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— T'attends un appel ?
Je tourne la tête vers Alex, complètement avachie sur son siège et sur le point de piquer du nez, comme le reste des étudiants de l'amphi, quand ils ne pianotent pas sur leur téléphone. Pendant ce temps, madame Diassouka continue de nous décrire la maison qu'elle a louée ce week-end, à Saint-Cirgues-de-Jordanne.
— Non...
— T'es sûre ? insiste-t-elle, car tu ne sors jamais ton portable pendant les cours, et que je t'ai jamais vu le vérifier autant de fois en si peu de temps.
Je hausse les épaules, l'air de rien.
— Pauline... C'est toujours une bataille pour te faire parler. Tu me racontes jamais rien...
Sa voix laisse paraitre une pointe de déception, et je m'en veux un instant de mettre de côté celle qui pourrait être ma confidente.
— Bon... Tu te souviens du garçon que je croisais dans le bus ?
Alexandra me répond d'un hochement de tête tandis qu'un petit sourire illumine son visage.
— Il se peut que je l'aie vu, ce week-end, dis-je.
— Sérieux ? Et alors ?
— Oh, il s'est rien passé d'exceptionnel, hein...
Après nous avoir raconté l'entièreté de son séjour nature et découverte dans le Cantal, madame Diassouka se décide finalement à reprendre son cours, là où elle l'avait stoppé quinze minutes auparavant. Le titre du dernier chapitre sur la filiation adoptive énoncé, elle enchaine sur l'introduction.
Alex se redresse, appuie sur une touche du clavier de son ordinateur pour le sortir du mode veille, et me fait promettre de lui livrer tous les détails de mon week-end plus tard.
À l'heure du déjeuner, mon amie exige de savoir tout ce qu'il s'est passé dans ma vie, du vendredi soir où j'ai laissé mon portable dans le bus, au samedi, quand Charlie m'a quittée à l'entrée du métro.
Mon court exposé ne la satisfait pas, et elle me bombarde de questions, même après le début de notre premier cours de l'après-midi, alors que je continue de guetter l'écran de mon téléphone. Mon dimanche se résume d'ailleurs à cette seule occupation.
Je meurs d'envie d'écrire à Charlie, mais n'ose pas, de peur de le déranger. Ou de passer pour une gamine déjà accroc — au risque de le faire fuir. Ou de me prendre un vent...
Malgré ma bonne volonté et ma grande patience, l'attente d'un signe de vie me devient insupportable en fin de journée. Provoquer une rencontre m'apparait donc comme l'unique moyen de subvenir à mon manque, et c'est pleine d'espoir que je guette l'arrivée du bus de 20 h 17.
Quand je franchis le seuil de ma chambre, je me débarrasse de mes affaires et me laisse tomber sur mon lit, aux côtés de M. Pingouin qui a bien de la chance de passer son temps ici.
S'il pouvait parler, il me dirait sûrement que « tout vient à point à qui sait attendre »... Ce qui ne m'empêche pas de consulter, pour ce que je suppose être la 120e fois de la journée, mon téléphone, dont l'écran reste désespérément vierge de notifications.
Je pourrais écrire un petit message pour faire remarquer à Charlie que je ne l'ai pas vu dans le bus, et lui demander s'il a changé ses horaires. Ou terminé plus tard ce soir. Ou peut-être plus tôt... Mais s'il faut, il a volontairement pris un autre bus pour m'éviter.
Un quart d'heure après l'envoi de mon texto, aucune réponse ne m'est encore parvenue. Au lieu de continuer à fixer mon portable comme une tocarde, j'allume la télévision et commence à réchauffer un cordon bleu à la poêle.
Et juste avant de me coucher, je vérifie une toute dernière fois, au cas où un message serait arrivé pendant ma douche.
***
Ce n'est que jeudi soir, alors que je papote au téléphone avec ma mère, que Charlie me donne enfin un signe de vie.
Une tonalité dans mon oreille m'avertit d'un double appel. Lorsque je vois son nom s'afficher, mon cœur bondit, et l'angoisse logée dans mon estomac début de la semaine s'envole.
— Cathy a prévu de louer un domaine dans l'arrière-pays pour le Nouvel An, ça va être génial...
— Je te laisse, ma copine Alex essaie de me joindre.
— À cette heure-ci ? s'étonne ma mère.
— Oui... C'est pour les cours.
