Chapitre 16 : Nocturnes

L'arbre était mort. Gardien et prisonnier, ils ne se relèveraient plus. C'était presque amusant, songeait Adam, de constater que tous deux lui devaient leur fin. Il sourit, battit des paupières, et laissa dégouliner une larme sur sa joue, ricanant nerveusement. Non, Adam n'était pas vraiment drôle, on le lui avait assez répété. L'air était chaud, la terre sèche ; même l'ombre des montagnes ne protégeait pas le jardin des chaleurs estivales. Il s'agenouilla au milieu des branches tombées à terre, et chuchota :

— Mon pauvre ami, je ne sais guère ce que tu ferais à ma place, mais je ne doute pas que ç'aurait été une bien mauvaise idée.

Mirabelle aurait détesté savoir qu'il les avait laissé mourir tous les deux, l'arbre comme Ædrian. Mais Mirabelle était morte assez tôt pour n'en rien savoir. Adam sourit en tournant son visage vers le ciel, les larmes coulaient tièdes et amères. En un sens, il se rassurait de savoir le monde œuvrer à lui nuire, parce qu'au fond : il n'y était pour rien ; qui pouvait lutter contre le monde lorsque celui-ci s'acharne ? Et Adam restait debout, même s'il s'effritait parfois, comme un mur qui souffre nombre d'assauts mais soutient la guerre et que vienne la dernière bataille. Les remparts est étaient nimbés de nuit ; sans lumière pour les veiller, ils semblaient prolonger les montagnes sous lesquelles ils s'appuyaient. La garde avait déserté la muraille. « Ah, tant pis, murmura-t-il, nos assaillants ne risquent pas de nous venir par l'est, tout ça pourra attendre le lendemain. » Il rit, repensant à ce rempart inutile bâtit par le roi Morgan et aux craintes infondées du vieillard paranoïaque, écrasé par le poids de ses angoisses terrestres. « À moins qu'ils n'arrivent en volant » ricana Adam. Morgan avait tenu à ajouter son ouvrage au fort originel, mais ses ajustements n'avaient que peu servis. Gontrand, fondateur légendaire de Fortmage, avait hissé le donjon du haut de cette rocaille, et ses successeurs ajouté le premier rempart, ses quatre tours, ce qui formait désormais l'enceinte de Chateaubourg. Tous ces choix s'étaient révélés nécessaires. L'aile est n'avait jamais servie que de prison pour sa cinquième tour, et du temps du roi Morgan seulement. La reine Cassadre avait transformé ce rajout inutile à Chateaubourg en des jardins de plaisance, et la prison servait peu. L'avenir lui donnait tort, puisqu'elle avait toléré la magie ayant corrompu son père : ainsi le soleil n'oubliait pas de châtier l'orgueil, et les hommes pouvaient s'élever, ils resteraient là à subir son courroux. Les jardins avaient fané, et qui s'en souciait à part Adam ? Personne, la beauté n'intéressait que ceux que la félicité gardait de préoccupations plus substantielles. Les doigts d'Adam parcoururent le parterre inconscient. Il effleura une branche et la saisit ; si la sève l'avait abreuvé autrefois, la vie l'avait abandonnée, une légère impulsion aurait suffi à la briser. Il la caressa avant de la laisser retomber.

Il soupira et s'allongea dans l'herbe sèche et encore tiède, les yeux tournés vers le ciel.

Quand il entendit des pas se rapprocher, Adam s'était assoupi. Dans son rêve, il était au milieu d'une foule sans visages. Il scrutait leurs traits sans jamais n'en reconnaître aucun ; pourtant, l'un d'eux venait pour lui : il venait le tuer. Il se releva, alerte, fouillant les environs. La lune avait percée les nuages, sa lumière baignait le jardin de nuances grises et noires. La joue marquée par l'herbe et les muscles gourds, il essuya un filet de bave sec et épousseta, dans un vague réflexe, brins et branches accrochées à sa chemise. Adeline et Adam furent aussi surprit l'un que l'autre de se retrouver face à face ; la femme porta la main à sa bouche en lâchant son panier, la certitude d'avoir croisé un revenant marquée sur son visage ; Adam fut plus prompt à retrouver son aplomb : il reconnut aussitôt une femme du bourg, une servante fidèle attachée à Chateaubourg depuis plusieurs générations, qui distribuait des pains chauds aux enfants quand il était encore adolescent.

— Que faisiez-vous ? intima-t-il en préambule.

— Qui... qui est-ce...

Adeline s'approcha doucement, sa main portée devant elle, les doigts en éventail.

— Je suis le roi, votre roi. Adam.

Elle s'arrêta net, fouillant son visage avec des yeux myopes pour se détourner aussitôt.

— Roi... roi Adam, c'est bien vous ? bredouilla-t-elle en s'inclinant, cherchant à tâtons le panier tombé.

Un seul panier, constata Adam ; alors son repas était arrivé sauf, et avant celui des prisonniers.

