Chapitre 9 : Politique
— Tenir ?! Jusqu'à l'hiver ! En voilà une belle histoire.
— Les remparts sont solides, comme ceux qui les gardent. Tenir n'est pas le problème. Laissez donc la guerre à ceux qui s'en occupent.
— Et que se passera-t-il une fois venu l'hiver, monsieur le connétable ? Comptez-vous guerroyer dans la gadoue ou pensez-vous qu'ils rentreront chez eux les pieds mouillés ? Nous n'avons qu'à leur voler leurs chaussures et c'en sera fini de cette armée !
Adam souffla, las. Rassembler le connétable et le trésorier dans une même pièce était une vraie gageure, et leur échange l'épuisait presque autant que la chaleur. Tout opposait les deux hommes, l'un était robuste, se distinguait par sa sobriété martiale et économisait ses mots tandis que l'autre, gandin drapé de soie au sourire cajoleur et à la langue acérée, discourait avec légèreté, considérant la parlote comme un art qu'il aiguisait par pur plaisir.
— Il n'est pas question de faire la guerre mais de l'éviter, interrompit Adam.
— Mais la guerre est là.
— Fort bien vu, monsieur le connétable, les poils de vos oreilles vous serviraient-elles d'antennes comme les insectes pour que vous l'ayez deviné ou quelqu'un vous l'aura-t-il soufflé ?
Le connétable se tourna vers Adam :
— Nous n'éviterons pas la guerre, mon roi.
— Non, nous n'éviterons pas la guerre mais nous ne pouvons pas les combattre. Alors cachons nous derrière nos murs et attendons que le givre les glace ou que nous les tuions à coup de boules de neige. L'été a fait pulluler ces démons, ils ne craignent pas le soleil et leurs rangs ont grossi ces derniers mois tandis que les nôtres s'effilochent. L'été dernier, nous les voyions encore passer au loin et laissions à d'autre la charge de s'en occuper et voilà maintenant qu'ils s'installent sous nos murs. Ils ne partiront plus désormais, car ils nous savent faibles et qu'ils n'iront pas plus haut sans d'abord prendre le fort. Ces remparts si solides, ainsi que vous le dites, seront notre cercueil. Ils nous affameront et nous regarderont mourir patientant que nos portes s'ouvrent d'elles-mêmes. Bientôt nous mangerons les chevaux, et ensuite ? Ce seront nos doigts si la maladie ne nous tue pas avant, puis les pissenlits. Hier, nous avons isolé trois cas de dysenterie. D'autres ne tarderont pas à se déclarer, ce n'est qu'une question de temps. On ne peut pas attendre qu'ils s'endorment sous la neige et l'aide ne viendra de nulle part si nous ne la cherchons pas.
— Et de qui devrions nous chercher l'aide ?
— Dans la vallée, il y a...
— Dans la vallée, bien sûr ! s'emporta Ernhfrank. Bourgvallé, peut-être ? Quel prix pour l'aide des Bourgvallois ? le château, je présume. Combien la guilde...
— Il suffit !
D'un geste de la main, Adam imposa le silence. Seul le crissement de la plume sur le parchemin troublait la salle du trône et ses respirations ; une pièce dépouillée, autrefois splendide, orientée plein est vers le calme des montagnes et qui, désormais, servait moins à recevoir qu'à traiter des affaires d'État. Le trésorier lança un regard en coin au connétable que celui-ci s'efforça d'ignorer. Le premier n'avait pas vingt ans et les cheveux du second grisonnaient. Adam s'éclaircit la voix :
— J'ai passé un accord. Contre du bon acier, nous pourrions recevoir de l'aide. Robert y travaille et il m'a assuré que l'ouvrage sera fini d'ici la prochaine lune, ainsi nous aurions des alliés avant l'hiver. J'attends seulement confirmation que notre accord est effectif. Cependant, nous n'agirons pas avant car tout peut changer d'ici là et je ne prendrai aucune décision hâtive tant qu'existent d'autres options.
— De l'aide, en voilà une belle idée, qui vous l'a soufflée ?
— Parce que ces fers que vous faites forger ne seront pas pour nos soldats ?
— Non, Ernhfrank.
Le connétable fronça les sourcils :
— Mon roi, dit-il gravement, nos archers économisent déjà leurs flèches et l'équipement de nos hommes est vieux et mal entretenu. Cet acier est nécessaire, il n'y a même pas assez de lances pour armer chaque homme...
— Et des hommes, vous n'en n'avez pourtant pas beaucoup.
— ... qui sont ces alliés de fortune que vous espérez ? Chateaubourg ne connait pas d'amis dans la vallée, et les seigneurs des montagnes mènent déjà leurs propres guerres.
— Eimond, je vous tolère malgré vos constantes bravades et votre langue acerbe et ce n'est pas par amitié mais parce que votre opposition m'est parfois utile pour y voir clair. Cependant, je me passerais volontiers de vos remarques les plus inutiles, et elles sont nombreuses.
— Quels alliés, mon roi ? insista Ernhfrank.
