Chapitre 15 : Errances
Adam, peu pressé de retrouver sa chambre étroite et sa veilleuse, s'était attardé dans le château. Il y régnait un calme étrange, « un silence de mausolée » songea-t-il. Enfant, les serviteurs avaient afflué à travers ces dédales étroits ; on se marchait presque sur les pieds et même si ces souvenirs n'étaient pas les plus nombreux : l'on riait aussi. Depuis quand avait-t-on tout à fait cessé de rire à Chateaubourg ? La réponse était évidente autant qu'elle aurait dû lui cuire : depuis la mort de Cassadre, depuis le début du règne du roi Adam.
Adam se savait austère ; le prince Adam l'était déjà. Il effleura une série de balafres dans la maçonnerie : un R, un M et un A stylisé, gravés à la lame émoussée d'un couteau non loin des cuisines. Il s'entendait presque encore dire : « non, je ne trouve pas ça drôle Renart », il se voyait presque secouer la tête et les mines ennuyées des trois autres adolescents. Pensait-il déjà à l'époque qu'un jour ce château lui appartiendrait, et qu'il ne voulait pas l'abimer, n'était-ce que pour graver la première lettre de son prénom dans ses murs éternels ? « T'es pas marrant, Adam » avait soufflé Mirabelle ; et alors il s'était enfui pour qu'ils ne le voient pas rougir de honte.
Non, Adam n'était pas marrant, et il aurait peiné à faire semblant de l'être si cela consistait à quelque sottise adolescente ; depuis l'enfance il entendait les racontars des valets à propos de ce garçon trop triste et trop sérieux, ce gamin « sinistre ». Il caressa encore les lettres gravées, et regretta un instant que la sienne ne s'y soit pas trouvée. Il fit quelques pas ; la lumière des cuisines traçait une fente lumineuse au sol, là où elle débordait depuis l'intérieur.
La porte était close mais baillait légèrement et c'est avec précaution qu'il s'avança dans la lumière, avec la peur insensée d'être découvert : pourtant, il était le roi, qui aurait à redire que le roi se promène dans son propre domaine ? Il s'approcha doucement, jeta un œil alentour et colla son oreille sur la porte, sans s'appuyer dessus. Il entendait des voix étouffées et des soupirs, le chant de l'eau qui bout et le crépitement du feu, le raclement des cuillers et le tintement de la vaisselle ; les vapeurs lui parvenaient à peine, les effluves presque inodores suspectaient un gruau sans goût, ou un bien maigre ragoût. Il sursauta en entendant résonner le bruit de pas dans le donjon, mais ils devaient être lointains et ils s'évanouirent aussitôt ; depuis les cuisines, il entendit quelqu'un se râcler la gorge et jurer à voix basse, puis la voix du panetier gourmander clairement : « Qu'est-ce que vous avez encore fait brûler ?! »
Adam fut soudain pris de remords à épier ses gens dans leur intimité ; son panetier était à son service depuis assez longtemps : s'il avait souhaité sa mort, les occasions n'auraient jamais été rares et il était, de toute façon, le premier témoin de l'aversion d'Adam pour le vin. Il recula, gêné de sa propre sottise et s'égara encore sur les lettres gravées.
Il se demanda si Cassadre avait ressenti cette même honte, lorsqu'elle fuyait ses appartement la nuit tombée, et errait dans les couloirs quand tous dormaient. Il l'avait surpris quelques fois, n'avait jamais osé la questionner et l'avait souvent regretté. Maintenant, il se demandait si c'étaient des raisons similaires qui avait poussées la reine à épier son domaine quand s'endormait sa méfiance. Mais c'était idiot : Cassadre n'avait pas d'ennemis, tous aimaient Cassadre. Il l'avait haï pour ça, aussi ; il ne comprenait pas qu'on l'aimât elle, et qu'on ne l'aimât pas lui.
