Chapitre 11 : Ils arrivent
Ils arrivèrent pendant la nuit. Ce fut peut-être le hennissement d'un cheval indiscipliné après le calme surnaturel ou une prémonition qui l'aiguilla, une réaction physique, de celles qui hérissent les poils et chatouillent la nuque ; ou encore un sentiment d'urgence devant les signes semblables à ceux qui précédent un mauvais souvenir, souvenir qui ne lui appartenait pas et surgissait d'avant sa propre existence. D'abord il y avait eu le feu, ils étaient venus ensuite. À moins que cela ne soit l'inverse. Par quelques similitudes des évènements devenaient indissociables, se mélangeaient à l'histoire des hommes. Ils étaient venus et ce qu'ils avaient fait importait peu désormais. Dragon se réveilla la boule au ventre, celle qui pèse aussi sur l'âme quand surviennent les grands changements.
C'était une nuit chaude et humide, une nuit à insectes ; la lune, ronde comme une pomme la veille, étouffait sous une brume poisse et l'air, statique, présageait l'orage qui menaçait d'exploser. Joanne avait passé la journée à chasser des punaises de feu, insectes au dos rouge dont les motifs noirs dessinaient des masques inquiétants, toujours avides de soleil. Alors qu'elle les martyrisait du bout de son bâton, Dragon avait demandé : « pourquoi tu fais ça ? » Il tenait entre ses mains le seau percé de Mère Jeanne, l'eau suant par petites gouttes comme sur son front. Joanne l'avait regardé, interdite, comme si la réponse avait été si logique que seulement demander était preuve d'idiotie, avant de redoubler ses efforts pour écraser les punaises « chtak chtak chtak, chtak chtak chtak », la langue sur ses babines retroussées. « Parce que », avait-elle grommelé. Dragon lui tournait le dos et entamait la pente, les bras lourds et ses doigts glissants, mais Joanne s'était levée en montrant le hameau, la chaumière des Sam crachait sa fumée sur un gros nuage en forme d'enclume, et Joanne avait crié : « regarde ! Tu vois pas où qu'elles vont ? Elles vont chez nous Dragon ! Si je fais rien elles vont nous envahir ! ». Dragon s'était arrêté, le sceau fuyait et coulait sur son genou, le ciel et son gros nuage en forme d'enclume attendait son marteau pour éclater. « Chtak Chtak chtak » faisait le bâton. Dans sa chaumière il y avait Mère Jeanne devant une marmite d'eau et d'ail et Sam un linge humide sur le front, et ici Joanne massacrait des punaises rouges mais Tantine n'était pas là et que faisait-elle ? Tonton avait-il eu vent de l'orage annoncé ? Mère Jeanne était entrée chez Tantine qui était absente, avait arraché une des gousses d'ail que Tantine séchait au-dessus de son lit et qui embaumait la chaumière. Elle n'en savait rien, pourtant Dragon l'avait vu faire. Mais la sauge était cachée dans la trappe sous le tapis, Mère Jeanne ne la trouverait pas et Tantine avait emporté ce qu'il restait de lait de pavot pour ses propres douleurs alors Mère Jeanne se contentait d'ail qui ne ferait rien pendant que Joanne massacrait ici car inutile ailleurs. « Ce sont des insectes Joanne, avait-il dit, ils cherchent seulement le soleil et le soleil est plus fort là-haut. » Et il était remonté. Il avait passé la journée entre la chaumière des Sam et la rivière où Mère Jeanne l'envoyait puiser l'eau dans un sceau percé pour la faire bouillir et mouiller son linge qu'elle passait avec application sur le front de Sam. La rivière s'asséchait déjà depuis la dernière pluie, les champignons et le forestier. Elle glougloutait au fond de son lit, l'air maladif, ainsi qu'un homme alité qui ne voulait pas encore mourir. Dragon tannait sur le palier pour éviter les cris et les pleurs, la chaleur insoutenable et humide et ce regard creux avec ses yeux voilés où il pouvait lire l'avenir. Il tannait sur le palier, dos à la porte, le couteau de Sam entre ses doigts, il écharnait les lambeaux de chair de la peau dont Roger devrait confectionner des bottes pour cet hiver ; parce que Sam alité était incapable de le faire. La bête était montée en pleine nuit, fouillant les alentours du hameau à la recherche de nourriture et ils s'étaient réveillés avec la peur de voir ce qu'il y avait à voir pourtant l'ours qui était jeune avait eu plus peur encore ; il avait détalé aussitôt mais Sam avait choisi de lui donner la chasse, courant nu sur le plateau qu'éclairait la pleine lune, dévalant la pente vers la forêt où fuyait l'animal, lance en main, misérable mais désireux de cette viande, de cette peau, de cette fourrure qui peut-être pourraient combattre l'hiver. Et il l'avait attrapé, il l'avait tué mais le jeune ursidé à la fourrure noire, la lance enfoncée dans le dos, avait rugit de dépit et avant de mourir il avait cinglé la cuisse de Sam d'un coup de griffe ; il avait profondément mordu la chair et la jambe noircissait et Sam restait allongé, étouffant dans l'intérieur vaporeux de sa chaumière qui puait l'ail séché de Tantine et la détresse de Mère Jeanne.
