Chapitre 20 : Jolimar

Jolimar abordait la partie ravinée quand il remarqua les cris qu'affolaient sa jument. Aussitôt, il la fit s'arrêter, et se coucha sur son encolure en la caressant tendrement du bout des doigts :

— Du calme, Boute-en-train, du calme ma belle.

Boute-en-train renâcla, frappant du sabot et secoua la tête. Jolimar chuchotait, la bouche collée à son oreille ; il s'arrêta lorsqu'enfin il la sentit s'apaiser, mais l'écho des cris les avaient happés tous les deux. Elle connaissait le chemin, et ils avaient dépassé les nuages les plus gros. La lumière lunaire faisait briller les cailloux devant eux, et luire le vide. Jolimar pressa doucement ses genoux contre les flancs de la jument, ignorant son propre trouble, parlant à mi-voix pour la guider : ce n'était certainement pas le moment que la jument s'affole ; un faux-pas les précipiterait tous les deux au fond d'un ravin. Il entendit rouler une pierre, entrainant avec elle une volée de petits cailloux qui dégringolèrent en tintant.

— Allons, ma belle. Allons.

Il jeta un regard en arrière, mais ne vit rien que les gros nuages amassés au-dessus de Fortmage. La montagne répercutait les cris, il sentait la jument tendre l'oreille ; son pas était moins assuré, et elle écoutait comme lui ce qui venait d'en bas.

— Ce n'est rien, Boute-en-train, nous ne craignons rien ici. Concentrons-nous sur notre chemin, veux-tu ma belle ?

Le chemin, à peine un sentier, longeait la falaise en s'entortillant autour. Cette portion ne durait pas, et ils avaient tous deux l'habitude de la pratiquer à la faveur de la nuit, mais cette nuit-là était la plus sombre de toutes les nuits depuis fort longtemps. Ils avaient quitté Fortmage par la poterne mais Jeannot, qui les saluait d'habitude avec jovialité, était absent ce soir-là, sûrement affecté à la défense du château plutôt qu'à contrôler ses sorties. Pour la première fois, Jolimar avait regretté l'absence du garde et son ton enjoué, sa curiosité. Il avait quitté Fortmage la boule au ventre, sans vraiment se l'expliquer sur le moment ; parce que Jeannot devait être là à son retour, ainsi qu'il en était depuis dix ans, ils se salueraient bien assez tôt. Sauf que plus jamais Jeannot ne mimerait les curieux devant ces sorties nocturnes, s'il devait ne plus y en avoir. Une fois Dragon ramené à Fortmage, Jolimar n'aurait plus l'occasion de sortir vadrouiller en pleine nuit, il resterait au château et le formerait. Il sentit ses articulations se tendre, ses muscles lui faire mal. Jolimar était un vieillard, et l'essentiel de sa vie avait passé, c'était ainsi. Il souffla en bouffant l'air nocturne, et essaya d'apercevoir la lune. On ne la voyait point, on la devinait seulement à son ombre blême sur un nuage gris.

Ils étaient arrivés à l'extrémité du sentier écorché ; il continuait plus haut, plus escarpé encore et s'envolait vers les sommets dentelés des Scies. Leur chemin à eux redescendait en pente douce, serpentait vers le plateau et le hameau de Tantine où habitait Dragon. Désormais le chemin était aisé, une promenade agréable par une nuit accueillante. Une brise amenait la fraîcheur, il faisait bon à cette hauteur et avaient abandonné les moustiques et autres trouble-fêtes ; les insectes ne s'aventuraient pas là où le vent soufflait, ni ne troublaient ce silence. Parfois, l'ombre d'un rapace nocturne se faisait devinait au glissement de ses ailes sur la soie nocturne, mais c'était tout et ils étaient rares. Finalement, rien n'obligeait Jolimar à retourner à la chaleur de Fortmage, à son odeur de fosse et à son étouffante cellule sous la terre. Son devoir, il n'en avait plus, Adam l'en avait dépouillé. D'ailleurs, Jolimar se demandait encore quel accueil ils leur réserveraient. Sans s'étendre, il fut rappelé par les cris. Ils leurs parvenaient moins, plus lointains et étouffés ; Jolimar avait laissé une montagne derrière lui et pourtant, les échos parvenaient encore jusqu'à lui. Ayant arrêté Boute-en-train, il se tourna sur sa selle et jeta un regard en contrebas. Chateaubourg n'apparaissait pas vraiment, même en plein jour il n'aurait été qu'une grosse tâche de la forme d'un souvenir ; un endroit auquel Jolimar s'attachait mais où il n'était plus nécessaire, où il n'était plus même le bienvenu. Il secoua la tête : « Que deviendra Tantine » songea-t-il. Mais Tantine n'aurait pas supporté un autre voyage et ses talents seraient utiles à Adam, appréciés et respectés. S'il ne pouvait apercevoir le donjon de Fortmage, ni le bourg et les maisons de Chateaubourg, il voyait à travers la trouée des nuages le ciel coloré de rouge. Non, Adam ne l'avait jamais invité à revenir, tout dans ses paroles le poussait à s'enfuir mais Adam ne l'avait pas énoncé, c'était Jolimar seul qui s'était convaincu du contraire mais le premier avait abandonné la magie et chassé à jamais ses sujets. Jolimar avait assisté à la construction du bourg, l'essor de l'académie et sachant la fin de l'un, il devinait maintenant se consumer l'autre. Dix ans auparavant, il avait caché l'enfant de Cassadre à son frère le roi, et ce dernier n'en savais rien, et cela devrait ne pas changer. Si Dragon ne devait jamais être en sécurité à Fortmage, si Fortmage n'était plus Fortmage et si Jolimar devait former un dernier disciple à la magie, il devrait aussi ne jamais revenir chez lui. Il avait repoussé cette issue si longtemps, espérer d'autres en décider à sa place. Mais Jolimar n'abandonnerait pas l'héritage de Cassadre, même si cela devait l'écarter de ses origines ; il survivrait ailleurs et elle à travers lui. Peut-être ainsi en ressortirait-il quelque chose de bon, qui profiterait à tous comme l'avait été le règne de la reine. Saisissant la bride de Boute-en-train, Jolimar soupira :

— Adam, qu'as-tu fait.

Et talonnant Boute-en-train, il les poussa loin, très loin de leur foyer.

Lapluie commençait à tomber.

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