Chapitre 6 : Le visiteur
Il arriva au milieu de la nuit.
Quelques jours plus tôt, Sam avait ramené un cerf. Ils l'avaient mangé avec les champignons et le lapin de Ron et ç'avait été un vrai festin. Pendant une soirée, tous avaient été heureux. Le bébé dormait paisiblement, un collier d'angélique autour du cou et Mère Jeanne avait même descellée une gnôle du dernier hiver. Sam avait insisté pour que tous y goûtent, même les enfants. Joanne avait gonflé le torse, posé le goulot de la bouteille en poterie sur ses lèvres, et avait aspiré un grand coup. Aussitôt, son visage avait viré livide avant de pousser vers l'écarlate, tandis qu'aux coin de ses yeux apparaissaient des larmes discrètes. Quand elle avait ouvert la bouche, ç'avait été pour tout recracher, sous les rires et les hourras de Ron et des Sam. « Sacrée gamine » avait déclaré L'Ancien, tandis que la bouteille allait à Dragon. Il avait d'abord refusé poliment, avant de céder sous la pression des regards insistants : il avait vite compris qu'il ne se défilerait pas. Avant même qu'il ait bu, Joanne le raillait déjà, bombait le torse en gonflant ses biceps. Il avait senti le liquide chaud dans sa bouche, avait goûté l'arôme des plantes, en avait presque apprécié la saveur. Puis la substance avait glissé, brûlant sa gorge et son estomac et tout son corps s'était embrasé. Il avait vomi, ce soir-là. Puis Roger était apparu. Roger était redescendu de la montagne pendant que le hameau festoyait, comme un charognard attiré par l'odeur du gibier, un fou par les rires. Il s'était campé là, loin du feu qu'ils avaient allumé entre les trois chaumières, où rôtissait encore le gibier, suant d'une graisse qui énervait les flammes. Il était resté dans l'ombre, afin que nul ne puisse le voir, en espérant peut-être qu'on le remarque et qu'on l'invite. Hésitant, il s'était dévoilé, petit à petit, un pas après l'autre ; la lumière venait grignoter ses ténèbres, les flammes ont commencées à danser sur sa face hirsute et à dévoiler sa présence. Ceux qui l'avaient remarqué l'ont d'abord ignoré, feignant la cécité puis l'indifférence. Enfin, Sam s'était levé, parce qu'il fallait bien quelqu'un pour initier quelque chose. Certains avaient cru qu'il allait frapper Roger, et Roger lui aussi y avait cru car ses paupières s'étaient fermées et sa tête et tout son corps avaient effectué un léger mouvement de recul mais Sam avait simplement passé son bras derrière l'épaule de Roger, un geste amical, comme on le fait avec un vieil ami ; il avait eu un regard entendu avec L'Ancien, L'Ancien qui voyait dans le regard du fils son compagnon de père, un homme qu'il respectait et qu'il aimait, puis Sam avait invité Roger d'une voix puissante, gonflant son timbre et l'assurant comme s'il défiait les autres d'y redire : « viens t'asseoir avec nous, nous avons à manger et à boire ». Roger n'avait pas bougé. Il avait dit : « le bébé va mieux ? » et Sam l'avait alors regardé, curieux : « oui, il va bien » avait-t-il répondu. Roger avait soufflé, ses épaules s'étaient affaissées : « tant mieux, je suis heureux. J'ai prié pour son salut. » Pendant tout ce temps, Ron n'avait pas eu un regard pour son père et ça lui coûtait de l'ignorer sciemment. Ce dernier, quant à lui, avait zieuté Dragon d'un œil timide et s'était assis loin de lui. « Il ne m'aime pas », avait pensé Dragon. Et ç'avait été son dernier souvenir avant les rêves.
Il arriva au milieu de la nuit. Il avait toqué ses sept coups ; d'habitude lents et espacés, ils étaient cette fois vifs et pressés. Dragon s'était dressé dans sa couche, alerte. Une mule renâclait, des sons à peine plus forts que le silence, mais le bruit de ses sabots dans l'herbe témoignait d'une méfiance inaccoutumée pour la bête habituée aux visites nocturnes du hameau. Le vent bruissait, dehors. Au loin, Dragon devinait le chant d'un oiseau nocturne et le jappement d'un loup solitaire qui lui rappela que les chiens avaient été emmenés, eux aussi ; ils n'avaient pas aboyé, cette nuit-là. L'air sentait l'orage. Les nuages qui désertaient le ciel pendant le jour n'en laissaient rien présager. Il n'avait plus plu depuis des jours, plus depuis la dernière fois. Le temps était sec, souvenir d'étés ou l'on suait en rêvant la pluie.