La voix du panetier perça : « Adeline, portez ceci à la chambre du roi, voulez-vous. Puis vous emmènerez celui-là aux prisons. » Adam se figea ; il recula précipitamment, jetant des regards inquiets. Alors qu'il entendait les pas résonner sur le sol de la cuisine et approcher à vive allure, il se colla dos au mur sans réfléchir, avec l'intense sentiment de vouloir disparaître et la conviction que cela n'arriverait pas. Il lui faudrait alors affronter la curiosité muette de la servante, supporter stoïquement son regard interrogateur, l'étonnement des autres. Bien sûr, ils ne diraient rien, ils ne disaient jamais rien, le roi faisait ce qu'il voulait, au moins en apparence ; mais comment les empêcher de penser, comment leur expliquer... comment s'expliquer... afin qu'ils le comprennent... Mais il n'aurait pas à s'expliquer, bien sûr, il était le roi. Alors pourquoi être découvert lui causait-il tant d'effroi ?
La porte s'ouvrit en grand, la lumière déborda dans le couloir avec son lot de poussière et autres relents de cuisine. La femme, Adeline, la mine rougie, portait deux paniers recouverts d'un linge d'où s'échappaient une fumée sans goût et l'odeur du pain chaud. Ce n'étaient certainement pas grand-chose, l'état de siège obligeait chacun à se rationner ; même le roi qui avait insisté pour au grand désarroi du panetier. Adeline referma la porte, doucement, et Adam reprit son souffle, agençant déjà ses premiers mots. Ils devraient être fermes et simples, ne soulever aucune réponse même muette. Il décolla son dos du mur, releva les épaules. Mais avant qu'il ne songe à quoi que ce soit, Adeline disparaissait déjà. Elle ne l'avait pas vu, ne s'était même pas tournée vers lui ; elle descendait vers l'entrée du donjon, non vers les appartements royaux.
Adam fut pris d'un sentiment de colère : les prisonniers, des traîtres, mangeaient probablement la même chose que lui ; pire encore : on les servait avant le roi. Il emboîta les pas de la servante, mais la suivit dans l'ombre. Voilà au moins qui expliquait ses repas tièdes, voire froids. Mais cette Adeline n'était pas nouvelle, le nom lui était familier et le visage qu'il avait aperçu aussi. Il la suivit dans les escaliers, donnant de la légèreté à son pas et ignorant sa douleur et la claudication qu'elle lui imposait. Les couloirs étaient déserts, les torches rarement allumées, éteintes dans les parties vides pour économiser le suif. La lumière crépusculaire s'infiltrait à peine à travers les fentes des murs nus, éclairant juste assez pour y voir où poser le pied. Le donjon béait de portes closes et de pierre froide ; de silence et de solitude. Chateaubourg était muet, comme s'il avait été déserté de toute vie ; seul résonnait le pas empressé d'Adeline, et son propre souffle à Adam. Il n'était pourtant pas si tard, quelques gardes las auraient dû se trouver à soupirer dans la salle des gardes. Rien. Comme si la nuit, en s'abattant sur le monde, avait enfermé le donjon de Chateaubourg en son sein et l'avait englouti.
Il quitta le donjon avec son sentiment d'angoisse, presque rassuré de s'en extraire enfin. Il était plus tard qu'il ne l'avait pensé d'abord ; la lune apparaissait dans le ciel en une vague fente blême, étouffée de nuages d'un gris délavé. C'était une nuit à loups, une nuit vorace que guettait l'orage, assassin à peine voilé. Crèvecœur avait parlé d'une tempête à venir, il avait ri des insectes dans la plaine que le vent chasserait et repenser aux mots du silve fit frissonner Adam. Il ne voyait aucun garde à la ronde ; il avait depuis longtemps affecté ceux de la porte du donjon aux remparts mais c'était inquiétant et étrange de n'en voir aucun traîner dans la cour. Étaient-ils désormais si peu ? À quoi pouvait penser Crèvecœur, en ce moment ? Apercevait-il seulement le ciel depuis le fond de sa cellule et si oui, le regardait-il en fantasmant l'orage ? Il craignait Crèvecœur, et sûrement l'enviait-il aussi ; son assurance n'était pas feinte et inscrivait des images dans ses mots. « Méfiez-vous de vos ennemis, prince Adam, disait Cassadre. Et gardez-les proches comme des amis. »
La silhouette d'Adeline filant droit vers la basse-cour tira Adam de sa léthargie. La traitresse ! ce n'était pas vers la prison qu'elle se dirigeait, mais auprès des réfugiés amassés à l'ombre des remparts sous leurs auvents de fortune.
