Chapitre 4 : Le forestier
Les pins s'éloignaient et montaient vers le plateau et au-dessus tandis que désormais dominaient des hêtres et des frênes, partie est de la forêt glissant vers la plaine. La canopée s'affaissait soudain et densifiait, les bras épais des feuillus dardant vers le ciel en créant l'illusion d'un toit végétal où la lumière gouttait comme la pluie. Sur la sente s'amoncelaient les branches mortes, trop loin de l'orée pour qu'on vienne les ramasser. La piste se confondait à l'humus grouillant, les traces de Sam s'estompaient. L'obscurité naissante, l'amas des arbres et leur proximité, la respiration calme de la forêt et le souffle de sa vie invisible enfermaient ses invités dans son univers, un univers étrange et beau, inquiétant et merveilleux. Toute la forêt exprimait une force tranquille comme un monstre vorace.
— Tu entends ?
Joanne inspira, expira, hâtivement, ravalant un juron comme celui qu'elle venait de cracher, se relevant en grognant, les mains et les genoux boueux.
— QUOI encore ?
Une perle de sang roula de l'éraflure qui boursouflait sa joue, là où l'avait fouetté la branche. Joanne balaya de gestes trop énergiques les hardes de bêtes volantes qui grouillaient autour d'elle en poussant un cri. La chaleur qui se dégageait déjà de l'extérieur mêlée à l'humidité des récentes averses les faisaient suer tous deux et d'innombrables insectes venaient chercher leur peau moite.
— La forêt, c'est comme si... elle avait une voix. Comme si... elle parlait. Il y a les oiseaux, et le souffle du vent entre les arbres et... on croirait que tout ça n'a pas de sens mais... ils accompagnent nos pas et on dirait qu'ils essaient de nous dire quelque chose. Enfin, c'est ce que j'aime imaginer.
— Cette maudite forêt... Rhaaaa ! Qu'elle la ferme, sa gueule.
Si Dragon avançait méthodiquement, Joanne y allait à l'aveuglette. Et elle était tombée. Encore. Aussi vite qu'elle était apparue, sa rage s'envola tandis qu'elle essuyait ses mains sur sa robe.
— Mère Jeanne va pas être contente, si je crotte mes habits, rumina-t-elle.
Déjà, elle fouillait les alentours de la sente, faisant rouler un tronc mort, couvert de mousse.
— Et où qu'ils sont ces maudits champignons... Dragon !
— C'est drôle, j'ai l'impression de connaître cette forêt. Toi aussi tu as cette impression ?
Joanne tourna la tête, levant les yeux et soufflant :
— Tu dis toujours ça, c'est bête : c'est parce qu'on est déjà venu plein de fois.
— C'est pas ce que je veux dire. Je veux dire... en l'écoutant, c'est comme si elle nous montrait...
— Tu te rappelles la fois où on a trouvé un cerf ? Le pauvre agonisait encore et il était tout plein de sang.
— Oui, c'était étrange. Un ours ou des loups n'auraient jamais abandonné leur proie. La nature agit par besoin, pas pour nuire.
— Même qu'après on l'a mangé et Sam et Mère Jeanne était contents comme tout et j'ai jamais rien mangé d'aussi bon, tu te souviens, hein ? J'aimerais bien que Sam il ramène un cerf...
— Je me souviens.
— Dragon ?
— Oui ?
— Passe devant, d'accord ?
Plusieurs oiseaux chantaient à intermittence. Une grive et un geai rivalisaient d'ingéniosité pour se moquer l'un de l'autre. Dragon et Joanne avançaient l'un derrière l'autre, la sente rétrécissant, serrée entre les troncs qui s'élevaient en murailles, leurs racines se jetant par-dessus le chemin. Dragon ralentissait sciemment pour freiner Joanne, il sentait sur son épaule le poids de sa main mal assurée, et ses pas pressés. La forêt s'épaississait doucement, la lumière déclinait. S'éloignait. Tout disparaissait sous fourrés et broussailles. Buissons et ronces accrochaient peau et vêtements. La mousse recouvrait tout ce qui gisait, le gui parasitait les sapins réfractaires, isolés au milieu des feuillus. Les hommes n'empruntaient sûrement que peu ce passage.
— Sam s'est aventuré loin, cette fois. Pourquoi ?
— T'auras qu'à lui demander quand on le verra, tiens !
Puis, à son oreille :
— Où on est Dragon ? Je reconnais pas ici. Je crois pas qu'on soit déjà allé si loin.