— Mais, ma chérie, on ne s'est pas beaucoup parlé cette semaine et tu ne m'as pas...
— Maman, m'impatienté-je, on se voit dans trois petits jours, et j'aurais tout le temps de te raconter ma vie incroyable. Je te rappelle tout à l'heure, promis. Bisous.
Avant qu'elle ne rajoute un mot de plus, je raccroche et m'empresse d'accepter l'appel entrant.
***
Cette fois-ci, je n'arrive pas une heure à l'avance et me réfugie dans le minuscule salon de thé, presque désert, où Charlie m'a donné rendez-vous.
Une caissière m'accueille avec un grand sourire auquel je réponds par politesse, avant de découvrir les pâtisseries colorées exposées en vitrine. Des cookies, muffins, cupcakes, gâteaux, cheese-cakes me font de l'œil. Ma bouche en salive d'avance.
Installée sur une banquette près de la fenêtre, j'observe les rues couvertes d'une épaisse couche de neige, qui tombe sans répit depuis ce matin.
L'horloge accrochée au mur m'indique que notre heure de rendez-vous est déjà passée de onze minutes. Ma déception est seulement liée à l'impatience de le revoir.
Alors que je compte le nombre de lettres sur le tableau noir où sont suggérés les gâteaux et les boissons du jour, le tintement de la cloche de l'entrée se fait entendre.
— Salut !
Charlie vient se glisser à mes côtés sur la banquette, sans manquer de me bousculer au passage.
— Désolé Pauline, je suis encore en retard, admet-il avec une moue boudeuse. J'ai sans doute perdu des points, mais j'ai peut-être une chance de me rattraper si je te paie tout ce que tu veux et que je te raccompagne chez toi, après ?
— Oui, sûrement...
— Cool. J'espère repasser premier dans ton classement.
— Ben, c'est pas très dur, vu que t'es tout seul...
— À vrai dire, c'est ce que je voulais entendre.
Il ponctue sa phrase d'un clin d'œil qui provoque un fourmillement dans mon ventre. D'autant plus qu'il ne s'est toujours pas décalé d'un centimètre et reste collé contre moi.
— Par contre, je dois me faire doublement pardonner, car je suis pas venu seul... poursuit-il.
— Ah ?
— Ouais... Ma pote Lydia, celle pour qui je t'ai quitté trop tôt samedi dernier, a débarqué chez moi hier, à une heure du matin, en larmes, avec le mascara qui dégouline et la morve au nez. Imagine la scène...
Il lève les yeux au ciel.
— Ça fait deux jours qu'elle m'empêche de dormir pour me parler de son connard de copain toute la nuit. Comme elle est en pleine dépression, je me suis dit que ça lui changerait les idées de sortir. Donc ce sera un rendez-vous à trois. Désolé.
— C'est pas grave, je peux comprendre.
Même si je suis hyper dégoutée. Mais c'est toujours mieux que s'il avait tout annulé pour rester auprès de son amie.
— Merci, Pauline. T'es vraiment un amour.
Je retiens un sourire et tourne la tête vers l'entrée pour lui cacher mes joues en feu.
— Du coup, elle est où ? demandé-je.
— Dehors. Elle termine sa clope. Je te préviens, elle a les nerfs à fleur de peau.
Et trois minutes plus tard, c'est une fille à la peau mate et aux cheveux teints en rose, qui s'installe sur la chaise en face de Charlie.
Quand elle retire sa parka, je découvre un vieux sweat à pois. L'envie de tous les compter me prend, mais la manière dont Lydia me dévisage me met tout de suite mal à l'aise.
— C'est elle, Pauline ? lâche-t-elle, l'air incrédule. Je savais pas que t'aimais les lycéennes.
— Pitié, me fais pas déjà regretter de t'avoir emmenée, soupire Charlie.
Lydia pousse une longue plainte et lève les yeux au ciel, avant de tourner le regard vers moi.
— Si on peut même plus rigoler... Bref. Enchantée.
Un sourire éclair de ma part lui répond, tandis que je cherche à m'enfoncer le plus possible dans mon siège, dans l'espoir de disparaitre.
Par chance, la venue de la serveuse détourne notre attention.
Charlie demande un smoothie, son amie fait de même, et je prends un gâteau au citron nappé de sucre glace, avec un chocolat chaud à la noisette.
