Chapitre 19 : Hark Ernfrank

Toute sa vie, Hark Ernfrank avait servi Chateaubourg. D'abord sous Cassadre, maintenant sous le règne d'Adam ; Hark Ernfrank avait vu, comme son père autrefois, se succéder deux règnes. Comme son père autrefois, et aussi son grand-père, il avait vu son monde bouleversé, son monde en danger. Comme eux, il s'était interdit d'être seulement spectateur des grands changements.

Il se leva, et les discussions animées ralentirent. Il frappa du poing sur la table, et tous se turent.

Hark Ernfrank embrassa la salle, les baraquements avaient rarement été si remplis. Il y régnait une chaleur moite de taverne, les soldats serrés sur les bancs le long des tables ou empilés debout contre les murs de pierre. Les vétérans, pourtant rompus de discipline, étaient ceux qui grattaient nerveusement à la pointe du couteau le bois éprouvé des repas, de la bière renversée et du vin ; ils savaient l'angoisse, et l'occupaient de menues tâches. Les plus jeunes étaient ceux sur lesquelles on lisait le plus l'impatience, ils ne tenaient pas en place ; Hark Ernfrank avait souvent vu ça chez la bleusaille : la jeunesse prenait rarement le temps d'attendre et le besoin de faire ses preuves éteignait le jugement, trompait la peur ; ils ne cessaient de jauger les réactions du connétable, lui jetant des coups d'œil pleins d'espoir, déjà galvanisés de la reconnaissance à venir. Le reste, c'était la roture que la nécessité avait faits soldats de fortunes ; on reconnaissait dans son air triste et son mutisme inquiet l'expérience de la vie, sans la tactique du soldat ; ils soulevaient par leurs regards inquiets des questions auxquelles Hark Ernfrank ne pouvaient simplement pas répondre, ou ne voulait pas. Paysans, maçons, soldats, tous ensemble ; ici se tenait la fine fleur de la soldatesque : des adolescents et des adultes, des fils et des pères, unis dans la même œuvre, tous prêts à donner leur vie pour Chateaubourg. Hark Ernfrank sourit de contentement en lisant la confiance que lui portaient ces hommes, ne se cacha pas de ses yeux brouillés et humides et, dans un geste emplit de fierté, il posa sa main sur l'épaule de son fils.

Un homme leva la tête, les doigts crispés sur la garde de son couteau resté planté dans la table :

— On y va, Hark ? Y doit être assez tard, les sauvages doivent dormir.

Un murmure appréciateur parcourut la bleusaille, des hochements de têtes parmi les vétérans.

— Qu'attendons-nous, père ?

— La première leçon du soldat, Fabre Ernhark, est la patience : le bon général n'est jamais trop pressé.

Comme pour appuyer son propos, la porte s'ouvrit soudain, laissant entrer une silhouette petite et mince, vêtue d'une armure de cuir aussi sombre que la nuit.

— Monfésan ! s'exclama Ernfrank. Alors ! qu'en est-il ?

La silhouette inclina la tête, balaya la salle bondée d'un regard scrutateur. Elle avait les cheveux coupés courts, et visiblement humides. Son visage rougi ruisselait de sueur.

— Tout est calme. Y se doutent de rien, la plupart dorment déjà.

Elle s'exprimait d'une voix de petit garçon, en avait la taille et l'allure. Deux légers renflements indiquaient une poitrine compressée sous l'armure de cuir. Parmi les bleus, certains froncèrent les sourcils, des vétérans murmurèrent à voix basse entre eux. Tous ne comprenaient pas le choix d'Ernfrank pour une éclaireuse, mais le talent de celui-ci était aussi de savoir user des dispositions de chacun. Et Montfésan excellait à sa tâche, plus que d'autres bons éclaireurs qu'il avait connu.

Hark Ernfrank sourit :

— Merci, Monfésan !

Puis élevant la voix :

— Alors il est temps, soldats ! Allons-y, pour Fortmage !

— Pour Fortmage, hourra !

L'instant d'après, la soldatesque était près des portes, frayant la nuit avec l'habileté d'un couteau. Des mottes de foin avait été empilées çà-et-là, un palefrenier inquiet pour les garder ; la situation de siège obligeait chacun à multiplier ses talents. Les hommes s'en emparèrent tandis que d'autres emportaient des seaux, dans le plus grand silence. Par souci de discrétion, on avait abandonné les pièces d'armure métalliques et les lances, pour l'amplitude de mouvement aussi ; les hommes allaient en gambison, en vieilles cottes de cuir, avec comme arme des poignards pour les vétérans, ou des couteaux de chasse pour certains roturiers. La nuit était noire, d'épais nuages cachaient la lune et donnait au monde un aspect de rêve. Les factionnaires aux portes attendaient, l'air alerte ; un signal du connétable les invita au mouvement, et les lourds battants des portes s'entrouvrirent en grinçant.