Le garçon se leva dans le noir, les yeux aveugles éblouis par la noirceur. Un grondement lointain montait, le bruit de sabots qui frappent la terre dure et la course des chevaux alourdis par le poids des cavaliers. « Les chevaliers. Ils arrivent. Les hommes. » Ensuite venait l'orage et après l'orage la pluie. C'était toujours ainsi dans chaque mémoire d'homme ; le beau temps et la tempête, la tempête et le beau temps. Ils ne demeuraient point, condamnés à passer, mais l'orage sourdait toujours comme les sabots des chevaux dans la campagne.
Dragon se releva en sursaut, chassant du plat de la main un insecte près de son oreille. Il gardait de l'autre monde un goût de sang et une bouche sèche mais la moiteur de sa sueur avait remplacé l'eau glacée de la pluie. Une mouche vrombit, se cogna plusieurs fois contre le volet fermé avant de disparaître dans la nuit. Le garçon le visitait souvent, sa voix se confondait à la sienne, il voulait l'avertir mais Dragon refusait sa peur. Ils arrivent, qu'ils viennent. Il serra le poing jusqu'à sentir les ongles mordre sa chair avec sa douleur précieuse, une douleur rien qu'à lui qui l'ancrait dans cette vie rien qu'à lui. La noirceur ressemblait à toutes les noirceurs ; la nuit à tant d'autres vécue par tant d'autres, vues par tant d'autres. « Taisez-vous et laissez-moi penser. »
Dragon se leva de son lit, jetant un regard à travers la fente des volets, les yeux irrités. « Le feu protège la vie et sait aussi la reprendre. » Il toussota. La canicule asséchait l'air, la paille et le bois et il n'avait plus plu depuis longtemps. Mère Jeanne savait tout ça, elle savait qu'on n'alimentait pas de feu en été dans les cheminées encrassées. « Les hommes ne pensent jamais assez loin et ainsi ils agissent précipitamment et détruisent et meurent. » Il enfila la pèlerine de L'Ancien par-dessus sa chemise moite de sueur, les bottes neuves confectionnées par Sam dans le cuir du cerf, qu'il avait faites trop grandes car Dragon en grandissant s'étirait. L'Ancien ne s'éloignait guère du palier de sa chaumière et il avait offert le vêtement usé à Dragon, une cape marronnâtre maintes fois rapiécé, presque aussi vieille que son ancien maître, solide et fiable. Dragon avait d'abord refusé le cadeau mais L'Ancien avait secoué la tête : « j'y verrai sû'ement pas l'prochain hiver pi j'suis pas ben sûr d'en avoir envie, avait-il marmonné, c'est sû'ement pas la gamine ou Roger qui va aider mon Sam alors prends là tu veux gamin ? Y z'auront besoin de tes bras, Ron et Sam pi Mère Jeanne et les aut'. » Il avait regardé Dragon.« Et p'têt' ben aussi un peu d'ta tête. » Il avait tapoté de ses doigts sur son propre crâne en fixant Dragon et avait rigolé et Dragon avait accepté la pèlerine : « merci. » Dragon fourra des loques dans ses bottes et se traîna vers la table. La disparition des relents d'ail et de menthe avaient suivi celle de Tantine même si l'odeur subsistait par endroit, et maintenant le vent charriait un air lourd gonflé de cendres et étouffait le reste. La lumière se glissait dans les interstices, et les cris. Dragon attrapa la besace, Tantine ne s'en servait plus et ne voyagerait plus. Il y glissa ses vieilles chaussures depuis longtemps inconfortables, regarda ses pieds sans vraiment les voir ; alors il retira ses bottes et enfila ses chaussures usées en les rembourrant soigneusement. Il donnerait les bottes de Sam à Joanne. Joanne n'avait que les vieux souliers de Mère Jeanne et désormais ils n'achèveraient jamais de tanner la peau d'ours. Il y avait travaillé toute la journée et à quoi bon maintenant ? « Pourquoi qu'elles sont pour lui ? » avait pleurniché la gamine en montrant les bottes du doigt. Sam avait haussé les épaules : « t'auras les tiennes Jo', mais j'vais avoir b'soin de Dragon pour l'ouvrage, y'a les toits pi décrasser la ch'minée avant l'hiver si on veut pas étouffer là-dedans sans parler du bois qu'y faut aller chercher à la forêt. Tu vas y faire ça toi ? C'est toi qui vas aller chasser le bestiau pour y faire les bottes ? Non, alors j'vais apprendre à Dragon. » Alors l'ours était venu donner ses bottes à Joanne mais il avait tué Sam qui ne voulait pas mourir et quand ils s'étaient retrouvés seuls tous les deux, Dragon et elle, elle lui avait sauté dessus et griffé la figure si bien qu'il conservait encore une vilaine éraflure. « Si t'es pas capable de te défendre, comment tu veux tuer un ours ? Tu mérites pas les bottes et même que j'irai chercher le bois et enfumer la cheminée sans toi. » Dragon ôta la peau qui recouvrait la trappe, y déposa les livres, Tonton aimerait les retrouver et Tantine saurait où chercher ; ensuite, il ouvrit la porte et sortit affronter les hommes et ce qu'il qualifiait maladroitement de « sa destinée ».
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