Chapitre 13 : Crèvecœur

Les cheveux au vent, Adam attendait, appuyé sur sa canne, au sommet du donjon de Chateaubourg ; il regardait le ciel se colorer de mauve et s'obscurcir lentement. Par-dessus les grandes plaines et les champs en friche, des hirondelles volaient en rase-motte, chassant les insectes que l'humidité du ciel clouait ; des points noirs comme des fourmis s'affairaient au pied de la colline, démontant les pieux de l'enceinte qu'ils empilaient méthodiquement, près des squelettes en bois de monstres effrayants. L'air avait un goût de tempête, l'odeur du purin et du bétail. Bientôt, le cadran solaire s'étoufferait sous ses ombres et n'indiquerait plus rien. Adam s'était accoutumé à la précision de l'outil ; il exerçait sur lui une pression rassurante. Depuis que l'ermite avait apporté cette science, la nuit devenait, en plus des démons qu'elle amenait, un lieu d'incertitudes.

— Où sont-ils ? Pourquoi ne donnent-ils aucune nouvelle ?

Crèvecœur, s'il entendit, ne cilla pas ; ses cheveux de jais, fouettés par le vent, faisaient comme des ailes de corbeau qui s'agitent, le contour de ses yeux noircis à la suie ajoutait à l'imperméabilité de son visage. L'air farouche, son apparence sauvage et négligée, transcendants à son arrivée, l'avaient quitté : il n'avait conservé que ses cheveux longs lâches et son maquillage ; son habit le confondait à n'importe quel courtisan de Chateaubourg, une simple tunique de soie blanche et un manteau noir ourlé de fourrure par-dessus des collants bruns, qui aurait habillé un sexe ou l'autre. La banalité de son vêtement faisait ressortir la plus belle ambivalence : les lignes aigues de son visage et un corps svelte et musculeux, rompu à la vie dehors. Adam s'en détourna en posant une main sur sa joue tiède ; les lèvres fines s'entrouvrirent à peine, seulement lorsque Adam se fut reporté sur l'horizon.

— Je ne sais pas, ilundélé.

— Pourquoi ?

Crèvecœur ne répondit pas aussitôt, comme s'il lui fallait peser les mots qu'il entendait, et ceux qu'il prononcerait ensuite. C'était chez lui coutume, qui troublait toujours Adam. Crèvecœur comprenait la langue des hommes aussi bien que la sienne, la maitrisait peut-être même mieux. Dès qu'il parlait, il n'hésitait plus.

— Sûrement sont-ils onéslo.

— Onéslo ?

— Oui, dit pensivement Crèvecœur. Onéslo. En chasse.

— En chasse ?

Crèvecœur inspira, le regard fixe. Au nord-est, un gros nuage avait la forme des problèmes.

— Sur une piste.

— En chasse ? Ils ne répondent pas car ils chassent ?

Adam sentit poindre l'irritation, qu'il voulut balayer d'un geste de la main.

— Non, ce n'est pas exactement cela. Je ne puis traduire onéslo, il n'existe aucun mot dans ta langue qui soit exact. Disons qu'ils sont occupés, à quelque importante chose.

Quelque importante chose ? Quelque importante chose ? Il y avait dehors des hommes aux ambitions barbares et nombre d'autres dedans, dont le sort dépendait de la capacité à s'accorder de quelques-uns. Adam ferma les yeux, mesurant son souffle à ses saccades. Inspirations, expirations ; l'effet de l'air gonflant son thorax puis le vidant. La douleur se rappela, la douleur qui ne quittait pas son corps et lui renvoyait qu'on avait souhaité sa mort. Avec la douleur, les nausées revenaient ; elles l'assaillaient dès qu'il y songeait. Elles avaient le goût de la thériaque préparée par Tantine. Il serra les dents. Il tremblait, laissa échapper sa canne et s'appuya sur le parapet pour ne pas s'écrouler ; le bout de bois s'écrasa sur le dallé de pierre, rebondissant en roulant. Devant, il savait le vide, le cadran nu et le mirabellier mourant dans le jardin de Cassadre. Derrière lui, il doutait même que Crèvecœur le considérât.

— Je dois te questionner, ilundélé : pourquoi me faire confiance ?

— Quelle importance.

— Je dois comprendre. J'aimerais savoir comment tu penses.

— Quelle importance pour nos affaires ?