— Alors ça y est. On y va.

— Oui, Roman. Il est temps, mon brave.

Le vieux sergent d'armes secoua la tête :

— Z'êtes sûr qu'on le fait, chef ?

Hark Ernfrank sourit ; il savait que le doute envahissait toujours les hommes, mêmes les plus braves, à l'instant crucial. Lui-même n'y était jamais insensible. Il savait aussi mesurer le courage à travers la peur, et comment transformer celle-ci en moteur.

— Tu as vu comme moi ces nuages, Roman. L'orage vient et le vent nous l'amène. Demain, il sera trop tard. Cette occasion que nous avons, c'est notre dernière chance de sauver Fortmage.

Le vieux sergent déglutit. Quand il parla, sa voix avait retrouvé l'assurance, ou de la hargne :

— Alors faisons-le, ouais, faisons-le. Pour Fortmage.

— Pour Fortmage, souffla Hark Ernfrank.

— Pour Fortmage.

Les hommes se faufilèrent à travers les battants entrouverts comme des anguilles, trainant des mottes de foin et des seaux, et Roman les suivit en lançant le poing. Hark Ernfrank attendit qu'ils passent, il respirait calmement. Il pouvait sentir l'impatience de son fils, et devinait la même boule au ventre que celle lui nouant l'estomac. Il expira.

— Fabre Ernhark, es-tu prêt ?

Fabre Ernhark inspira, et c'était à peine d'un murmure qu'il demanda :

— Pourquoi faisons-nous cela, père ?

— Douterais-tu, Fabre Ernhark ?

— Oui, père. Le bon général n'est jamais sûr de rien, mais cela ne doit pas l'empêcher de choisir.

— Et ce choix n'est peut-être pas le bon, mais nos hommes ne doivent n'en rien savoir. Le bon général n'est jamais sûr de rien, mais tous le croient inflexible. N'est-ce pas ?

— Oui.

— Ils sont nos ennemis, Fabre Ernhark. Ils ne doivent pas l'oublier, et nos hommes non plus.

— Ils sont aussi ennemis de Bourgvallé. Les ennemis de nos ennemis ne sont-ils pas nos amis ?

Ernfrank sourit, et posa la main sur l'épaule de son fils :

— Il est vrai, fils. Mais ce sont les ennemis de notre roi, donc ceux de Fortmage.

Fabre Ernhark acquiesça, muet. Il avait hérité de la curiosité de sa mère et de sa logique, sans son impétuosité. De son père, il tenait sa rigueur et sa fidélité, la discipline militaire en faisant un garçon équilibré. Hark Ernfrank aimait se rappeler que son propre père avait participé à la construction du bourg, que son grand-père avait aidé à bouter les Bleutons hors des terres. Enfant, Hark Ernfrank rêvait déjà d'une épée à mettre au service de son roi, et ses états de service avaient fini par payer puisqu'il était devenu connétable de sa reine. Il avait hérité sa place en marchant dans les pas de ses aïeux, sans avoir à rougir de ceux qui l'avaient précédé. Hark Ernfrank tirait fierté à se rappeler qu'il était attaché à Fortmage, tant par son rôle que par l'histoire de sa famille. Il aimait se dire qu'avant lui, les choses qui étaient ainsi le seraient pareilles après. Il observa son fils, pensa à son propre père, simple sergent d'armes, et sourit. S'il cumulait l'orgueil de ses deux parents, Fabre Ernhark ferait un excellent connétable.

— Allons-y, alors, murmura Fabre Ernhark.

Et sans attendre son père, Fabre Ernhark partit à la suite des autres.

Du haut de la colline, les formes enténébrés des maisons du bourg formaient comme les stèles d'un grand cimetière. Au pied de la butte, le rougeoiement des feux de camps barbares découpait sur la plaine l'esquisse de leurs innombrables tentes. Ils avaient envahi les champs, désormais en friches, les piétinaient et pullulaient comme l'ergot dans les épis.

— Ils sont si nombreux, murmura un adolescent.

Des soldats, presque des enfants. Ils ne voyaient encore Fortmage qu'à travers leurs yeux jeunes et pourtant, nul ne doutait de vouloir se sacrifier pour ces terres. Grâce aux récits des ainés, parce que des ancêtres y avaient mêlé leur racine, tous ressentaient ce même sentiment d'appartenance, ce besoin de protéger un endroit cher à leur cœur et à leur histoire.

— Quel est ton nom, mon garçon ?

— Paulin, seigneur.

— Tu as peur, Paulin ?

— Je... oui, j'ai peur. Seigneur.

— C'est bien Paulin, d'avoir peur. Ça évite d'agir idiotement.

Hark posa sa main sur son épaule et lui frictionna la nuque : « courage, mon garçon. » Puis :

— Allons, pour Fortmage.

