22. Terre de cauchemars
Le vent marin souffle dans mes cheveux et j'ai déjà l'impression que mes mèches sont gorgées de sel. Derrière moi, j'entends Sean et Shana se disputer sur la cabine à prendre. Je ferme les yeux. Je ne sais pas s'ils se rendent réellement compte de l'ampleur que va prendre cette rébellion. Pour l'instant, tout semble maîtrisée et si simple. Mais la perte de contrôle n'est jamais très loin. À cette idée, l'angoisse me serre le cœur.
Je suis en train de me rendre malade.
J'entends derrière moi des pas et je sais qu'il s'agit d'Esteban. Il s'assied à mes côtés à l'arrière du bateau et laisse tomber ses jambes dans le vide comme moi. Nos pieds frôlent l'eau sans la toucher.
-Comment tu te sens?
C'est si facile de mentir. Prendre une voix calme et se forcer à sourire est presque devenu une habitude. Mais aujourd'hui, je n'en suis pas capable.
-J'ai terriblement peur.
Il ne répond rien mais je sais qu'il a compris. Je ne parle pas seulement d'aller sur Newearth et de recroiser mon pire cauchemar. Je parle de tout en globalité. Je ne voulais pas de grosses responsabilités et voilà que je prends la tête d'un mouvement révolutionnaire.
Il pose une main sur mon genou.
-Je suis avec toi, OK?
Je hoche la tête.
Un silence s'étire puis il ajoute d'un ton plus léger:
-On ne va pas pouvoir dormir ensemble cette nuit. Shana risque d'étrangler Sean dans son sommeil s'ils sont ensembles.
Je souris franchement.
-J'imagine bien. Du coup, c'est moi qui vais me faire étrangler dans mon sommeil?
Esteban rit doucement.
-Je ne la laisserais pas faire.
Il sort un paquet de cigarettes de la poche de sa veste et s'en allume une. Je le regarde d'un air mauvais.
-Quoi?
-Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vu fumer. Je croyais que tu avais arrêté.
Il secoue la tête.
-Presque personne ne fume sur Everest, c'est dingue. J'ai mis des semaines avant de trouver quelqu'un qui pouvait me filer un paquet. Ça m'avait manqué.
-Les gens d'Everest ont raison. Ils ont compris comment vivre plus longtemps. Dis-je plus sèchement que je ne l'aurais voulu.
Il inspire avant de souffler un nuage de fumée qui s'évapore dans l'air.
-Je ne savais pas que tu étais contre. Répond-t-il simplement.
Je hausse les épaules.
-Tu ne me l'as jamais demandé.
-J'arrêterai. Promis. Mais là, juste avant cette guerre, avant d'aller chercher ma famille et avec le stress, je ne peux pas. Je le ferais une fois que tout sera terminé.
Je hoche la tête. Si nous ne sommes pas déjà morts.
Aussitôt que cette pensée me traverse l'esprit, je me rabroue toute seule. Si je commence à être négative, je ne m'en sortirais pas. Je prends la main d'Esteban et laisse tomber ma tête contre son épaule.
-D'accord.
********
Je prends une grande inspiration en posant un pied sur la terre de tous mes mauvais souvenirs et de mes cauchemars, Newearth.
Newearth et ses interdictions, ses lois dures et ses habitants malheureux.
Cela fait environ six mois que je n'ai pas mis les pieds sur cette île mais à première vue d'œil, rien n'a changé. Je rabats la capuche de mon sweat sur ma tête et fait signe à Esteban de me suivre.
J'ai demandé à Sean et à Shana de nous laisser chercher Andrew sans eux. Je ne tiens pas à ce qu'ils voient l'insalubrité dans laquelle je vivais et encore moins qu'ils voient Ben. À cette idée, je réprime un tremblement. Je prie pour ne pas le croiser. Je veux juste récupérer Drew et filer d'ici.
Pendant ce temps, Sean et Shana vont essayer de propager des rumeurs. Ici, ce n'est pas compliqué. Les ragots sont très appréciés. Il suffit d'en parler à l'épicier du coin et le lendemain, tout le quartier est au courant.
J'attrape la main d'Esteban et l'attire vers l'arrêt du tramway le plus proche. Je traverse la place du marché en regardant mes pieds. Je connais ces rues par cœur. J'ai travaillé quatre été de suite en tant que vendeuse de vêtements. À l'idée que je donnais l'intégralité de ma paye à Ben, j'ai envie de vomir. Il a profité de ma jeunesse et de ma naïveté sur tous les points. Mon argent durement gagné se transformait en bouteilles d'alcool dès le lendemain.
Le quai du tram est bondé. Je me fraie un chemin parmi les gens quand une vieille dame fusille du regard nos mains entrelacées. Je lâche aussitôt la main d'Esteban. Il m'adresse un regard interrogatif.
-Pas le droit à l'exhibition. Tenir la main n'en est pas, mais c'est mal vu quand même. Chuchoté-je à son oreille.
À l'instant où je le dis, je me rends compte à quel point c'est ridicule. Je me demande comment j'ai pu vivre en pensant que c'est normal.
Le tramway arrive et se retrouve plein en quelques secondes. Écrasée contre la vitre, j'observe la ville défiler. On traverse les quartiers, des plus riches aux plus pauvres. La maison de Ben est tout à l'ouest, dans le fin fond des quartiers pourris.
Une gamine pieds nus mendie dans la rame de tramway quelques tickets de rations et j'en profite pour parler à Esteban. La voix de la petite va couvrir la mienne.
-J'ai oublié de te dire quelque chose. Murmuré-je.