Il s'enfila à sa suite, sans se soucier de passer inaperçu : qu'importe, la cour était vide et muette, et il était le roi. Avec le ciel comme toit, il se sentait plus léger. La basse-cour était léthargique, les lumières éteintes ici mais elles constellaient les remparts. Au moins les factionnaires se gardaient bien de relâcher leur garde. Pourtant, la nuit lui semblait plus épaisse ; était-ce parce qu'il sortait moins le soir, ou seulement qu'il se souvenait d'un temps où Chateaubourg entier brillait ? Les bêtes se gardaient bien de grogner dans leurs étables, mais les hommes, eux, faisaient bruire un murmure depuis le camp des réfugiés.
Soudain, il ne voyait plus Adeline. Les formes découpées sur la pénombre laissaient entrevoir un amas de silhouettes, un feu de fortune finissait de se consumer en braises incandescentes et il sentit refluer les relents d'odeur purement humaine, qui fleuraient l'urine et la maladie. Il s'écarta, la nausée revenait et amenait la douleur, et il recula vers la cour en titubant, tâtonnant de sa canne pour ne pas perdre appui. Il supportait mal ces gens agglomérés, et encore moins la responsabilité de leurs misères. Il pouvait accepter l'idée de leur sort, mais leur présence était comme une grosse entaille. Il jeta un dernier coup d'œil, mais ne voyait pas grand-chose : sous les remparts se massaient d'épaisses couches indistinctes, des ombres à n'en plus finir mais la nuit recelait d'un trop plein de mystères que le jour éclairerait. Adeline devait aller aux prisons, il la surprendrait là-bas et s'en contenterait. Un cheval poussa un hennissement inquiété depuis sa stalle, Adam crut distinguer de la lumière dans les écuries, du mouvement près des portes. Mais la journée n'avait que trop durée, même le relâche possible d'un palefrenier tardif ou des gardes lui semblait anecdotique. Il tourna les talons, et s'en fut.
En passant devant les baraquements extérieurs, il constata la présence de nombreux gardes à la lumière diffuse comme aux voix gutturales qui s'échappaient depuis l'intérieur. La bibliothèque, elle, était silencieuse ; construite accolée au rempart, elle dormait au-dessus des baraquements, en une architecture austère aux murs épais.
C'était là l'œuvre du roi Morgan, que son érudition certaine, se souvenait Adam, n'avait pas empêché de faillir ; il avait fait abattre l'ancienne enceinte extérieure lorsqu'il y avait ajouté le mur est, et avait reconstruit par-dessus un nouveau qui cachait deux courtines à l'intérieur : un escalier, ménagé dans la salle des gardes au pied du donjon, reliait au premier étage des baraquements extérieurs tandis qu'une seconde menait à la bibliothèque au deuxième. Morgan avait été inspiré, un peu trop semblait-il, de bâtir cet énorme mur à l'intérieur même du château et d'y adjoindre cette petite forteresse, lovée sous les remparts sud ; en résultait un bâtiment épais, le plus solide, qui enfermait les deux nécessaires à la survie de Chateaubourg : la connaissance, et ceux qui la défendaient.
C'était étrange, que les gardes s'y trouvassent amassés, et Adam jugea des remparts d'enceinte qu'une dizaine de factionnaires supplémentaires les auraient mieux garnis. Mais si leur imposer sa présence, maintenant, effleura Adam, il devrait aussi lui imposer la leur et il n'avait pas le cœur à jouer les rois. Il traversa la herse, toujours ouverte. Nul ne gardait jamais l'enceinte intérieure, Morgan aurait mieux fait d'en bâtir une seconde au pied du bourg que de se prémunir contre une invasion d'hommes-oiseaux. Et lui, Adam, qu'avait-il fait pour Chateaubourg ? Le projet d'une seconde enceinte ne lui était pas étranger, et pourtant : les barbares démontaient la palissade du bourg pour nourrir la construction de leurs engins de sièges. Il voyait s'ériger un trébuchet, ainsi que dessiné dans les Chroniques du Royaume qu'avait rapporté l'ermite ; l'achèvement du monstre de bois scellerait-il le destin de son règne ? Quel souvenir laisserait-il, celui du roi ayant perdu Chateaubourg ?
Il traversa la muraille vers les jardins de Cassadre, et il avait presque oublié Adeline lorsqu'il arriva devant le mirabellier du roi Adam, la tombe d'Ædrian.
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