Crèvecœur laissa échapper comme un glapissement.

— Ça l'est. Pour moi. Tu te méfies des hommes, mais ne doutes pas que je puisse être celui que tu crains. Pourquoi ne doutes-tu pas de moi, ilundélé ? T'effraies-je moins que tes amis ?

— Je doute de tout, soupira Adam.

Depuis le pigeonnier, il entendit roucouler un tintamarre joyeux ; les pigeons faisaient la fête à qui les nourrissait, le temps important peu tant qu'ils mangeaient. Ils connaissaient l'insouciance et une fidélité sans failles, pas le sentiment continuel d'inachevé ni la solitude. Enfant, Adam avait haï sa mère qui ne lui témoignait qu'une affection froide, la même qu'elle donnait à ses sujets les moins proches. Elle l'appelait « prince », comme si elle avait souhaité le rabaisser devant les fils et filles de roturiers : les Berthe, les Luce, les Jean, couverts de l'odeur des volailles et du fumier, avec leurs manières gaillardes, leur insouciance ; les Bertille, les Lucille, les Jeanne, avec leurs joues rosées et leur parfum de lavande, leurs doigts piqués des aiguilles et tâchés de teinture, qui moquaient les garçons. Pourquoi pas les Adam ? Non, il était « prince Adam », et pendant que les enfants de Chateaubourg s'ébattaient dans la boue, le prince Adam apprenait le maniement des armes, des manières et des mots, l'esprit rongé par les chiffres et les codex. Les autres vivaient, grandissaient, les mains pleines de terre et les ongles cras, ils s'usaient les muscles tandis qu'Adam s'emplissait la tête de la vie d'hommes et de femmes morts depuis longtemps. Et toujours, quand il fuyait dans la cour pour jouer avec les autres enfants, Cassadre le rappelait de cette voix forte afin que nul ne puisse l'ignorer : « Prince Adam, vôtre précepteur vous attend. » Il l'entendait comme un coup de couteau, comme si chaque fois qu'elle l'appelait elle avait souhaité l'humilier. Il avait compris bien trop tard qu'elle le préparait au règne, ils se détestaient déjà ; il était plus facile de faire semblant et de continuer, de la faire payer. Et cette froideur ne l'avait jamais quitté.

— Je doute de tout Crèvecœur ; tout le temps, je doute. Le forgeron, ayant achevé l'ouvrage, peut profiter d'un repos réparateur, l'esprit délassé des ennuis. Il peut se laisser aller dans les bras de sa femme et oublier l'enclume refroidie, le soufflet retombé jusqu'aux prochains travaux dont l'accomplissement lui apporteront encore cette quiétude, cette récompense que chérit l'artisan consciencieux. Mes troubles ne m'abandonnent jamais, ils m'épuisent la nuit et m'empêchent le sommeil. Si je les remets, ce sont d'autres qui sourdent. Mon ouvrage ne connait ni repos ni amis, il est sans fin comme une maladie que je guette. Ma mère la reine dormait peu, Crèvecœur ; cet état constant d'insomnie la rendait amère et irritable pour ses proches et je l'ai détestée pour cela, pour bien d'autres choses aussi mais je dois me haïr encore plus car je crois la comprendre. Je me réveille avant le monde, et aussitôt ses problèmes m'étouffent. Ma santé me fait défaut ? ce n'est pas à elle que je pense mais au monde après moi. Je doute de tout, Crèvecœur, du monde et de ceux qui m'entourent ; comment savoir s'ils me conseillent ou cherchent leur profit ? Qui croire ? Qui écouter ? Et quand bien même ils me conseillent, comment savoir si je puis me fier à leur jugement puisque moi-même suis incertain du mien ? Je voudrais en parler ? à qui le ferais-je ? À qui confier mes doutes, Crèvecœur ? Qui m'écoutera et qui voudra en abuser ? Je doute de tout mais surtout, toujours, je doute de moi.

