Chapitre 22 : Aux armes !

Le bayle résonnait d'un martellement de pas comme le battement de cent tambours auxquels se joignaient multitude de cris. Par-dessus la porte de Chateaubourg et ses remparts, le feu colorait le ciel et ses nues de sang, jetant sur l'intérieur de la cour un semblant de lumière, donnant au sol de terre battue un aspect de sable rouge poussiéreux. Le vent, venu du nord, s'engouffrait entre les larges battants entrouverts, soufflant des cendres en une volée de monstres noirs. Le brûlé, ça sentait le brûlé.

Adam leva son épée par-dessus sa tête, essuyant son visage de l'autre main :

— Aux armes, soldats ! Pour Chateaubourg, sus ! Pour Chateaubourg !

Il fut bousculé de flanc, serra les dents en s'appuyant sur son épée ; une ombre passa dans son champ, parmi dizaines d'autres silhouettes. De ces silhouettes, il ne voyait point les visages. Elles venaient pour lui ; oui, elles venaient prendre le roi. Des cris et des pleurs sourdaient de partout ; le hennissement des chevaux, le hurlement des chiens enflaient dans la nuit. Adam serra les doigts sur la poignée de son épée ; il avait seulement pris le temps de la récupérer avant de se précipiter dehors, elle lui semblait plus légère qu'il ne s'en souvenait. Un homme à la peau sombre marchait dans la cour, sa lame dégouttant dans la poussière. Adam s'avança vers lui mais l'homme s'était immobilisé, regardant derrière. D'autres arrivaient, nul ne les empêchait d'entrer. Adam leva son arme mais l'homme, écarquillant les yeux, lui saisit l'avant-bras avant qu'il ne le frappe. « Qu'esse tu fous, idiot ?! » vociféra-il en repoussant Adam. La douleur s'élança à travers Adam dans tout son corps, tandis que l'autre s'éloignait en pestant. Il leva les yeux vers les remparts : on les avait dégarnis, des factionnaires il n'en restait qu'une douzaine ; seuls quelques archers, leurs arcs à la main, guettaient, inertes comme des statues. Adam fut bousculé et projeté à terre, se mordant la lèvre en tombant. Un soldat passa devant lui, le regarda sans voir ; un homme aux traits noircis de suie, à la peau barbouillée de charbon que soulignait la lumière rouge d'un ciel teinté de feu, à la barbe épaisse qui sculptait son visage. Adam reconnut sous ses vêtements couverts de cendres un soldat de Chateaubourg. Il tourna la tête : des enfants glissaient leurs mufles hors des tentes, des manants quittaient précipitamment leurs logis, visages lourds du sommeil auquel le bruit et la peur les avait arrachés. Pourtant, ils allaient vers les hommes, massés à l'intérieur de la cour. Et leurs brailleries n'avaient aucun sens.

Un adolescent traversa, il avait le visage éclaboussé de rouge.

— Où est Ernfrank ?!

Adam l'avait saisi, fixait l'adolescent qui évitait son regard en secouant les épaules.

— As-tu vu le connétable Ernfrank ?!

Il remarqua qu'il hurlait, et reprit plus bas :

— As-tu vu le connétable Ernfrank ? Qui organise la défense ?

Autour d'eux, des silhouettes glissaient en désordre. L'adolescent, d'un mouvement, essaya de se dépêtrer mais Adam l'empêchait. Ses lèvres s'agitaient, déversant une litanie en un murmure :

— Y z'arrivent... y z'arrivent... Y z'ont tué Babert...

Adam lâcha l'adolescent ; ce dernier restât béat, répétant les mêmes mots, avant de remarquer qu'il était libre et de s'enfuir, jetant derrière lui des coups d'œil craintifs.

— Mais où est Ernfrank ! jura Adam. Où est le connétable ?!

— Claude ! Claude c'est toi ?! répondit un vieillard en clopinant.

— Paulin ! Vous avez vu mon Paulin ? reprit une voix de femme.

