Chapitre 17 : Solitude
Adam invita Adeline à entrer avec lui, sans lui permettre de protester.
L'intérieur était plongé dans le noir, son sol recouvert de paille, et sentait la moisissure, l'urine et la diarrhée. Trois encoches dans le mur, presque au niveau du plafond, dispensaient une pâle lumière qui nuançait à peine l'obscurité et laissait filtrer un peu de dehors. L'air viciait, renouvelé difficilement par les seules meurtrières. Adam eut un haut-le-cœur, et se tourna vivement vers la porte encore ouverte :
— C'est une véritable infection, là-dedans, hoqueta-t-il. Depuis quand n'avez-vous point nettoyé cette porcherie ?!
— Monseigneur... ! Mon maître... ! s'éleva alors une voix du fond des geôles.
Adam avança vers les grilles, soutenu par le bras d'Adeline qu'il tenait fermement.
— Bonsoir, Roland.
Collé aux barreaux de sa geôle, son scribe tentait de passer sa face malingre à travers. Plusieurs jours d'emprisonnement avaient émacié son visage, ses doigts semblaient plus fins mais le blanc de ses yeux luisait dans l'obscurité pâle. Adam le vit passer ses bras et tendre ses menues mains, essayant de le toucher, mais il resta à distance.
— Non, Roland.
À ses pieds gisait le bol de ragoût, vide. Roland flottait dans ses habits, tout son visage était noir de crasse, comme si l'encre qui tâchait le bout de ses doigts l'avait contaminé entier. Il hoqueta, se laissant glisser contre les barreaux et tombant à genoux, son front contre le métal rouillé.
— Mon roi... mon maître... sanglotait Roland.
Dans le fond de la geôle adjacente, Eimond pouffa.
— Cela vous fait rire, Eimond ?
— Vous préfèreriez m'entendre pleurer, moi aussi ?
— Oui, je crois.
Adam sentit Adeline tressaillir, et la lâcha. Elle restait droite et roide, le visage figé.
— Vous m'excuserez, alors, je n'ai rien bu depuis des heures, et ai uriné à peine plus tôt. Quand bien même j'aurais souhaité verser une larme pour vous, je ne le pourrais point : je suis à sec, et ce qu'ils servent ici ne me dit.
Eimond, d'un geste du bras, engloba la prison. Assis sur le banc, les épaules hautes, son sourire hautain se lisait sur sa figure, même dans la pénombre. Il n'avait pas touché son ragoût. Certes, il n'était là que depuis peu ; pourtant, il tardait déjà à Adam que quelques nuits dans sa geôle aient brisé la suffisance du noble trésorier.
— Vous devriez avaler votre ragoût, Eimond. Qui sait, l'on pourrait vous avoir oublié demain.
— Est-ce une menace, monseigneur, ou une bénédiction ?
Adam leva le poing :
— Vous êtes un idiot !
— Et le seul que l'on a enfermé pour cela, à ce qu'il m'est donné de voir.
Adam s'approcha de la geôle, serrant les poings autour des barreaux :
— Allez-y, Eimond ! soyez aise de jouer tant que vous le pouvez, ainsi que vous aimez le faire ! Vous aurez le temps de vous repentir. Cela arrivera tôt ou tard et je vous souhaite que d'ici là vos poisons ne m'aient point rendu sourd !
Roland accroché aux barreaux, essayait de les secouer, il implorait :
— Mon roi ! mon maître ! Je n'ai rien fait ! reprenez-moi je vous prie.
— Tais-toi donc, Roland, souffla Eimond.
— Je ne sais que croire, Roland. Mais depuis que tu es là, nul n'a plus essayer de me tuer.
— Mais je...
— Il suffit. Je ne suis point venu te libérer. Je venais simplement... Enfin.
Adam observa l'intérieur de la pièce, les traits crispés. L'odeur lui montait à la tête.
— Soldat, dit-il assez fort. Je tiens à ce que les prisonniers ne puissent point nuire, mais j'aimerais autant que l'on en prenne un peu soin. Je ne tiens pas à ce qu'ils meurent étouffés par l'odeur de leurs déjections, ce serait encore une trop noble mort pour certains. Demain, vous aurez lavé la prison. N'est-ce pas ?
— Oui, seigneur roi.
— Bien, bien.
Alors qu'il s'apprêtait à sortir, il s'immobilisa. Roland larmoyait tandis que ricanait Eimond. La paille remuée et quelques couinements laissaient deviner la vermine. Le souffle d'Adeline, chaud et humide sur la nuque d'Adam, était irrégulier et rapide. Il sourit, franchissant la porte vers les jardins où l'air était pur. Adeline lui emboîta le pas et il se retourna, l'arrêtant du plat de la main. Elle ne bougea plus, son visage figé et la bouche entrouverte. Adam secoua la tête :
— Non.
— Non... ?
