quelque chose ?
J'ai l'œil vissé à la lunette PSO-1.
— Non.
Ils se tiennent loin des fenêtres. J'ai aucun angle.
Ils sont prudents. Bien entraînés, probablement. Enfoirés.
Les heures passent. Je ne sens plus mes extrémités, mais je ne bouge pas.
J'ai une furieuse envie de pisser, mais j'essaie de penser à autre chose.
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