Silencieux, les hommes se dispersèrent à travers le bourg par petits groupes. Ils allaient du foin dans les bras, des seaux à la main et, traversant les chaumines abandonnées, disparaissaient avalés par la nuit. Hark Ernfrank se félicitait de l'efficacité et de la rigueur de ses hommes ; ainsi, tout serait fini très vite, l'ennemi n'aurait pas le temps de réagir. Il attrapa un seau, passa un tas de foin sous son épaule et souffla.

— Allons-y, Fabre Ernhark. Un bon général fait le premier sa part. Ainsi, il inspire ses hommes.

Ils se glissèrent à travers le bourg vers le pied de la colline, en prenant soin d'éviter le chemin principal et de progresser entre les chaumières. Enfant, Hark Ernfrank avait exulté d'emprunter la route de Fortmage, et chaque fois qu'il l'avait redescendu ensuite il avait songé à cette première fois où il l'avait monté. En ce temps-là, les champs s'étendaient à perte de vue dans les grandes plaines, depuis Fortmage perché sur sa colline jusqu'aux berges de la Rivoule, et ils étaient pleins de fermiers robustes que les blés noyaient. Marchands comme ouvriers affluaient afin de quêter fortune ou dans l'espoir d'un travail et pour les accueillir, le nouveau bourg se construisait autour de l'académie de magie. Chateaubourg était encore en chantier, et le père d'Hark Ernfrank, aidé par son propre père, avait lui-même bâti la chaumine d'une seule pièce dans laquelle ils vivaient tous les sept. Il se souvenait de ces enfants au vêtement soigneux qu'il regardait depuis son palier, ils faisaient tout pour s'en défaire quand leurs parents les trainaient vers leurs études et un brillant avenir. Il avait rêvé d'en être, d'apprendre avec eux les arcanes mais ça n'avait jamais été le cas et pourtant, lorsqu'il avait quitté sa chaumine pour prendre le chemin de Fortmage, il n'en était plus redescendu. Il avait fini par devenir l'épée de ces mages, et ensemble ils avaient toujours défendu Fortmage.

— Fabre, mon fils, ceci était la maison de mon père. Ton grand-père.

— Je sais, père.

— Oui, bien sûr...

Hark Ernfrank porta son regard sur la plaine. La palissade qui enserrait le bourg faisait comme une mâchoire édentée. Bientôt, il n'y aurait plus que le trou des poteaux pour s'en souvenir.

— La plupart de ces gens ont habité ici. Ils habitent encore ici. Ceci, Fabre, ce sont leurs maisons. Ils y ont des souvenirs, des histoires. Ce n'est pas de gaieté de cœur que nous faisons ce que nous faisons, mais nous acceptons cette douleur parce qu'elle est nécessaire. Tous ces souvenirs nous manqueront, mais l'avenir nous en offrira d'autres.

Et alors qu'Hark Ernfrank concluait, il vida le contenu de son seau sur les murs de la chaumine qu'avait bâti Frank Ernkarl. Une chauve-souris quitta les combles en un battement d'ailes affolées. L'été touchait à sa fin mais, comme s'il s'attardait, la nuit était encore brûlante et les moustiques affluaient en vibrant. Déjà, les hommes revenaient avec des torches, scintillants à l'intérieur du bourg en une multitudes de petites flammes mouvantes. Rongeurs et autres volatiles fuyaient dans les rues soudain animées, quittant les chaumières qu'ils avaient envahi. Les cris commencèrent à résonner, des lumières papillonnantes, attirées par l'éclat de leur flamme. Il y avait du mouvement près de la palissade, un brouhaha d'insectes noctambules qui se rapprochait en bourdonnant.

— Père ! Ils arrivent.

— Oui... Oui...

Fabre avait tiré l'épée. C'était une belle arme ; elle avait appartenu à Hark Ernfrank et à Frank Ernkarl avant lui. Hark Ernfrank, mélancolique, se souciait peu qu'on les aperçoive désormais ; ils avaient réussi. Il attrapa la torche que lui tendait Monfésan, l'éclaireuse. Elle avait la respiration hachée, un souffle chaud et humide.

— Y arrivent, m'sieur Hark.

— Oui, Monfésan. Ils arrivent.

Mais l'éclaireuse avait déjà disparue.

— Père !

Soudain, il y eut une explosion delumière ; puis une autre. Un hurlement froissa la pénombre vers unechaumine au pied de la butte, juste avant que cette dernière ne s'enflamme. Unhomme passa en courant, haletant. Une voix d'enfant s'étrangla avec dans letimbre un bruit de flèche et de mort. Le bois et la paille, le foin et la poixs'embrasaient tous ensemble, léchant de feu le ciel noir. Le ciel sentait lafumée, la fumée sentait l'été. Un chien hurla, des cris résonnants depuis laplaine furent reprit en échos et des silhouettes jaillirent au pied du bourg.Mais c'était déjà trop tard. Dans la nuit, Chateaubourg flambait et seconsumait.

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