— Inutile de nier, je vous ai remarqué aller au camp des réfugiés, portant mon repas et celui des prisonniers. Non que je me fasse du souci pour ceux-ci, mais cela reste du vol, servante.

Il n'eut pas besoin d'en dire plus : Adeline tremblait déjà et fondit en larmes, l'implorant :

— C'est-à-dire que... mon roi... je... c'est mon fils... il est malade et je... nous avons perdus deux enfants ces derniers mois, dont l'un au rempart et... le rationnement... il ne guérit pas et...

Adam la coupa, d'un geste de la main :

— Et vous avez songé que prélever sur ces repas une autre part donnerait à l'enfant le nécessaire afin qu'il se rétablisse, les rations étant insuffisantes à ce qu'il recouvre autrement ses forces.

Malgré lui, son ton s'était radouci et il lui tourna le dos, haussant la voix :

— Et, encore, vous avez présumé que votre roi ne s'inquiétant en rien du problème, alors il n'y en aurait point.

Adeline, en larmes, trouva seulement la force de secouer la tête.

— Et vous vous êtes trompée, dit Adam, puisque je l'ai appris. Mais vous, vous ne me tromperez plus, Adeline. N'est-ce pas ?

Il se tourna vers elle, et lui sourit :

— En fait, je comprends.

Adeline gardait la tête inclinée.

— Oui, je comprends. Et je me garde bien de souhaiter autre chose que la guérison d'un enfant de Chateaubourg ; vous lui en avez offert deux, et c'est déjà trop qu'un troisième serait honteux. Une atteinte personnelle, pour moi-même votre roi. Mais dites-moi, Adeline, comment s'appelle-t-il, ce fils malade ?

— Il s'appelle Ugo, bredouilla Adeline. Il a douze ans.

— Presque l'âge de servir aux remparts, murmura Adam. Puis, plus fort : je lui ferai rencontrer ma guérisseuse. Ne vous inquiétez point de rien, tout ira au mieux pour votre fils Ugo.

Adeline leva vers lui des yeux curieux, essuyant ses larmes avec sa manche en s'excusant à voix basse. Adam tendait la main en souriant :

— Venez, Adeline. Tout va bien, insista-t-il.

Elle n'osait parler mais son visage exprimait la gratitude, son mutisme une forme de respect. Il l'aida à se lever, et ensemble ils longèrent les jardins vers la tour est. Adam s'aidait à peine de sa canne, il avait retrouvé un pas plus assuré, l'esprit apaisé. Adeline restait muette, et lui songeait : en aurait-il fait autant ? Aurait-il désobéi et risqué sa vie s'il pensait pouvoir ainsi aider ses proches ? Il l'espérait sincèrement.

La prison s'aménageait dans la tour démantelée, sur les remparts est. Fortification inutile depuis sa mise en service sous le règne de Morgan, Adam avait préféré par précaution en récupérer les pierres. Désormais, elles s'empilaient le long des murailles ouest et nord, dans l'attente éventuelle d'être jeté sur les assaillants s'ils se risquaient au pied des murs. Ainsi, la tour est formait un contrefort chauve dans la muraille, où son sommet dénudé béait au milieu du chemin de ronde sur un escalier enroulé. Ainsi qu'initié par Morgan, Adam avait conservé la base de la tour comme prison, tandis que son étage servait à loger les geôliers. La légende disait que Morgan s'en était toutefois peu servi, et qu'il usait plutôt des souterrains du donjon comme prison.

Une torche brûlait à côté de la porte, qu'un seul factionnaire engourdi surveillait. Son gambison usé s'accordait à une barbe négligée, et à un aspect général vieilli et poussiéreux. Sa lance trainait, posée contre la porte de la tour-prison. Il ne portait à la ceinture qu'un vulgaire couteau de chasse, près d'un trousseau de clef qui tinta lorsqu'il se redressa.

« J'aurais pensé avoir affecté deux gardes » songea Adam.

L'homme, aussitôt qu'il la remarqua, salua Adeline d'une voix fatiguée. Il fronça les sourcils en essayant de deviner Adam, et attrapa sa lance en réhaussant les épaules.

— Repos, soldat. Je suis le roi.

L'homme commença à esquisser un sourire auquel devait suivre une réplique, mais la lumière les dévoilant coupa court à sa répartie.

— Je... mon roi, s'excusa-t-il en saluant humblement.

— Ça va, soldat. Je présume qu'il était malaisé de m'imaginer ici, et maintenant.

— Pour sûr, seigneur roi. Pour sûr, bredouilla l'homme.

— Cette femme apporte leur ration aux prisonniers. Je m'entretiendrais possiblement avec eux.

— Comme vous voudrez, seigneur roi. Mais j'dois vous dire que ça pue là-dedans. Parfois, on y sent même jusqu'à nos rêves alors qu'on dort en haut.