Il détache son regard de la petite fille et je lis dans son regard qu'il ne s'attendait pas à autant de misère. Elle existe aussi sur Neworld mais pas de la même façon. Ici, tout est bien plus noir. S'il est choqué de voir un enfant faire la manche, je ne sais pas comment il va réagir en voyant mon quartier.
-Oui?
-Je sais que tu vis aussi dans des quartiers pas vraiment bien famés. Mais c'est pire chez moi. Je préfère te prévenir. La pauvreté ici n'est pas la même que chez toi. Chez toi, on tue surtout pour de la drogue. Ici ça existe aussi, mais on tue surtout pour un paquet de farine.
Esteban déglutit difficilement et hoche la tête. Je préfère le prévenir. Il est venu une fois ici, quand le Triomphe avait besoin de quelques réparations. Mais il n'a eu qu'un aperçu de Newearth et le quartier dans lequel il avait son petit appartement était loin d'être le pire.
Nous sommes presque éjectés du tramway. Tout le monde descend au même endroit et les gens poussent.
Revoir ces lieux ne me réjouit pas du tout. J'ai du mal à respirer. La main d'Esteban se pose dans mon dos.
-Allez courage. On va chercher Andrew et on repart.
Je hoche la tête et me remet à avancer. Je traverse des ruelles et passe devant les commerces que je connais bien. Devant mon ancienne l'école. Celle qui n'a jamais vu ou n'a jamais voulu voir ce que je vivais.
En arrivant à l'entrée de ma rue, un frisson me traverse l'échine. Je m'arrête et reste plantée là, à observer. Les conteneurs et poubelles débordent d'ordures. Pas étonnant étant donné que les éboueurs rechignent à passer ici. Un couple sort d'une des maisons et se bat presque sur leur palier. Ils ont l'air complètement soûls alors qu'il est trois heures de l'après-midi. Ils hurlent comme des charretiers sans aucun filtre. Je reconnais la femme. Elle était déjà notre voisine quand j'étais enfant et il est arrivé que je promène son chien.
Honteuse de montrer cette partie de ma vie à Esteban, j'ai envie de faire demi-tour. Mais il avance dans la rue et je me vois obligée de le suivre. Je m'arrête devant la porte de la petite maison. Le mur décrépit est si sale qu'il est gris et la peinture de la porte est toute écaillée. Le tout fait vraiment négligé. La main d'Esteban attrape la mienne.
-Je suis là, Abby.
Je déglutis difficilement avant de frapper à la porte. Nous attendons plusieurs secondes mais personne n'ouvre. Je jette un regard à Esteban avant de baisser la poignée. La porte s'ouvre. Je fais un pas à l'intérieur. Il me suit.
-Je... je vais y aller seule.
-Hors-de-question.
Sa voix est sans appel alors je me tais et je rentre. L'air me manque. Rien n'a changé, hormis le silence. Le salon est toujours dans un état aussi pitoyable. Maintenant que je ne suis plus là pour ranger, des bouteilles de bières vides sont posées un peu partout dans la pièce. Des vieux journaux et cartons jonchent aussi le sol. Je regarde dans tous les recoins, mais il n'y a personne. Je ne m'attarde pas et monte l'escalier qui va aux chambres. En passant devant la mienne, j'entends des voix au bout du couloir.
Je recule et me cogne contre Esteban. Il n'a toujours pas dit un mot mais je sens sa présence rassurante. Je me reprends et m'avance. La chambre d'où viennent les bruits est celle de Mélissa. J'y ai pleuré des journées entières après sa mort. Je m'arrête devant la porte et écoute. À mon plus grand soulagement, ce sont des voix d'enfants. J'hésite une seconde puis tape à la porte. Les voix s'arrêtent immédiatement. La porte s'ouvre devant Andrew, les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Son bras est en écharpe. C'est au-dessus de mes forces, je me met à pleurer au même moment où il se jette dans mes bras.
-Qu'est-ce-que tu fais là? Tu es folle? Chuchote-t-il sans desserrer son étreinte.
-Je suis tellement, tellement désolée... bredouillé-je.
Il me lâche et me regarde dans les yeux. Il ne m'a jamais paru aussi adulte qu'à cet instant.
-Il faut que tu partes.
J'essuie mes yeux.
-Tu viens avec moi.
Il secoue la tête et m'indique d'un geste de regarder derrière lui. Une petite fille blonde est assise et nous fixe d'un air apeuré. Elle ne doit pas avoir plus de quatre ans.
-Je ne peux pas la laisser tomber.
J'ai l'impression qu'il m'assène une gifle alors qu'il n'y avait aucune once de méchanceté ou de rancune dans sa voix. Moi, je l'ai laissé tomber. Je me reprends.
-Vous venez tous les deux.
Andrew hésite un instant puis se dirige vers la petite et la prend dans ses bras. Elle a l'air trop lourde pour lui.
-Où? Demande-t-il.
-En sécurité. Je te le jure, Drew, je ne te laisserais plus jamais.
Esteban s'avance vers lui pour lui prendre la petite fille mais il l'observe d'un air méfiant.
-T'es qui, toi?
-C'est mon petit-ami. Tu peux lui faire confiance.
Il lui donne la petite-fille qui n'oppose pas un signe de résistance. Elle a l'air terrorisée. Une peine immense m'étreint le cœur mais nous n'avons pas le temps de nous attarder. Je prends la main d'Andrew et le tire hors de la chambre.
-Allez, on file d'ici. T'as quelque chose à prendre?
Il secoue la tête. Nous descendons l'escalier presque en courant.
-Où est Ben?
-Je sais pas. Partit acheter un truc je crois. Il...
Nous nous arrêtons net. Mon corps se met à trembler de façon incontrôlable et Andrew à un mouvement de recul. J'ai le cœur au bord des lèvres.
Ben se tient face à nous, dans l'encadrement de la porte.
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