Adam se leva lentement du trône en marbre, dernier rayonnement glorieux dans l'austérité de la pièce morne. Les tentures échancrées, abandonnées aux mites et délavées, se soulevaient sous la brise descendue des montagnes. Adam s'appuya sur le rebord de la fenêtre ; le soleil, suspendu au-dessus du donjon, rongeait sur le cadran la dix-septième heure. Adam se retourna et l'homme au nez d'aigle, attablé au pupitre, releva la tête, sa main immobile au-dessus d'un long parchemin, la plume serrée entre des doigts longs et fins, toujours proche de l'encrier.
— Rolland, lisez-leur la missive, je vous prie.
Le scribe hocha la tête, tirant de derrière son parchemin une lettre. Il toussota, et lut :
— « Humbles salutations, mon garçon. Si j'en crois ce que j'entends, on vous dit roi, Adam... »
— Rolland, coupa Adam, passons à l'essentiel, je vous prie.
— Hm, oui. Mes excuses... pépia le scribe Rolland.
— « ...et nos terres, peu prospères, devons délaisser ; c'est la guerre ! Mais après ? En l'absence de nourriture, même le roquet a la vie dure. Chercheraient-ils des alliés ? Nous, à nous armer. Le chat doit chasser son gibier, ou disparaître. Nous pourrions, peut-être, nous entraider. Chiens et félins, main dans la main. »
Le scribe Rolland reposa la lettre et s'arma de sa plume, prêt à écrire.
— Nous avons reçu cette missive dix jours auparavant. Un corbeau l'a apportée.
— Et que faut-il donc retenir de tout ce charabia ? gloussa le trésorier. Si c'est de la poésie, elle est mauvaise !
— Des silves ! Vous voulez donner notre acier à des silves ?!
— J'ai rêvé ou ils nous traitent de « roquets » ?
Le visage d'Ernhfrank s'était empourpré et il martelait le sol du poids de sa botte. Adam ferma les yeux, serrant le poing ; les rouvrit et expira :
— Oui, Ernhfrank. Si c'est la guerre et que c'est la solution, je donnerais tout l'acier de Cassadre à des silves. Si nous avons besoin d'alliés et qu'ils peuvent nous aider, je le ferai sans hésiter, afin de sauver notre peuple. Mais je préfèrerais éviter la guerre, tout ça n'est qu'une simple précaution.
— Alors ils ont encore quitté leurs terriers puants. L'été dernier, ils écumaient nos campagnes et pillaient ce que laissaient les barbares et maintenant vous voudriez les prendre comme alliés ?
— Et pourquoi pas s'allier aux barbares qui dorment sous nos murs, tant que nous y sommes ?
— Ils n'ont jamais pris que ce dont ils avaient besoin, se contentant du minimum. Ils n'ont jamais tué les paysans, et ce n'était jamais gratuitement non plus qu'ils volaient.
— Non, et parce que ce sont des lâches ils ont condamné ces paysans à la famine. Votre peuple, notre peuple. Et maintenant vous attendez d'eux qu'ils le sauvent ? Ils sont égoïstes et lâches.
— Et vous Ernhfrank, qu'auriez-vous fait dans une telle situation ? Chacun souffre de la même manière et pour les mêmes causes et tous agissent afin d'y résoudre. Les silves n'ont pas été moins inspirés que les Bourgvallois qui les ont refoulés derrière L'Intranquille lorsqu'ils ont cherché de nouvelles terres où s'établir. Maintenant, ils ont perdu le fort de La Passe et vivent parmi les moustiques, incapables de revenir pour s'octroyer un bout de terre arable.
— Un fort inutile.
— Qui les enferme dans les marais, puisque le seigneur qui y siège est payé par Bourgvallé. Qui surveille l'entrée vers la vallée depuis l'est et installe progressivement la mainmise de la guilde sur tout le pays.
— Vous jetteriez du bon acier en l'offrant à des silves et condamnez nos hommes. Les silves ne nous aideront pas, sinon pour mieux nous endormir et nous étouffer dans notre sommeil.
— Nous devrions vendre cet acier et louer des mercenaires.
— Et garder les flèches pour nos soldats.
— Des flèches ? C'est d'hommes dont nous avons besoin ! De soldats de métiers, entrainés et aptes qui savent faire la guerre.
— Parce que vous sous-entendez que mes hommes ne sont pas des soldats ?
— Vos soldats pataugeaient encore dans les champs à la dernière moisson, Ernhfrank, pendant que les Bourgvallois gardaient les frontières et ce depuis dix ans.
— Et ça a si bien marché que maintenant elles débordent, ces frontières !
Ernhfrank se tourna vers Adam, son visage empourpré :
— L'acier pour équiper nos hommes et l'or pour les nourrir.
— Et comment comptez-vous vous y prendre, connétable, avec votre matériel, et à quoi servira-t-il ? Vous prévoyez un transport par pigeon pour le faire venir jusqu'à nous ? Et ensuite ? Des paysans, qu'ils soient armés de fourches ou de lances, restent des paysans. Non, nous devrions promettre l'acier à Bourgvallé qu'ils récupèreront une fois que nous aurons vaincu. Ils combattent les barbares depuis assez longtemps pour savoir comment s'occuper de leur cas.
