Chapitre 21 : Rupture
Adam leva la tête du parchemin, le souleva à hauteur de ses yeux et souffla sur les lettres pour les figer. Une larme avait dilué l'encre au pied du court mot, là où il avait signé. Qu'importe ; il reposa la missive et saisissant un pâté de cire, il en approcha la flamme de la bougie pour la faire fondre, coulant quelques gouttes en lieu et place de sa signature puis, hésitant, il utilisa la bague de Cassadre pour apposer son sceau : le dragon de Gontrand. Il y trouvait une ironie morbide mais, ainsi, impossible de douter de la provenance du message ; il était le dernier à signer de ce sceau depuis qu'il l'avait fait proscrire. Il fit tourner la bague à son doigt, replaçant le motif vers l'intérieur de sa main.
Il avait réussi à retenir ses larmes devant Jolimar ; à vrai dire, la colère avait dominé la tristesse mais maintenant, Jolimar était parti et s'il devait revenir... Non, Jolimar ressassait, mais il n'était point sénile ; il comprendrait bien assez tôt l'issue qu'Adam lui avait offert, et leur épargnerait à tous les deux cette énième douleur. Adam se renversa sur sa chaise et se laissa aller à pleurer. Il avait détruit cette dernière trace de son passé, de son enfance. Il la regretterait une dernière fois, là où nul n'en serait témoin. Personne ne le trouverait ici, en pleine nuit dans la bibliothèque où il faisait bon entre ses murs épais ; Herbert devait se lever aux aurores comme le lui imposait la discipline qu'il s'appliquait depuis si longtemps, en attendant la bibliothèque resterait inoccupée. Enfant, Adam avait trouvé idiot cet adolescent et ses horribles préceptes, il avait haï ce gamin qui s'infligeait une vie rigoureuse au lieu de profiter de la liberté qu'offrait sa condition à ceux de son âge. Mais Herbert était un orphelin dont nul ne se souciait, s'il ne s'était pas rendu nécessaire au château on l'en aurait probablement chassé. Il y résidait maintenant depuis vingt ans, et sa connaissance des archives de la bibliothèque l'avait rendu irremplaçable.
Adam se leva, reboucha l'encrier et, soigneusement, enroula le parchemin avant de le glisser dans le petit tube de cuir et quitter la bibliothèque. Depuis les baraquements provenaient encore le bruit de voix étouffées ; qu'ils s'amusent ce soir, mais demain il parlerait à Ernfrank. Il traversa la courtine intérieure, rejoignit le donjon. Après le départ de Jolimar, Adam avait bien essayé de dormir mais aussitôt allongé, son esprit fatigué s'était réveillé. Il ne cessait de refaire la discussion, agençant au mieux les mots qu'il n'avait pas prononcé, supposant les non-dits. Cette effervescence l'avait forcé à quitter ses draps et il avait trainé son corps las hors du lit, de nouveau saisi de fatigue au contact du sol nu et froid. Il n'avait pas pris sa canne et le regrettait, mais il devrait si habituer désormais : plus jamais il ne montrerait signe de faiblesse.
Au lieu de retourner à ses appartements, il rejoignit ceux d'Eimond. C'était une petite chambre, luxueuse à l'époque de Cassadre car autrefois utile à recevoir mais ils ne recevaient plus et Adam l'avait dépouillée lors d'un hiver de famine. Il soupira en voyant la porte s'ouvrir sous sa poussée ; il n'avait pas pensé à confisquer ses clefs à Eimond mais, heureusement, il n'aurait pas à réveiller un serviteur. La pièce était plongée dans le noir, et il trouva rapidement une bougie qu'il alluma. Le vent s'invitait par la fenêtre et faisait battre les grands rideaux de lin. Eimond avait insisté pour et Adam se rappelait encore lui avoir concédé cette faveur, et la honte qu'il avait ressenti de devoir réquisitionner un tailleur compétent à ce seul effet. Etonnamment, la pièce était parfaitement rangée, le lit fait de frais et le sol couvert de roseaux encore odorants. Adam avait pourtant écarté le domestique d'Eimond, une fois que le jeune noble l'avait particulièrement énervé. Raisons de trésorerie, avait-il invoqué ; « Vous êtes le trésorier, vous devriez le savoir. » Avait-il sous-estimé Eimond, qui empruntait la poterne à son su pour aller chercher des roseaux frais ? Impossible, Adam s'était bien gardé de lui révéler son emplacement. Non, Eimond avait forcément trouvé à corrompre un domestique. Encore une énième traitrise.