Ç'avait été une journée étouffante. La touffeur avait atteint son paroxysme peu après que l'astre avait culminé, quand il trônait par-dessus les montagnes pour les narguer, maître inaccessible. Ce n'était qu'en début de soirée, lorsque le vent avait poussé les nuages sous le soleil et que la chaleur était retombée légèrement qu'enfin ils avaient pu souffler.
Alors ils avaient enterré le bébé.
Il n'avait pas de nom alors ils l'avaient nommé Sam, pour que celui qui recueille les âmes puisse l'appeler jusqu'à lui. Petit-Sam, fils de Sam. Il avait rejoint le tertre mortuaire, parmi les mort-nés et autres enfants du hameau. Les asphodèles avaient été arrachées, leurs racines consommées et la butte chauve était laide mais ils lui avaient fait une belle tombe. Sam avait creusé et Joanne avait cueilli des Graines d'Étoiles, ainsi qu'elle appelait les petites fleurs dorées en forme de boutons, qu'elle avait jeté sur la terre retournée. Ils avaient demandé à Tantine de veiller au salut du bébé, et elle avait bredouillé quelques mots que personne n'avait compris. Joanne n'avait pas pleuré. Ses yeux humides et rouges avaient refusé de céder et elle avait conservé le regard fier et dur pour impressionner les adultes. Mère Jeanne, elle, tenait à peine debout. Elle sanglotait, serrant contre sa bouche un vieux linge sale, une couverture de petite taille avec laquelle elle essuyait ses larmes et se mouchait. Durant toute la cérémonie, elle s'y était cramponnée sans vouloir la lâcher et, seulement alors que le corps chétif et boursouflé disparaissait enfin, elle avait commencé à hurler et s'était jetée à genoux sur la tombe pour gratter la terre avec ses ongles. Sam et Ron l'avaient retenue de force mais elle avait supplié qu'on enterre Petit-Sam avec sa couverture, afin qu'il n'ait pas froid. Là, Joanne s'était enfuie en pleurant dans la chaumière. Et ils avaient tout recommencé.
Au septième coup, Dragon avait repoussé son drap. À travers le volet clôt, la lune poussait les ombres à l'intérieur de la chaumière, déjà plongée dans la pénombre. À tâtons, il contourna le lit pour se glisser vers celui de Tantine. Les ronflements irréguliers de la vieille femme contrastaient avec le calme de la nuit et son haleine aillée fouetta Dragon quand il approcha son visage du sien, adouci par la fraicheur mentholée que son corps exhalait. Tantine consommait un grand nombre de plantes, s'enrobait d'onguents aux odeurs variables mais celles d'ail et de menthe la quittaient rarement. Après l'enterrement, tous étaient rentrés et Dragon lui avait demandé : « Tantine, je voudrais un brin de sauge. Un seul. » Elle l'avait regardé, son dos voûté, une main sur sa hanche, sans savoir si elle devait avoir peur, honte ou autre chose. Mère Jeanne n'aurait pas supporté et le hameau aurait mis Tantine au ban ; on n'aurait plus partagé avec cette vieille, incapable de subvenir à ses propres nécessités. La guérisseuse ne guérit plus, alors quelle utilité ? Tantine avait simplement dit : « tu sais... » Dragon avait hoché la tête, sans rien montrer puisqu'il n'en pensait pas grand-chose ni ne savait quoi, et Tantine avait précisé : « tu sais, je n'en ai presque plus et... je... mon corps est vieux, Dragon... je... » Elle s'était interrompue, avait toussé et repris : « ça ne l'aurait pas sauvé... le bébé. Il était trop faible, il ne pouvait pas survivre ». Puis : « si quelqu'un d'autre tombait malade... toi... ou un adulte. On ne survivrait pas... sans Sam, par exemple ». « Je ne t'ai pas demandé de t'expliquer, Tantine. Je voudrais simplement un brin. Un seul brin, s'il te plaît. » Il avait essayé de prendre une voix neutre, elle guettait les inflexions. Comme il n'y en avait pas, ça l'avait désarmée. Elle avait commencé une phrase, elle avait failli lui demander « pourquoi ? » mais s'était ravisée à temps. À quoi bon ? Elle avait soulevé la peau qui servait de tapis l'été et de couverture pour les hivers, avait retiré la planche qui barrait un petit trou dans la terre et en avait extrait un coffret. « Tiens », avait-elle dit en tendant un brin desséché. Il l'avait remerciée, et était sorti. Quand il avait refermé la porte, il avait entendu ses sanglots à travers le montant de bois.