La sente avait disparue. Autour, tout était semblable, des arbres, des arbres et des arbres. Leurs ombres noires sur la terre grise, comme de grands squelettes.
— Tu crois ?
— J'en suis sûre, chevrota Joanne.
Elle ajouta, dans un élan de colère :
— Des champignons non, mais pour sûr des limaces y en a ! Regarde, on dirait même qu'elles vont toutes au même endroit, c'est quoi qu'il y a là-bas, un rassemblement de limaces ? Peut-être qu'elles cherchent des escargots pour faire des bébés, hein Dragon ? Mère Jeanne dit qu'on peut les manger avec du saindoux, et qu'alors c'est bon.
Soudain, Joanne se tut. Toute légèreté avait quitté sa voix :
— Mais où est-ce qu'on va trouver du saindoux... on a plus les cochons...
— Les limaces et les escargots, c'est pas du tout pareil.
Dragon s'arrêta un instant, s'agenouilla.
— Mais tu as raison, dit-il, c'est étrange.
— Je veux qu'on rentre maintenant.
— Rentrer ? Je croyais que tu voulais trouver Sam... et... on a pas ramassé de champignons.
— Je veux plus de champignons, je veux rentrer. Regarde, on dirait qu'il fait nuit.
— Il fait pas nuit, c'est seulement que les arbres sont plus proches et leurs feuillages plus épais. Tu veux pas suivre les limaces ? Peut-être qu'on trouvera des escargots.
— Ou un ours.
Joanne, les bras ballants, se laissa tomber sur le cul.
— Non, grommela-t-elle, je veux rentrer.
— Tu entends ?
— J'entends QUOI ?
— Les oiseaux... ils ne chantent plus.
— Et alors, qu'est-ce que ça peut bien faire ?
— C'est bizarre, j'ai l'impression qu'ils nous ont accompagné jusqu'ici... et puis, plus rien.
« Comme s'ils voulaient qu'on les suive, comme s'ils nous indiquaient le chemin. »
Joanne haussa les épaules, croisant les bras :
— Et alors, peut-être qu'ils dorment. Ils doivent bien être fatigués à force de chanter. D'ailleurs ça dort comment un oiseau ? Mère Jeanne dit que c'est bon les oiseaux, mais que c'est dur d'en attraper. Dragon ?
— Oui ?
— Tu crois qu'on est perdus ?
— Non, je crois que la forêt nous indique le chemin. On devrait le suivre.
— Je veux faire demi-tour. Repartons par où on est venu.
Dragon s'approcha, tendant la main. Joanne refusa d'abord, puis considéra le geste. Elle hocha la tête et, d'un air résigné, le laissa la relever.
— Tu as entendu ?
— Quoi ?
— Dragon, t'entends ?! T'entends pas ?
Quelque part, loin devant eux, la Sifflote chantait. Gorgé par la pluie, le ruisseau qui descendait des sommets traversait la forêt en un bruit proche de celui du souffle du vent entre les arbres. À peine perceptible, il devenait évident dès qu'on tendait l'oreille.
— Si on trouve la Sifflote, on aura juste à la suivre et on sortira de la forêt, vers le hameau.
— Oui, faisons ça ! allons-y.
Un cri. Des bruits de feuilles écrasées, des branches brisées et deux grands yeux.
— Dragon, chuchota la voix de Joanne.
Avant qu'il ne le voie, il avait deviné. Un ours, un ours énorme, un grizzli leur faisait face. Hissé sur ses deux pattes arrière, l'animal déployait son imposante stature comme une menace aux visiteurs mais les dévisageait avec curiosité, la tête inclinée sur le côté. Dragon sentait le corps de Joanne, collé au sien, et sa chaleur, ses tremblements, sa peur.
— Joanne, ne bouge surtout pas. Il ne nous veut pas de mal.
L'animal demeurait cambré, plus préoccupé, semblait-il, par la présence d'étrangers à sa forêt qu'hostile. Dragon, levant les mains dans un geste apaisant, voulut alors lui parler. Trop tard, un cri, une ombre, serpentant entre les troncs. Dragon eut seulement le temps de fermer les yeux.
« Nous ne te voulons aucun mal », pensa-t-il.
Quand il les rouvrit, la bête avait disparu.
