Chapitre 2 : Le chemin de la forêt

La forêt était humide, son sol gorgé d'eau. Au pied des pins, l'herbe foulée devenait une sente boueuse, tapissée d'aiguilles, où s'imprimaient les traces de Sam qui les précédait. Sam était piètre chasseur, il ne ramenait jamais grand-chose et cette tâche incombait plus généralement à Roger. Ce dernier s'en sortait à peine mieux, la faute à un gibier rare qui préférait des pâtures plus vertes à celles-ci ; mais la patience que le premier déployait à tanner, le second l'exprimait à la traque. La survie du hameau avait souvent dépendu de la complémentarité de ses membres. Longtemps, Sam et Roger avaient même été proches ; Roger était aimé et respecté par la petite communauté. Mais cela datait désormais, et si l'on y pensait encore c'était avec amertume. Car c'était avant le retour des temps difficiles, avant qu'ils se souviennent que le besoin rendait chacun nécessaire. Longtemps avant qu'on leur dise, en leur dérobant le peu de leurs biens, qu'ils faisaient partie du monde dont ils s'étaient éloignés.

— Dragon ? Dragon ? On y va ?

Elle chatouilla les cotes de Dragon du bout du coude, un sourire taquin collé sur la figure, ses yeux rivés sur lui.

— Oui.

Joanne trépignait. Naturellement, elle avait insisté pour qu'ils suivent Sam. « Pas trop loin, pas plus loin qu'on est déjà allés », avait-elle précisé, l'air à peine coupable. C'était après qu'elle eut rattrapé Dragon, essoufflée. Il avait entendu Joanne avant de la voir ; il errait en solitaire, lorgnant les pins et rêvassant, ses pas l'avaient porté jusqu'ici malgré lui, et Joanne le hélait : « Dragon ! Dragon ! », tandis qu'elle dévalait la pente derrière laquelle poussaient les toits du hameau. Elle fonçait sans regarder ses pieds, ses bras brassant l'air comme des ailes et elle avait trébuché, peut-être, en tout cas n'avait-elle pas volé ; elle avait roulé en bas en jurant avant de jeter un œil inquiet derrière elle et de reprendre sa course ; passée devant Dragon elle l'avait attrapé à la dérobée et entraîné dans sa cavalcade. Seulement quand ils avaient été assez loin, elle s'était arrêtée et sans reprendre son souffle lui avait demandé :

— On va cueillir des champignons, hein Dragon ?! Mère Jeanne dit qu'y a toujours un tas de champignons qui pousse après chaque pluie.

— Qu'est-ce que tu fuis ? avait répliqué Dragon d'un ton qu'il voulait plus ironique que sévère.

— Pfeuh, avait-elle craché, Mère Jeanne voudrait que je reste avec le bébé mais qu'est-ce que tu veux bien que j'en fasse du bébé ? J'y connais rien, moi, aux bébés. Pourquoi Sam il irait chasser et moi je resterais là-bas comme une bonne à rien ? Hein, Dragon ? Pourquoi ? Si on peut pas chasser parce qu'on est trop jeunes, on est jamais trop jeunes pour chercher des champignons, hein ? Même le bébé pourrait le faire, de chercher des champignons. Alors, on y va, hein ?

Dragon avait levé les yeux vers le ciel bleu et gris puis soufflé, avant de les planter dans ceux de Joanne :

— Seulement des champignons, hein ?

Joanne adorait la forêt et zieuter sa lisière, les réserves de Mère Jeanne pour qu'elle s'y aventure y travaillant activement avec les histoires de monstres de L'Ancien. Au contraire, Tantine n'avait nul besoin de prévenir Dragon pour qu'il considérât la forêt comme une chose plus inquiétante qu'un simple terrain de jeu. Il savait bien qu'au-delà de ces pentes boisées s'étalaient les grandes plaines où vivaient les hommes, et entre elles et eux l'inconnu.

— Oui, des champignons ! Rien que des champignons !

Dragon avait hoché la tête, résigné. On ne refoulait pas la motivation de Joanne. Quand Joanne décidait, mieux valait agir aussitôt, sinon attendre d'être las puisqu'elle changeait rarement d'avis même en y étant contrainte. Elle était autrement capable d'y aller seule, mais aimait la présence de Dragon qui glorifiait le poids de ses expériences et bravades. Quel intérêt pour un exploit dont nul n'est témoin ?

— D'accord, alors.

Un sourire de triomphe avait effacé celui, plus mesquin, qui barrait la figure de la jeune fille...

Elle logea la pointe de son coude entre ses omoplates, de manière à lui faire mal.

— Qu'est-ce qu'on attend ?

— Rien, on attend rien.

— Alors pourquoi est-ce qu'on y va pas ?

— Je pense.

« Et j'écoute... Si les arbres pouvaient parler, ils auraient tant à dire. Nombreux sont jeunes, la plupart des anciens sont morts, les conditions ont été difficiles autrefois. Ça va mieux, maintenant, mais ça ne durera pas. Ça ne dure jamais longtemps. La plupart des anciens s'en sont allés mais le cœur de la forêt est encore vieux, certains plus âgés ont survécu. Ils sont les témoins du monde. Dommage que nous ne parlions pas leur langue car ils ont vu le monde changer et en savent plus sur celui-ci que les hommes n'en sauront jamais. »

— Tu penses à quoi ? Oh, et puis arrête de penser tout le temps, on y va !

Joanne attrapa son bras, en le tirant vers l'intérieur ténébreux. Dedans, l'air sentait les aiguilles, la résine et le bois humide. Dragon posa un regard vers le ciel bleu et gris, observa Joanne et son impatience enfantine et souffla. La brume s'étirait en une longue langue, elle s'élevait des racines et courait vers le nord avec une infinie lenteur. La forêt respirait, calmement, son hymne étrange et patiente, comme toujours. Les arbres attendaient, les pieds dans le sol et la tête dans les nuages. Un geai qui chantait poussa un cri alerte. Joanne, imprimant une autre secousse, arracha Dragon à sa contemplation et ils pénétrèrent dans les bois.

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