Cette froideur ne l'avait jamais quitté, elle hantait ses relations. Les fils de la roture, adolescents désormais, le traitaient avec une déférence feinte, un mépris latent, une jalousie coriace ; les filles, dont certaines étaient déjà grosses, ne cancanaient pas dans son dos, ni ne gloussaient à son passage ni même ne le regardaient, elles l'ignoraient simplement. Les Berthe, les Luce et les Jean avaient grandi, ils aidaient leurs pères à transporter le foin, à empiler les pierres, à débiter le bois sous un ciel peu clément, un soleil de plomb qui brûlait leur peau ; les Bertille, les Lucille et les Jeanne cousaient, elles avaient les mains lasses de manier l'aiguille et les jambes lourdes des trajets à la Rivoule où elles lavaient le linge. Ils avaient la peau basanée de soleil, les épaules affaissées, le dos humide de sueur, les mains calleuses et des vêtements rapiécés qui avaient appartenus à leurs pères, leurs mères, leurs frères ou leurs sœurs, le ventre vide des famines et la tête empilée de tracas ; il avait des mains douces et le teint blême, le corps et la peau flasque d'un poisson malade mais le ventre plein et l'esprit libre, des vêtements neufs et la quiétude d'une chambre à soi. Pendant qu'ils maniaient l'aiguille, la hache et le mortier, il apprenait l'épée à l'ombre de la cour. Il avait raté leurs exploits, leurs amitiés, leurs haines, leurs amourettes. Il n'avait jamais été l'un des leurs, il n'avait jamais su se lier. Après tout, il était « prince Adam » ; c'était comme s'ils n'avaient jamais parlé la même langue.

— Ce dont je ne doute pas, c'est que nous ayons besoin l'un de l'autre.

Adam se tourna vers Crèvecœur ; ce dernier restait fixé, impassible, refusant son regard.

— Et tu me serais plus utile vivant que mort. Pourquoi ?

— Quel intérêt t'apporterait ma mort ?! s'emporta Adam. Tu es entouré d'ennemis, si bien que je dois te cacher. Je suis peut-être peu utile vivant, mais te suis inutile mort. Vous avez besoin de moi, car nul autre ici n'acceptera de traiter avec les silves et tu le sais bien. Non, celui qui veut ma mort sait qu'il en tirera bénéfice et si c'est bien toi, Crèvecœur, qui a souhaité m'atteindre, alors peut-être ai-je mérité mon sort. Mon peuple mérite au moins un peu d'esprit chez qui le mène.

Il se tourna, claudiqua jusqu'au parapet et s'appuya pour dévisager le vide.

— Ça n'aurait pas de sens, soupira-t-il.

— J'y gagnerais un château. Un bien beau, ce n'est pas rien.

— Cessons ce jeu, Crèvecœur. Il ne m'amuse guère.

— Je serais roi, un roi des hommes.

La voix de Crèvecœur prenait un ton étrange, presque mélancolique. Adam serra les dents : la douleur montait, tendrement.

— Un château duquel tu serais sitôt chassé, silve, siffla Adam. Un roi de rien, un pauvre silve.

Il n'avait pas besoin de se tourner pour savoir qu'en façade, Crèvecœur conservait son masque. Son visage ne dirait rien. Pourtant, il reconnut à l'inflexion dans la voix du silve qu'il l'avait touché.

— Je te vois seul, rompu et faible comme une brindille que je pourrais briser. Je pourrais achever le travail raté... tu n'as même pas pris avec toi le petit manneslaffe qui t'accompagne d'habitude ; ton Roland. Tu es seul. Où sont tes amis, Prince Adam ?

Adam se tourna pour lui faire face ; appuyé contre le parapet, il avait lâché sa canne. Ses jambes tremblaient.

— Viens donc, silve ! siffla Adam. Tu n'auras qu'à me pousser. Qu'on en finisse de ce petit jeu, il ne m'amuse pas. Il ne m'a jamais amusé.

Une bourrasque manqua de faire vaciller Adam, ses ongles crissèrent le long des créneaux, ses mains cramponnées malgré lui au parapet ; Crèvecœur l'observait, ses cheveux agités en bataille. Le vent ramenait une multitude de cris. Le long du chemin de ronde, les soldats montaient garnir les remparts au-dessus de la porte tandis que les barbares s'amenaient pour leur parade ; chaque jour ils s'approchaient, restaient juste assez loin pour ne pas prendre les flèches, et attendaient, frappant des épées sur leurs boucliers en un hymne provocant. Chaque jour ils venaient leur rappeler qu'ils étaient là, qu'ils les attendaient et ne partiraient pas.

Crèvecœur sourit et se porta vers la plaine :

— Non, ilundélé. Tu l'as dit : j'ai besoin de toi.

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