Tantine renâcla deux fois avant de rouler sur le côté, gémissant dans son sommeil.
— Tantine, chuchota Dragon. Tantine, il est là.
Ses yeux s'ouvrirent dans la pièce noire, deux ronds ternes, et Tantine cessa comme de respirer, un instant, avant que son souffle rauque n'expulse ses relents d'ail et de menthe.
— Il est là ? râla-t-elle.
— Oui, répondit Dragon en se pinçant le nez.
La vieille main tâtonna, lentement, ses doigts tremblants effleurant la chemise de Dragon avant de trouver un bras et s'y accrocher. La peau de Tantine était sèche et glaciale. Il reposa sa propre main par-dessus la sienne, l'enserrant pour lui communiquer un peu de sa propre chaleur.
— Allume une bougie, tu veux ?
Il hocha la tête. L'ombre blanche des gousses d'ail s'agitaient faiblement par le vent qui entrait, les tiges séchées et leur peau produisant un léger bruit de feuilles froissées. Tantine les suspendait au-dessus de sa couche et parfois lorsqu'il stagnait, l'air de la chaumière s'épaississait de l'odeur des bulbes morts qu'on avait même refusé de leur voler.
— Dragon ? Allume une bougie.
— Oui Tantine.
Il se releva tandis que Tantine gesticulait dans son lit, réveillant ses muscles froids et son corps engourdi pour les préparer à sortir de cette bienheureuse torpeur, une épreuve qui se renouvelait chaque jour et sa difficulté avec l'hiver. Le jaillissement de la flamme repoussa momentanément les ombres, là où ne les oubliait jamais vraiment. Dragon ouvrit la porte, les coups avaient cessé et il devinait le souffle empressé de qui patientait derrière. La lumière explosa au visage du visiteur et il leva le plat de la main en geste de défense, puis cligna. Sa barbe embrouillée et les plis de ses yeux ridés furent la première chose que constata Dragon.
— Bonsoir, dit-il. Pardonnez ma visite inopinément tardive mais je suis pressé par le besoin.
Il tourna la tête comme pour vérifier dans son dos et revint à Dragon.
— Comment va Tantine ? Elle peut marcher ?
Il risqua un œil à l'intérieur, leva un pied, prêt à passer le seuil, mais se ravisa.
— Entre... gémit faiblement Tantine. Dragon, fais-le entrer tu veux.
Avant que Dragon n'ouvre la bouche, il entrait. C'était un vieillard, inhabituellement énergique ce soir, calme et réservé d'habitude. Ils l'appelaient Tonton. Dragon ne lui connaissait pas d'autre nom pourtant il devait bien en porter un. Tonton, ça n'était pas vraiment un nom. Dragon ferma aussitôt mais son infinie précaution n'empêcha pas la porte de bailler d'un couinement lancinant. Dehors, la mule réagit, renâcla et frappa ses sabots dans la terre argileuse. Pourquoi amener une mule, la fidèle jument respirait calmement. Un battement d'ailes froissa la nuit. Graisser les gonds devenait un luxe auquel ils avaient renoncé, ce qu'ils conservaient servait à l'entretien des outils et à assaisonner leurs maigres bouillons. La truie de Sam avait dû accoucher depuis. Bête aimable et servile aux portées voraces, Dragon ne se souvenait pas d'un temps où elle n'avait pas été là.
