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Quelques heures plus tard, je n'ai plus froid. 

Je suis même couvert de transpiration. 

Mes oreilles sifflent et j'ai l'impression de devenir sourd, peu à peu. 

Le brasier infernal monte à plus de soixante-dix-mètres de haut, comme un gigantesque phare.

La mairie brûle.

Il lui manque un bon pan de mur et des tonnes de briques, d'acier, de gravats, de verre fondu et d'éclats vitrifiés jonchent la chaussée et la place sur des centaines de mètres. 

Il y a peut-être une bonne trentaine de camions de pompiers du siècle dernier qui s'entassent tout autour et les jets d'eau ultrapressurisée paraissent minuscules face aux murs de flammes compacts comme des avalanches.

Quelqu'un vomit à côté de moi, mais je ne sais pas qui s'est. 

Peut-être un collègue. 

Les voitures de la milice ont formé un cercle autour du bâtiment prêt à s'écrouler. 

Les ambulances sont en arrière, mais les équipes médicales sont bien trop peu nombreuses pour les dizaines de blessés qui s'entassent sur les trottoirs.

Certains sont allongés, d'autres titubent et d'autres sont assis, la tête entre les mains et si on s'approche, on les entend sangloter, tout doucement, comme des enfants.

C'est le bordel. Total.

Des centaines de badauds, les voisins, les rares passants, les automobilistes, les clodos, se massent derrière le périmètre de sécurité formé à l'arrache.

Je tourne le dos au brasier, les flammes me cuisent le dos et j'entends hurler, hurler, hurler. 

Quelqu'un éclate de rire dans la foule mais je ne peux pas voir son visage car ma vision est floue, à cause de la fumée, des larmes et de la fatigue. 

Qui peut bien rire devant pareil spectacle ?

Je me rends compte que c'est moi, alors j'arrête.

J'essaie de contenir le mouvement de la masse humaine mais je n'ai pas mon bouclier, alors j'encaisse les bousculades, j'écarte les bras, je vocifère moi aussi mais personne ne m'entend ni ne m'écoute, alors je tente tout simplement de ne pas chanceler dans la cohue. 

Un type m'agrippe la parka, veut m'entraîner et je lui colle mon poing dans la mâchoire. 

Ça déborde. Je lui casse la gueule, j'ai le nez en sang.

 À ma droite, on crie à l'attentat, j'entends le mot bombe, nazis, apocalypse.

J'ai soudain encore très envie de rire.

On m'ordonne de disperser la foule, je me moque de mon supérieur.

 Les faire partir ? Et comment ? 

On me dit qu'on va envoyer les chars...

C'est en train de tourner à l'émeute. 

Il est trois heures du matin, la mairie n'est que ruines qui flambent, les gens sont fous de panique, pire que des fauves...

Alors la hiérarchie se réveille enfin et on nous distribue des bombes lacrymo, des matraques, des boucliers en plexiglas et des fusil à pompe chargés de gomme cognes, des balles en caoutchouc. 

D'autres grimpent dans les camions et les canons à eau sont mis en route, balayant les premiers rangs. J'ai le museau dans un masque à gaz, désormais, et je n'y vois presque rien parce que ces masques, c'est de la merde, la buée mange les verres et le plastique me colle à la peau.

J'ai l'impression de suffoquer à travers le filtre.

Une bombe lacrymogène roule à mes pieds – je me demande bien quel est le con de milicien qui me l'a balancé dessus – et je la renvoie en direction de la foule en hurlant «Goooooaaaaaal les enculés».

Je suis vraiment très fatigué.

À force de se prendre des coups sur la tronche, la foule se disperse. 

La chaussée est maculée de déchets, de neige piétinée, de boue et d'eau sale. 

J'ai à peine le temps de souffler qu'on me tape sur l'épaule et qu'on me dit de remettre mon masque à gaz.

Les pompiers et les secouristes sont débordés, ils ont besoin d'un coup de main. 

Les étages supérieurs du bâtiments sont foutus, le feu est trop puissant, mais il reste encore des gens au rez-de-chaussée, dans le hall et les bureaux inférieurs. 

J'ai envie de refuser, je n'ai aucune formation de secouriste, mais je ne peux pas. Je suis les ambulanciers vers les flammes. 

Ils ne sont pas protégés, ils suffoquent dans la fumée, mais ils avancent, avec une sorte de dévouement religieux.

 Ils sont sûrement persuadés que sous les briques et les gravats, y a Jérusalem, l'espoir, que sais-je encore, mais moi tout ce que je vois, c'est de la viande, du hachis...

C'est pathétique. Quel pays de merde. 

Même pas les moyens adéquats pour sauver ses propres habitants. 

Je traîne plusieurs dizaines de corps que je ne sais morts ou vifs à l'extérieur. 

Il n'y a plus de brancards alors on les pose à même le sol. 

Je remarque qu'il y a plusieurs formes bâchées.

Cela semble durer des heures. Je tremble de fatigue nerveuse mais je continue à les aider. Mes vêtements de service sont brûlés, noirs de suie, déchirés. 

Dans l'air, les sirènes chantent et les gyrophares sont tellement puissants qu'ils ont supplanté la lueur des lampadaires. 

Le ciel est entièrement masqué par une fumée beige, épaisse comme de la compote. Quand je traîne un type, je vois des traces bordeaux sur le sol.

J'ai du sang plein les mains et je regarde les chairs carbonisées, noires et roses.

 À l'intérieur, ça sent la graisse brûlée, c'est comme de la friture, il y a des gens qui ont cuit vifs, là-dedans. Je salive, j'ai faim. L'odeur de steak roussi me met à l'eau à la bouche et quand je me rends réellement compte de quoi il s'agit, je sens mon estomac se révulser violemment et appuyé contre un mur, j'enlève mon masque à gaz pour vomir.

Ils ont fini par éteindre l'incendie vers treize heures de l'après-midi. 

Les murs charbonneux dégoulinent désormais de neige carbonique. 

Des cadavres de meubles tordus, fondus, ont fusionné avec le sol. Sur six cents mètres autour de la mairie calcinée, les routes sont bloquées. Ça klaxonne furieusement. 

Assis sur le bord du trottoir, cigarette entre les doigts, je regarde sans réellement voir les camionnettes des médias stationner les unes derrière les autres. 

Il y en a qui sont venus tout spécialement de Moscou. Il se met à neiger, doucement et ils déploient des parapluies sombres pour protéger les caméras. Tout ce qu'il reste de la mairie, ce sont des fenêtres noires et vides, des murs maculés de suie, morts.

Un gros cube totalement carbonisé posé sur une place.

Autour de moi, les ambulanciers, les secouristes, les pompiers et les miliciens, sont épuisés. 

Des visages maculés de suie, parfois crispés de tristesse ou de rage.

Moi je ne ressens rien. J'ai envie de poser ma tête sur les genoux et m'endormir, là, devant les journalistes à l'air blasé qui regardent l'étendue des dégâts.

Ce fut une longue nuit.

On me tend un café et je l'accepte volontiers. 

C'est brûlant, absolument dégueulasse, mais au moins, ça m'enlèvera le goût de cendres et de bile que j'ai dans la gorge. Une camionnette embarque les derniers cadavres recouverts d'une bâche plastifiée opaque, entassant les brancards dans le semi-remorque. 

Parmi eux, j'ai vu le corps de Dima. Enfin, je crois. 

C'était un bon gars, dommage. Et puis, sa femme va se retrouver seule avec son gosse sur les bras. Heureusement, ce n'était pas à moi d'annoncer ce genre de nouvelles aux familles. 

Je n'ai jamais été bon à ça.

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