L'homme tira à gestes maladroits son trousseau et déverrouilla la porte. Le cliquetis produisait un bruit affreux d'os brisés, et quand les gonds pivotèrent, ce fut pour couiner ainsi qu'une truie.

— Il faudrait faire graisser cette porte ! s'exclama Adam.

— Oh, 'savez, c'est le moindre souci qu'on a ici.

Puis, en riant :

— Pis c'est pas comme s'il y venait foule. (Il désigna Adeline du menton) la Adeline y vient une fois chaque jour, pis c'est tout. Le reste, la porte reste ben fermée monseigneur roi, et eux dedans ils sont ben occupés à ruminer leurs malheurs pour s'occuper de ce que la porte elle fait du bruit. Non, pour nos lascars, la porte qui couine ça veut surtout dire la bouffe.

Il laissa passer Adeline. Cette dernière posa un pied à l'intérieur, hésita, puis inspira fort avant d'entrer. En approchant, Adam découvrait à l'homme un nez cassé ; son gambison était plus mal en point qu'il ne l'avait cru d'abord, déchiré et recousu maladroitement. Pour couvre-chef : une calotte de cuir, l'air ancienne comme les murs, qu'on usait déjà plus du temps de Cassadre. Adam savait le manque d'équipement pour les nouvelles recrues, mais les vétérans devaient posséder le leur. Normalement.

— Vous n'avez point de casque ? s'étonna Adam.

L'homme le dévisagea, l'air niais.

— Et pour quoi faire ? C'est-à-dire que mon casque est à vot' seigneurie. Ernfrank l'a pris pour ceux qui vont au mur, il a dit que j'en aurais pas besoin ici, en tout cas moins que ceux là-bas. Ils prennent les flèches, là-bas. Ici... ici on est plutôt tranquille.

Il désigna vaguement des remparts au-delà du donjon.

— J'y suis pour rien, seigneur roi, c'est Ernfrank, il...

— Oui, d'accord, coupa Adam. Je verrais cela moi-même avec Ernfrank.

— Vous... vous n'allez pas me renvoyer là-bas ? Après tout, mon casque, j'y tenais pas tant, vous savez, seigneur roi.

Adam agita la main :

— Ce que vous accomplissez ici est important à la défense de Chateaubourg, de même que ceux qui nous protègent depuis les remparts. Cela dit, vous ne devriez point être plus nombreux ? Je crois que la garde de prisonniers ne devrait jamais être l'affaire d'un seul homme. Surtout quand ceux-ci sont accablés de traîtrise.

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ?

L'homme sembla hésiter. Il se gratta la tempe, fouillant quelque chose qui n'existait pas.

— C'est-à-dire que le connétable Ernfrank a réquisitionné tous les hommes, soupira-t-il.

— Pourquoi cela ?

— Je...

— Vous ne savez pas.

Adam inspira. Il devrait en toucher un mot à Ernfrank. Mais pas ce soir. Ce soir, il avait encore assez à faire, et il était las de dormir enfin.

— Ont-ils attaqué, aujourd'hui ?

— Dans la nuit, seigneur roi. Comme d'habitude. Je prenais alors mon quart.

— Alors c'est cela. Oui... Dites-moi, soldat. Quand avez-vous pris votre poste ?

— Juste avant la nuit, le premier quart.

— Il aurait dû s'achever, maintenant. Aimez-vous tant votre travail pour l'accomplir en surplus ?

— Ils doivent me relever au tiers.

— Le tiers ? Pourquoi le tiers ?! Je devrais aller voir vos compagnons. Dorment-ils là-haut ?

— Euh, c'est-à-dire...

— C'est-à-dire quoi ?! s'impatienta Adam.

— Ernfrank les a réquisitionnés.

— Pour la défense ?! Ernfrank prend bien ses aises. Si... Enfin. Vous informerez Ernfrank que je lui interdis de réquisitionner aucun garde affecté aux prisons, pour quelque motif que ce soit. Je partage ses craintes, mais ne crois pas qu'un ou deux hommes de plus au mur soit si nécessaire qu'il faille dégarnir la prison. Alors qu'il est vital que les prisonniers coupables de traitrise soient constamment surveillés par deux hommes, au moins, bien réveillés. Je vous défends de quitter votre poste sous aucune raison avant d'avoir été relevé ce soir. N'oubliez pas qu'avant de recevoir les ordres d'Ernfrank, vous répondez à ceux du roi. Est-ce bien compris, soldat ?!

— C'est compris, monseigneur roi.

— Votre nom, soldat.

L'homme déglutit :

— Vauge.

— Soldat Vauge, si je devais déplorer quelque manquement à ces exigences, je vous en tiendrais responsable. Est-ce clair ?

— C'est clair, monseigneur roi.

— Bien. Pour le reste, je le retiendrai auprès d'Ernfrank.

Adam hocha la tête, pensif. Il avait certes négligé son fief et ses sujets, mais il était encore temps de corriger ses erreurs. Alors qu'Adeline ressortait de la prison, Adam l'arrêta.

—Attendez.

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