La bougie luttait contre une pénombre impossible à dissiper ; des ombres hantaient les recoins de la chaumière dont on n'approchait plus passée la brune. Mais les cochons avaient été volé eux aussi et le suif, rendu précieux par cette disette, s'économisait sur le confort parce que la peur de la nuit s'ancrait trop loin dans le cœur des hommes ; alors ils repoussaient l'instant où ils s'abandonneraient aux ténèbres tout en s'y sachant voués. Tonton marcha d'un pas assuré jusqu'à la table où reposaient deux bols en terre cuite. De l'eau et des cailloux, une gousse d'ail et un peu de gras. Leur souper. Ils avaient laissé là cette poterie puisqu'ils ne puiseraient pas dans le filet d'eau trop mince de la rivière pour la rincer. Tonton repoussa les bols, tira de sa besace un épais codex qu'il déposa avec soin. Le bout des doigts sur la couverture, il se tourna vers Dragon, sans cesser de caresser le cuir de l'ouvrage :
— Je t'ai amené un livre, c'est un vieil ouvrage dont tu prendras soin. J'aurais aimé rester mais les choses se sont précipitées et je dois repartir. Quand je reviendrai, j'espère pouvoir t'emmener toi aussi.
Dragon hocha la tête, considérant le volume abimé plutôt que celui qui l'avait amené. Les livres ne voyaient pas ce que ses yeux contaient. Les livres n'essayeraient pas de le comprendre. Tonton arrivait toujours tard et repartait trop tôt. Il venait de quelque part et ce quelque part devait valoir au moins ici car il ne s'attardait jamais.
— Bien sûr Tonton.
Tonton, ainsi l'appelait-il et ce surnom possédait un il-ne-savait-quoi de presque filial. Tonton l'avait souvent visité ; toujours, d'aussi loin que Dragon s'en souvienne. Il ne l'attendait jamais et toujours à la fois, leurs rencontres intempestives ponctuées de désirs de manques et de frustration. Tonton portait malgré la touffeur l'épaisse cape de voyage dont il rabattait la capuche, n'ôtait qu'à l'intérieur et rajustait sur le départ. Seule sa barbe blanche, soigneusement entretenue d'habitude, distraitement négligée ce soir, et son regard un peu mélancolique, traversaient. Ses yeux fatigués pétillaient. Il sourit, creusant les rides à la commissure de ses lèvres et sur son front tandis qu'il découvrait son visage. Ce sourire n'avait rien et tout de joyeux à la fois. Son visage s'était émacié, ses fossettes creusées, les rides multipliées. Sa silhouette tassée remplissait mal des vêtements pas plus grands que ceux d'habitude car les mêmes. La première fois, Tonton avait paru très grand à Dragon. Son premier souvenir remontait à loin, peut-être même avant ses souvenirs. Il avait plu, cette nuit-là, Tonton s'était élevé par-dessus les flammes pour les éteindre, son ombre gigantesque et lumineuse avalant celle de ténèbres et de feu. Son visage rassurant l'avait invité à la confiance mais Dragon s'effrayait de ses yeux qui l'évitaient, et la tristesse que le regarder causait à Tonton. De la mélancolie et beaucoup de regrets. Son air n'était plus tant amène que las.
— Tantine, il faut venir avec moi. Pourras-tu chevaucher ?
Un râle :
— Pourquoi ?
— Il le faut.
Puis, les mots énoncés trop rapidement pour ressembler à une question :
— Comment vas-tu, Dragon ?
— Je vais bien.
Tonton s'était tourné vers Dragon, consumé d'un autre désir, un désir qui nuançait sa présence, ici sans être là, le précipiterait loin d'ici et rendaient gestes et paroles vives. Dragon détourna les yeux. Tonton s'était agenouillé face à lui, avait posé sa main sur son épaule. Sa main fripée mais douce, sa main chaude, dépourvue de cals, que Dragon voulut repousser en tout en blâmant cette puérile pensée. Il dépassait Tonton d'une tête, ce dernier bredouilla quelque chose : « Qu'est-ce que tu as grandi... », et Dragon hocha la tête. « C'est épatant, ajouta-t-il, incroyable... », sourit.
Il se releva, regardant tout et rien. Il fit quelque pas vers la couche de Tantine. Elle s'était levée, respirait rauque en s'appuyant contre le mur. Dragon caressait la couverture du codex. Un insecte venu trop près de la bougie disparut en une tâche noiraude.
— Tantine, le roi se meurt. Tu dois venir avec moi et nous devons partir maintenant. Il faut que tu le sauves Tantine, tu dois le sauver. J'ai amené une mule pour toi.
Puis, sans regarder Dragon :
— Je t'emmènerai Dragon, la prochaine fois. C'est promis.
Dragon hocha la tête, un sourire aux coins des lèvres.
Il n'y croyait pas.
Lorsqu'ils quittèrent la chaumière laissant Dragon seul, la bougie promettait encore une lente agonie.
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