Adam se tourna vers le garde :
— Soldat ?
Mais celui-ci fixait Adeline et n'arrivait pas à s'en détacher.
— Soldat !
Il sursauta :
— Seigneur roi ?
— Vous enfermerez cette femme.
— Que... quoi...
Adam fronça les sourcils, haussant la voix :
— Vous enfermerez cette femme, soldat. Et vous obéirez.
— Je... oui, bien sûr seigneur roi.
— La traitresse s'est rendue coupable de vol, et le vol doit être puni. Si j'appliquais les coutumes en vigueur au temps du roi Morgan, elle serait amputée de l'une de ses mains, et la seconde pour récidive. Le vol doit être fortement réprimandé, surtout en situation de siège où la défection d'un seul peut entraîner les autres : il n'y a nulle place pour l'individualisme. Ce qu'a fait cette femme peut sembler anodin, mais c'est une trahison. Il n'y aura plus de trahison ici.
Si le geôlier voulut protester, il n'en fit rien. Il devait connaître Adeline ; tout dans la lenteur de ses gestes indiquait l'hésitation, la considération avec laquelle il la poussa dans sa geôle une réticence désolée, ses excuses murmurées en verrouillant la porte... Qu'importe, Adam déjà n'y songeait plus. Même les supplications de Roland lui parvenaient à peine, la fierté d'Eimond était un mauvais souvenir. Adam quitta la prison, traversa les jardins et passa devant la tombe d'Ædrian sans ralentir. Adeline était restée étrangement calme, résignée. Elle avait seulement demandé : « Et pour mon fils ? » Adam avait hoché la tête, mais il était déjà loin. Arrivant dans la cour, il cherchait encore à se rappeler le nom du garçon quand il sentit le lancer sa jambe. Il serra les dents. Les baraquements étaient toujours allumés, il y avait du mouvement près des écuries et des portes. Il s'enfuit dans le donjon, profondément las. La salle des gardes était vide, le foyer froid constitué de cendres, quelques bûches empilées à côté offertes aux araignées, une gamelle poussiéreuse posée devant l'âtre. Comme il faisait frais, Adam s'attarda un instant ; le temps d'entendre des bruits dans un recoin et de sursauter, croyant distinguer un repli dans l'ombre et des paires d'yeux l'observer ; il y eut un miaulement plaintif et un bruit de course miniature : ce n'était que des rats et le vieux matou. Un mannequin de bois faisait la silhouette d'un homme, habillé d'un gambison en lambeaux, un casque à nasal cabossé posé sur son crâne inerte. Une épée d'entraînement scintillait d'un éclat terne à ses pieds, abandonnée négligemment près d'un écu de bois. Adam s'approcha, la ramassa et la soupesa de l'index. Les tranchants émoussés, elle était équilibrée comme une vraie arme, mais d'une qualité médiocre. Si elle avait été forgée ici, c'était il y a longtemps : Adam n'y reconnaissait pas la patte de Ravené, le forgeron de Cassadre et un maître en son domaine. Depuis quand cette arme était-elle ici ? À qui avait-elle appartenue avant d'être relégué en jouet d'entrainement ?
Il fit quelques mouvements, moulina du poignet, attaquant d'estoc. La pointe arrondie rebondit sur le matelassé du gambison usé et lui arracha une douleur dans l'avant-bras. Adam n'avait plus pratiqué l'épée depuis longtemps ; pourtant, il avait été excellent bretteur autrefois. Il se rappelait le sentiment satisfait quand il achevait ses leçons avec Roger, en nage, épuisé mais comblé. Ses obligations octroyaient peu de temps à dépenser à la pratique de l'escrime, il s'était empoussiéré en jouant les scribes ; avait-il gâché un possible talent ? Aurait-il fait un meilleur soldat que monarque ? Obéir lui avait toujours semblé plus naturel que diriger, plus facile. Mais il ne s'en contentait pas. Il ramassa sa canne, posa l'épée sur un banc. Rien ne l'empêcherait de reprendre la pratique, quand le temps serait propice. Depuis la porte vers les baraquements extérieurs, il entendait des voix ; des pas résonnèrent sur les marches qui descendaient de la courtine à la salle des gardes. Au moment où la porte s'ouvrait, Adam disparaissait dans les escaliers à vis vers les étages du donjon.
Il necroisa personne dans les couloirs ; seulement une silhouette qui, devinantson approche, se hâta d'ouvrir une porte et de disparaître à l'intérieur. Lebruit de la clinche rabattue en vitesse résonna dans le couloir étroit. Leschambres autrefois attribuées aux étudiants de magie servaient maintenant dedortoir. Il soupira : il aspirait à la solitude, mais Tantine l'attendaitsûrement dans sa chambre, ronflant dans son fauteuil. Devant le pas de sa porteil remarqua une rai de lumière, présage d'une chandelle tardive. Alors laguérisseuse le veillait.
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