Adam fouilla la pièce mais, ainsi qu'il s'en doutait, il n'y trouva point d'oiseau, ni cage. Eimond ne se serait jamais encombré de la compagnie d'un pigeon ; ces animaux étaient trop répugnants et bruyants pour le jeune noble et il n'était pas si malin pour garder ses arrières. Il regrettait d'avoir relâché les pigeons bourgvallois, maintenant. Adam fouilla le bureau, trouva une série de missives que l'on n'avait pas pris la peine de dissimuler. Il feuilleta les papiers ; le seigneur de Villemond conservait un ton sec avec son fils, ne traitait que de banalités sans effusions sensibles ; des nouvelles d'une mère, d'un frère ou d'un cousin. Eimond et son père correspondaient-ils en code, ou le fils soumettait-il les missives les plus secrètes au jugement du feu ? Adam se retourna pour scruter l'âtre, mais nulle trace n'indiquait qu'on l'ait utilisé cet été et on ne s'était pas soucié d'apporter des bûches en prévision. Probablement Adam n'en saurait-il jamais rien, et Eimond pourrait bien emporter ce mystère avec lui. Soudain, une lettre fit sursauter Adam : « Avez-vous abordé avec votre seigneur Adam la proposition de mariage ? » disait-elle entre deux lignes qui énuméraient des relevés de trésorerie. Adam froissa la lettre. Tant pis, ce n'était plus important. Il fouilla la penderie, rapidement et sans trop d'espoir, mais n'y trouva que l'épée qu'il avait faite forger par Robert pour Eimond, parmi nombre d'habits superflus. Il la lui avait offerte lorsqu'il avait finalement décider d'accorder un peu d'intérêt au jeune noble, mais n'avait jamais vu ce dernier s'en servir. Eimond la conservait soigneusement rangée dans son fourreau et entourée d'un linge avec ses beaux habits. Adam soupira et quitta la pièce.
Chaque fois qu'il avait sous-estimé Eimond, ce dernier l'avait étonné. C'était ce à quoi il songeait en se dirigeant vers le pigeonnier, essayant d'oublier la douleur lancée par sa jambe. Même la chambre impeccable du jeune noble était encore un indice en sa faveur. Eimond recelait de plus de tours que ne semblait supposer sa frivolité apparente ; c'était d'ailleurs un excellent trésorier, à la mémoire impeccable et au souci du détail, qui avait su se rendre nécessaire alors même que le rôle de trésorier semblait superflu. Adam se souvenait qu'Eimond lui avait parlé d'un assassin. C'était une affaire idiote, un seigneur mineur se revendiquait descendant direct de Gontrand et portait sur Chateaubourg-Fortmage ses intérêts les plus vifs. Il ne s'en était que peu inquiété, y voyant une énième manigance bourgvalloise. « Certainement, avait dit Eimond, vous n'aurez pas à craindre ce foutriquet tant qu'est reconnu votre pouvoir, puisque vous êtes le descendant direct de Cassadre, que votre peuple s'en contente, qu'il a à manger et que nul seigneur bourgvallois ne souhaitera porter une guerre ouverte couteuse contre Chateaubourg. Supposez alors que le vent tourne, et que le peuple de Chateaubourg en proie à des difficultés cherche à se sauver le premier. Qu'imaginez-vous qu'il arrive ? Le premier arriviste pourra alors leur sembler digne, et justifier votre chute. N'oubliez pas que nombre de seigneur aimerait voir Chateaubourg sous leur propre gouverne, des seigneurs influents et dont les greniers sont pleins. La guilde a l'habitude de mener ses guerres à grands coups de monnaie, et Chateaubourg ne serait pas le premier fief à se vendre aux marchands. » Pourtant, Adam s'était senti insulté qu'Eimond ose seulement lui proposer de requérir aux services d'un assassin, et il avait balayé l'affaire d'un geste de la main. Ce n'était pas ainsi qu'il comptait régner, et c'était pourtant à peine deux ans plus tôt. « Si jamais vous changiez d'avis, avait insisté Eimond, demandez Gruge. Il mène une bande mercenaire dont l'efficacité a été maintes fois éprouvée. » Le souvenir lui était revenu soudain, alors qu'il regardait le plafond de sa chambre. Jolimar était déjà loin. Juste après, Adam avait quitté son lit pour la bibliothèque.