Soudain, les hommes affluèrent dans Chateaubourg. À travers les portes entrebâillées sur un abysse de flammes, ils arrivaient par groupes disparates ; de un, de deux, de trois, en désordre. Ils portaient des gambisons déchirés, des armures de cuir usé ou venaient en tunique et en braies. Certains avaient des casques, certains des épées, parfois un couteau ou un bâton. Et les manants quittaient leurs logis, jetés parmi la foule. Les manants se confondaient aux soldats, les soldats se confondaient aux manants. Tous avaient l'air de loqueteux, ils erraient comme des damnés. Des mères, des épouses, des sœurs hurlaient le nom de ceux qu'elles espéraient retrouver. Ce n'était pas une armée qui se préparait à la guerre ; si guerre il y avait eu, déjà elle s'achevait.

— Qu'esse que c'est ?! braillait un vieillard en agitant un couteau de cordonnier. Où y sont ?!

— Les portes ! Pourquoi les portes restent ouvertes ?! répondait un autre.

— Des soins, y lui faut des soins !

Deux soldats venaient d'apparaître, supportant un troisième aux pattes trainantes.

— Un mire ! Faut un mire ! répondit la voix désespérée d'un des deux compagnons.

Adam leva la tête. Le ciel était rouge, les remparts dégarnis et les portes restaient ouvertes.

— Paulin ! Paulin !

— Fermez les portes ! Soldats, fermez les portes ! hurlait Adam.

Mais nul ne l'écoutait et soudain, il s'imagina au milieu du brouhaha : un homme en chemise, le crâne rasé en guerrier avec ses seules chausses et une épée à la main. Le roi Adam ignoré de ses sujets. Savaient-ils seulement qu'il était là, parmi eux ? Soudain le nom d'Ernfrank fut lancé une fois, avant d'être repris en écho en chœur. L'attroupement se déplaça près des portes tandis qu'un homme braillait « Écartez-vous ! Laissez passer le connétable Ernfrank ! » Adam se leva sur la pointe des pieds, comme bien d'autres, pour essayer d'apercevoir comme eux celui qu'on louait et saluait en héros. Il y avait le bruit et l'odeur, la fureur et le feu mais ce qui dominait cette furie, ce n'était point l'effroi.

— Fermez les portes ! tonna la voix du connétable.

À peine ordonnait-il qu'on s'exécutât et dans un brouhaha confus, les lourds battants grincèrent. Parmi la peur, parmi la douleur, il y avait le soulagement. Une femme relança : « Paulin, vous avez vu mon Paulin ?! » Ce n'étaient pas la foule, le ciel ou quoi que ce soit qu'elle interrogeait et suppliait ainsi, elle s'adressait au connétable. Il y avait des plaintes craintives, des appels et des soupirs ; pourtant les soldats semblaient plutôt fêter la victoire qu'une défaite à venir et nombreux manants s'y joignaient. Il y eut une énième exultation bruyante et un tonnerre d'accolades viriles, le nom du connétable scandé, récité comme une prière salutaire. Adam s'était préparé à mener la guerre, mais pour ça on ne l'avait point attendu. Ce que partageait son peuple maintenant, ce n'était pas la même chose que lui. Il ne les comprenait point.

Il avança en trainant la patte, repoussant les manants et les mômes. La pointe de son épée râclait par terre en crissant dans la poussière ; il avait le goût du sang dans la bouche, mal au crâne et à la mâchoire. Les gens, manants et soldats agglomérés, s'écartaient de mauvaise foi en jurant ; ça n'avait pas d'importance. Adam devinait la silhouette d'Ernfrank, entouré de ses fidèles extasiés. Sans voir son visage, il jurait qu'il souriait. Il le ressentait dans ses tripes ; ce sourire le fouaillait comme un couteau.

— Ernfrank !

Il n'y avait jamais eu d'ennemis à vaincre, pas dehors. Ernfrank, comme tous les autres, l'avait trompé. Les ennemis s'accumulaient là : dans la cour ; ils étaient partout.

— Ernfrank !

Mais Ernfrank ne l'entendait pas. Sa grande tête apparut un instant : il avait l'air las et un sourire heureux. Adam fit un pas, mais un mouvement l'arrêta.

— Non, murmura la voix.

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