— À qui va votre allégeance, trésorier ? Vos rapports avec Bourgvallé et l'engouement que vous déployez à chercher leur amitié est suspecte. Combien la guilde vous paie-t-elle ?
— Taisez-vous, connétable ! C'est parce que vous réfléchissez trop à la guerre que jamais vous n'y participez. Vous êtes un vieux bouc aveugle, un maître de guerre qui n'a jamais mené aucune guerre, un anachronisme dans un monde qui vous dépasse et que vous ne comprenez pas. Usons de nos ressources intelligemment, et nous sortirons grandis de cette guerre.
Eimond revint à Adam :
— Nous devrions vendre cet acier et louer des mercenaires Bourgvallois, plutôt que d'espérer l'assistance d'autres barbares ! J'ai établi les comptes : la couronne du roi Morgan vaut son poids en or, et la guilde l'achète au prix fort. Avec l'acier en plus, nous aurions suffisamment de solde à payer pour une année entière de mercenariat.
— Vous en savez beaucoup sur ce qu'il se passe là-haut, trésorier.
— Et ensuite ? trancha Adam. Il faudrait déjà attirer jusqu'à nous une armée de mercenaires à base de seules promesses puisque les barbares nous coupent toutes voies de commerce ; ensuite, il faudrait vaincre les barbares et ce serait déjà un miracle mais après ? Hein, Eimond, et après ? Ils finiront par revenir, et cette fois nous n'aurons plus d'or, pas plus que nous n'en aurons pour fortifier nos murailles, racheter de l'équipement et nourrir nos hommes. Nous serons à la merci de quiconque qui voudrait s'emparer de Chateaubourg, et ces gens sont avides de tout ce qu'ils peuvent prendre. Tandis que les silves ne réclament que des terres pour leur peuple. Des terres cultivables. Et nous aurons toujours l'or pour reconstruire.
— De l'or, nous en avons mais pouvons-nous le manger ? Notre sort doit-il dépendre de ce que des barbares se décident s'ils voudront bien en affronter d'autres ? Il faut agir, maintenant, avant que le château ne soit plus nôtre ou que nous siégions sur ses ruines.
— Sur ce point, je suis d'accord avec le merdeux.
— Mais Bourgvallé nous est hostile, comme toute la vallée d'ailleurs, grommela Adam. Croyez-vous vraiment que je n'y ai pas pensé ? Ils n'accepteront jamais de traiter avec nous, ils préfèrent nous voir disparaitre pour récupérer ensuite le château et contrôler le sud. C'est ce qu'ils auraient fait à la mort de Cassadre, s'ils n'avaient pas bataillé avec les barbares toutes ces dernières années. Le bourgmestre Henrick prévoyait d'annexer nos terres bien avant ça, il négociait un accord avec Cassadre pour qu'elle lui lègue Chateaubourg et Cassadre avait accepté pour épargner ses gens. Heureusement pour nous, Henrick est mort pendant le tremblement de terre et la politique des marchands a ralenti l'élection d'un nouveau représentant, puis la création de la guilde et ses magouilles nous ont donné suffisamment de temps pour que l'arrivée des barbares changent les priorités et que les repousser devienne la seule. Je ne prendrais pas le risque de traiter avec eux de crainte qu'ils ne s'arrogent un accord que nous serons forcé d'accepter, s'ils ne décident pas simplement de nous écraser. Après tout, ils considèrent que le château leur est dû. Croyez-vous que cette accalmie dans la défense soit un hasard ? Pourquoi soudain les barbares seraient-ils à nos portes alors que Bourgvallé les refoule à la frontière sud depuis presque dix ans, sans que les barbares puissent établir un bastion pour lancer leurs opérations ? Non, je n'y crois point et je gage que nos montagnes abritent déjà des armées mercenaires prêtes à intervenir une fois que nous nous serons entretués. Chateaubourg deviendrait le nouveau poste-frontière de Bourgvallé pour repousser l'envahisseur, et ce, à un prix moindre.
— Vous n'auriez jamais dû chasser les magiciens, monseigneur. Ils représentaient à la fois notre défense et notre économie.
Adam se leva, assez brutalement ; même Rolland le scribe sursauta, s'arracha à son parchemin qu'il griffonnait pourtant avec intensité et se dévissa le cou, alerte. Adam dévisagea chacun de ses dignitaires. L'un et l'autre ne voyait qu'une partie du problème, et lui seulement en entier.
— J'en ai assez entendu, et je vous ai entendu. J'ai entendu vos réserves et vos avis ne seront pas ignorés. Maintenant, je dois clore cette réunion. Merci, messieurs, et bonne journée.
Adam quitta la pièce, claquant la porte derrière lui. Le scribe leva les yeux, consulta le trésorier et le connétable ; ils semblaient attendre le retour du roi qui ne reviendrait pas. Puis il gribouilla encore quelques notes à la va-vite, ramassa ses affaires et s'empressa de courir à la suite d'Adam, baissant la tête, ses cassettes serrées contre sa poitrine.
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