Le temps que nos commandes arrivent, et même après, je me contente d'écouter les monologues de Lydia, qui parle beaucoup. Beaucoup, et d'un seul sujet : son copain.
Elle ne fait que se plaindre de son comportement, des mots qu'il aurait eus envers elle, de ses appels qu'il rejette sans cesse depuis la veille, de tout. Elle ne regarde et ne s'adresse qu'à Charlie, si bien que j'ai l'impression d'être en trop, voire inexistante.
En temps normal, je pense que Lydia doit être plutôt jolie avec sa peau mate et ses yeux noisette. Mais aujourd'hui, ceux-ci sont cernés et bouffis, son teint est terne, et ses cheveux roses sont rassemblés dans un chignon négligé qui pend sur le côté.
Alors qu'elle critique la fille avec laquelle son copain l'aurait trompée, son sweat à pois finit par avoir raison de moi. Je me mets à compter tous les points noirs, jusqu'à ce que la cuisse de Charlie vienne se coller contre la mienne. Puisqu'il ne répond pas à mon furtif regard interrogateur, je me dis qu'il n'a peut-être pas fait exprès.
— Oh, Charles, c'est lui ! s'exclame soudain Lydia, en se jetant sur son portable qui vibre sur la table. Qu'est-ce que je fais ?
— Décroche pas.
À la grimace qui se dessine sur son visage, je devine que cette option ne lui plait pas. La furie qui insultait son copain dix minutes auparavant a laissé place à une fille hésitante, en pleine lutte contre elle-même pour ne pas répondre.
— Mais j'essaie de le joindre depuis hier... geint-elle.
— Raison de plus pour l'ignorer. T'es pas à sa disposition.
— Ouais, t'as raison. Qu'il brûle en enfer, cette vieille raclure.
Sur ces belles paroles, elle retourne son téléphone face contre table. S'ensuivent deux brèves vibrations.
Cent vingt-six secondes : le temps exact qu'il aura fallu à Lydia pour céder.
— Il me demande de lui répondre... dit-elle de manière distraite, tout en lisant les messages affichés sur son écran. Oh, il rappelle. Faut que je lui parle.
— Non, Lydia...
— Si.
Elle se lève et empoigne sa parka, dont la capuche est décorée d'une fourrure encore plus rose que ses cheveux, et se précipite à l'extérieur.
— Mon dieu, mais quelle conne... souffle mon voisin. Elle me gonfle. Tu t'imagines supporter ses pleurnicheries pendant deux jours ? Le pire, c'est que j'ai manqué le travail juste pour lui tenir compagnie... Je dois être aussi maso qu'elle.
En silence, nous observons Lydia s'agiter au téléphone à travers la baie vitrée du café.
Grâce aux expressions de son visage, il nous est facile de deviner ce que son copain peut être en train de lui dire. Ses sourcils, jusqu'alors froncés, finissent pas se détendre, et un sourire apparait sur ses lèvres. Au bout de quelques minutes de conversation, elle revient à l'intérieur.
— Je vais rentrer, annonce-t-elle en agrippant son sac à main.
— T'es sérieuse ? Tu vas quand même pas retourner voir cette baltringue, qui t'insultait y'a même pas vingt-quatre heures.
— Il s'est excusé et veut qu'on parle tranquillement, pour tout m'expliquer.
— T'es d'une naïveté astronomique, ma pauvre. C'est pas comme si c'était la deuxième fois qu'il te faisait le coup, ironise Charlie.
— L'autre jour, ça n'avait rien à voir, riposte-t-elle. C'était juste un bisou avec l'autre chaudasse de Marlène, alors qu'il était bourré. Tu sais qu'elle lui tourne tout le temps autour, celle-là.
— Oh, oui, vilaine Marlène.
— Tu me saoules, Charles ! Tu comprends jamais rien.
Sans un mot ou un regard de plus, Lydia fait volteface et se dirige vers la sortie. La clochette de la porte tinte quand elle l'ouvre et la referme derrière elle.
Charlie pousse un long soupir et se laisse aller en arrière.
— À tous les coups, elle va encore débarquer chez moi, ce soir... Mais la bonne nouvelle, c'est qu'elle est plus là pour nous emmerder avec ses histoires.
Sur le coup, je me trouve horrible d'être d'accord avec lui, même si le départ de son amie est loin de m'attrister. Surtout quand Charlie vient s'accouder sur le dossier de la banquette, à un centimètre de moi.
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