Il arriva dans le pigeonnier endormi, butant sur la dernière marche et laissant tomber sa bougie. Il la ramassa avant qu'elle ne s'étouffe, et se releva. Il regrettait sa canne. Les pigeons roucoulèrent avec curiosité en voyant la lumière. Ce matin même, il s'était trouvé là alors qu'il faisait nuit, ainsi qu'à cet instant, mais il lui semblait que ç'avait été un autre homme, un homme effrayé et inquiet. Il approcha les boulins un par un, avant de distinguer ce qu'il cherchait parmi ses propres pigeons de Chateaubourg : un morceau de tissu rouge, la couleur du seigneur de Villemond. Approchant pour le saisir, il remarqua à côté un pigeon mieux réveillé, auquel un attirail lacé de cuir retenait encore un tube en cuir. Piqué de curiosité, il l'ouvrit aussitôt, tombant sur une lettre cachetée du seigneur de Villemond ; le père d'Eimond avait répondu à son fils, et Eimond venait sûrement s'enquérir d'une réponse quand il l'avait surpris ! Mais le pigeon était arrivé trop tard. Aussitôt, Adam lut, et il se sentit encore plus résolu en voyant le message à peine codé. Le seigneur de Villemond avait la plume soigneuse et précise, il n'avait pas tremblé comme Adam en traçant ses lettres aiguisées. « Si le seigneur Adam devait durer en maladie, écrivait le seigneur de Villemond, n'agissez point trop promptement, vous me mettriez en embarras. Surtout, veillez à me rendre fier. Je verrai à envoyer des provisions au plus tôt, mais mes greniers sont vides. » Adam se saisit de son propre message, attrapa un pigeon et lui enfila un harnais, accrochant bien le tube de cuir. Il avait toujours refusé les services d'un assassin qu'il jugeait aussi indigne qu'inutile. Pourtant, en refusant d'agir, il avait souvent laissé le soin à d'autres de jouer avant lui. Eimond poursuivait ses propres ambitions, et Jolimar répéterait inlassablement ses erreurs par simple pêché d'orgueil. Il se dirigea vers la fenêtre où le vent lui souffla une bourrasque d'orage. Il tenait le pigeon au ruban rouge entre ses mains, et ce dernier s'empressait déjà de prendre son vol pour retrouver les siens. Arrivé à quelques pas de la fenêtre, il s'arrêta un instant, pris de remords ; un chien hurla dans la nuit, et Adam crut même entendre un cri lointain. Il avait longuement hésité avant d'ajouter d'une écriture tremblante : « Il se trouvera sûrement avec un vieil homme, et peut-être ce dernier ferait-il mieux de disparaitre lui aussi. Quoi que vous choisissiez, je vous demande qu'il ne souffre point, et surtout de n'en jamais rien savoir. » Il inspira, et libéra le pigeon qui prit son envol dans un claquement d'ailes. Non, il n'accepterait pas de souffrir un autre Ædrian. Les magiciens avaient décidé trop longtemps du sort des hommes, et il était temps pour ces derniers de choisir leur propre sort.
Il yeut d'autres cris depuis l'extérieur, plus loin que le donjon, plus loin que lacour, provenant de la plaine peut-être. « Alors ça y est, ilsviennent » pensa Adam en s'approchant de la fenêtre. « Et dire qued'ici quelques jours seulement, ce sera la nouvelle lune. Si nous survivons àcette nuit, Robert aura achevé l'ouvrage des silves. Crèvecœur devra sepresser, et les silves répondre, ou il en coutera à leur émissaire. Rien nepeut plus justifier que je sois inactif. » Depuis la fenêtre, il voyait rougeoyerle ciel. « C'est déjà l'aube ? » songea-t-il avec mélancolie.Mais ce n'était pas l'aube, le ciel était noir de nuit et c'étaient unemultitude de torches qui couraient en hurlant vers les portes de Chateaubourg.Dans leur sillage, le bourg entier brûlait et illuminait la nuit.
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