« Joanne. »
Aussitôt, il se précipita. Mais tout autour, il n'y avait que la forêt. Rien que la forêt. Les cris de Joanne s'estompèrent et disparurent, avalés par la forêt. Le vent s'était tu. Les oiseaux aussi. Au loin, le chant de l'eau et un point de lumière, comme un repère, perçait la hêtraie. Soudain, les arbres devinrent plus verts, plus forts, plus grands ; comme si leurs cimes, en s'élançant plus près du soleil, s'en étaient abreuvé pour nourrir leurs racines. Les branches charnues paraissaient dégorger d'une sève vitalisante qui tendaient les aiguilles et gorgeaient les feuilles, protégeaient le ciel et enveloppaient l'espace. Ici, la forêt était plus ancienne et bien installée, les troncs marqués d'une sagesse vieille de nombreux hivers ; pourtant, elle exhalait encore la force et la rapacité de la jeunesse et parmi les anciens, quelques chétifs arbustes frayaient, taillant la place misérable qu'abandonnaient les ancêtres, au prix d'une guerre dont cent vies d'hommes ne sauraient témoigner.
Il y avait une clairière. Dans cette clairière serpentait un ruisseau. Tout autour, une herbe grasse foisonnait près de l'eau mais ce qui étonnait, c'étaient tous ces animaux rassemblés, comme si la forêt s'était amassée là, près de cette étrange créature au corps rugueux, à la peau grise et pierreuse et couverte de mousse. Sur son crâne poussait une touffe d'herbe et son dos semblait recouvert d'écorce. À côté, un grand chêne trempait ses racines dans la berge. Un chêne plus haut que tous les autres arbres, au milieu de la clairière, où la créature patientait, assise sur une pierre. Ses yeux d'un bleu profond rencontrèrent ceux de Dragon, et ne le lâchèrent plus.
— Draur, fit la créature, d'une voix profonde aux accents chantants.
Ses membres s'activèrent, il se leva, tout son corps semblait se déplacer comme une montagne. Autour de lui, les oiseaux, les rongeurs et même un couple de cervidés attendaient, paisiblement. Une laie levait sa hure et la remuait dans l'air, comme pour renifler le vent et l'odeur de l'étranger, sa portée de marcassins affairée à se rouler dans l'herbe.
— Alors tu es là, draur. Je ne le croyais pas.
Il parlait avec une infinie lenteur. Un souffle rauque, il ajouta :
— Je te cherchais.
— Qui vous l'a dit ?
Le corbeau logé sur l'épaule de la créature coassa avant de prendre son envol. Cette dernière suivit la courbe du vol de l'oiseau, avant de revenir à Dragon. Son regard s'insinuait en lui, coulait comme l'eau dans son lit.
— Les corbeaux. Ils savent ce qu'il faut savoir.
— Qu'est-ce qu'il vient de dire ?
— Tu ne le comprends pas ?
Dragon hocha la tête, cherchant dans la clairière les oiseaux noirs mais n'en aperçut aucun.
— Je suis venu te chercher, tu dois venir avec moi.
— Pourquoi ?
— Nous avons besoin de toi.
— Vous n'êtes pas les seuls.
— Non. Les manneslaffes, ils viennent.
— Ils sont déjà venus.
— Non. Pas les manneslaffes.
— Je ne peux pas venir avec vous. Ils ont besoin de moi, ici.
— Tu ne viendras pas ?
— C'est ce qu'il a dit.
Un instant, la créature sembla empreinte de tristesse, comme si ses yeux se gonflaient de larmes mais qu'ils ne pouvaient pleurer.
— Vous êtes un forestier, n'est-ce pas ?
— Je ne peux pas répondre à ça, draur. J'ai autant de noms qu'on me nomme. Les manneslaffes se nomment-ils ainsi où l'a-t-on choisi pour eux ? Comment t'appellent-ils, toi ?
— Dragon.
— C'est un beau nom. A-t-on fini ?
— Pourrais-je vous retrouver ici ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Vieux. Fatigué. Et La Forêt se porte bien, elle n'a pas besoin de moi.
Puis :
— Nous avons fini.
Dragon s'assit, et regarda la créature s'en aller. Les habitants du hameau tenaient les forestiers en haute estime, ils les disaient porteur de chance et protecteurs des bois. Parmi les monstres de légendes, ceux-ci avaient toutes les faveurs. Dans la clairière, les animaux disparurent lentement, un à un. Tous, ils prirent soin d'ignorer Dragon, et ne se retournèrent pas pour le regarder.
— Je dois encore apprendre, murmura-t-il en guise d'excuse.
Et il baissa les yeux pour fixer ses mains.
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