Chapitre 1 : Le hameau, l'aube grise, le silence
L'aube grise était empreinte de silence. À l'est, on devinait, encore caché derrière les sommets, le soleil se hisser. Un vent de fraicheur soufflait sur le plateau mais la chaleur montait déjà. Dans l'espace entre les trois chaumières, la terre labourée par une nuit d'averses refusait de se gorger et séchait en formant cratères et balafres. L'herbe retournée et piétinée, les tiges décapitées des pâquerettes et les têtes des chardons mêlées à la glaise supposaient encore le désordre ayant frappé le hameau.
Assis sur le pas de sa porte, pieds et torse nus, Sam taillait la pointe d'un bâton avec son couteau. Le raclement monotone de l'acier contre le bois emplissait tout son univers. L'outil, appartenant à son père, restait l'un de leurs derniers trésors. Que feraient-ils sans couteau ? Sam leva la tête, silencieux, interrogea l'horizon et retourna à son ouvrage. Il besognait méthodiquement, absorbé dans cette tâche sans qu'elle ne l'éclaire ; il avait les yeux absents de celui qui ne peut s'empêcher de penser, sans jamais s'en souvenir.
— Bonjour Sam.
La lame ripa, manqua de peu un doigt et le fit sursauter.
— Fichtre ! pesta-t-il, jetant son outil.
Tremblant, Sam retira le manche qui dépassait de l'herbe et ramassa le bâton. Il râclait. Il râclait encore. La lance pourrait pourtant transpercer un sanglier, maintenant.
— B'jour, Dragon.
La porte derrière Sam s'ouvrit brutalement, libérant cris et gémissements. Et des pleurs. Ceux d'un nourrisson. Sam laissa retomber ses outils en soufflant.
— C'est-ti pas fini qu'cette maudite jav'line fils ?! Si t'actives pas tu s'ras jamais là à temps pou' l'dîner et les enfants y z'auront rien qu'des cailloux dans leu' bouillon.
Dans l'entrebâillement, Sam L'Ancien s'appuyait sur l'encadrement de la porte, oscillant entre fatigue et colère. Prompt à râler et à engueuler les gosses comme à leur conter des histoires, Sam père qu'on appelait L'Ancien était aussi vieux que le hameau – ainsi qu'il se plaisait à le rappeler –, y avait bâti la première chaumière et égorgé le premier cochon. Masquant son âge par une énergie débordante, la matinée grisâtre rendait flagrante sa condition ; un visage émacié, des rides évidentes par-dessus une barbe tâchée de suie, le dos vouté, la main cramponnée à la porte. Sam L'Ancien était un vieillard. Ses guenilles rapiécées, trop amples pour ce corps qui maigrissait vite, pendouillaient et voletaient sous l'effet de la brise, révélant un torse squelettique que chaque respiration soulevait par saccades.
— Qu'esse t'as à m'fixer comme ça p'tit, hein ?
L'Ancien eut comme un sursaut, se râcla la gorge et cracha. Il contourna Sam, s'avança jusqu'à trouver un brin d'herbe, l'arracha et le fourra dans sa bouche. Quand il se tourna vers Dragon, son regard avait perdu toute agressivité :
— Comment qu'ell' va Tantine, hein minot ? Elle va ben Tantine ?
— Ça va, répondit le garçon en fixant ses pieds.
— C'est ben... c'est ben...
Puis, à son fils :
— C'est-ti pas fini ? T'y vas aller dis ?
— J'pars papa, j'pars.
Soudain, L'Ancien fut pris d'une toux, tout son corps secoué, lui agrippé à la porte et plié par l'effort. Sam leva des yeux inquiets sur son père mais déjà ce dernier, sans un regard en arrière, disparaissait à l'intérieur en claquant derrière lui. Un calme relatif revint. La chaumière de Roger, silencieuse, baignée par l'ombre des sommets gris et blancs des Scies ; celle des Sam, d'où provenaient les bruits étouffés de la vie qui fait naître la discorde. Échappé de la forêt en contrebas, le cri strident d'un geai alerte montait parfois jusqu'au plateau. Seules les cimes émergeaient, les bois gribouillés de brume qu'exhalait la Sifflote comme chaque fois qu'elle se goinfrait d'eau de pluie. La brume recouvrait le chapeau des plus petits sapins en lisière, s'aplatissait sur le tronc des hêtres plus bas ; elle s'étirait en une langue, léchait le pied des Scies où le vent finirait par la chasser de leur horizon dentelé. La brume, comme les orages...
— T'es encore là toi.
Sam fixait Dragon. Il s'était levé, les épaules tombantes, serrant fermement sa lance de fortune, son couteau dans l'autre main.
— T'ferais mieux d'aller voir Tantine si elle aurait pas b'soin d'un peu d'aide. C'est qu'y'a à faire aujourd'hui, Dragon. Tu comprends, hein Dragon ?
— Je pourrais venir. Je pourrais aider.
Sam-fils haussa les épaules :
— Pour quoi faire ?
— Pour aider.
— Laisse faire, va. Tantine elle aura besoin de toi, hein Dragon ?
Sam poussa la porte et avant de rentrer, risqua un regard vers le ciel, marmonna à voix basse et entra dans sa chaumière. Dragon demeura seul ; il s'assit, les coudes posés sur ses genoux, la tête dans ses paumes.
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