12
Après avoir mangé le meilleur pavé de truite de ma vie et un fondant au chocolat dans la Vieille-ville, Charlie m'emmène faire un tour sur les quais. Habituellement pris d'assaut par des groupes de jeunes, et moins jeunes, équipés d'enceintes sans fil et de packs de bières, l'endroit est presque désert ce soir. La faute au temps capricieux, qui écourte notre balade. Nous sautons dans un tram quand il se met à pleuvioter et Charlie me raccompagne chez moi.
À l'abri dans le hall de ma résidence étudiante, notre bisou d'au revoir se transforme en un super long baiser baveux quand sa langue s'invite dans ma bouche. Après une soirée passée à lui tenir le bras comme seul contact physique, je commençais presque à désespérer face à son manque d'initiative et craignais que mon rejet de l'autre nuit ne le garde à distance.
La pénombre du couloir, à peine éclairé par les LED du bloc lumineux de l'issue de secours, m'aide à mettre ma pudeur de côté. Je réalise que Charlie m'avait manqué encore plus que ce que je croyais ; je le dévore, l'enlace comme si c'était la dernière fois que je le voyais.
Je suis tellement focalisée sur sa bouche que je ne remarque la présence d'un résident que lorsque la lumière du hall se rallume. Je m'écarte brusquement, Charlie laisse s'échapper un gloussement, et je fixe le logo de sa parka jusqu'à ce que le nouveau venu, qui n'est autre que mon voisin, disparaisse dans l'ascenseur.
Une fois seuls, je me penche, ou plutôt me jette sur lui, mais celui-ci me retient par les épaules.
— Je vais y aller.
Sauf que je n'ai aucune envie qu'il me quitte et que j'aurais pu lui rouler des pelles dans le noir encore une éternité.
À mon probable air dégouté, il sourit et ébouriffe mes cheveux d'une main, comme si j'avais sept ans.
— À demain, Pauline.
Et il me plante là.
***
Pour ma dernière matinée de révision et dernier jour de vacances, la pression aura finalement agi, et j'aurais été plus efficace qu'en deux semaines de bourrage de crâne. À moins que la perspective de me gaver de crêpes chez Charlie jusqu'à l'indigestion ne m'ait motivée à atteindre plus vite l'objectif fixé.
Je pensais m'habiller avec mes plus jolis vêtements, comme chaque fois que je vois Charlie, mais le temps neigeux et venteux m'en dissuade. Mon sweat à capuche rouge me sera bien plus profitable qu'un de mes petits pulls à grosses mailles qui laissent passer le froid.
Quand j'arrive en bas de l'immeuble, j'appelle Charlie pour qu'il vienne m'ouvrir. Lorsqu'il m'avait annoncé que son interphone ne marchait plus, je ne m'attendais pas en retrouver le bouton complètement arraché, fils apparents. Ni à trouver une inscription marquée au feutre noir sur la porte en bois massif : « Mais où est ce connard de Charlie ? ».
Au bout de quelques instants, il apparait dans l'entrée.
— Salut, Petit Chaperon rouge, dit-il baissant la capuche de mon sweat.
— Coucou, mère-grand. J'ai apporté de la confiture faite maison.
— Méfie-toi, je suis peut-être le grand méchant loup déguisé en vieille.
— Ah.
Il m'adresse son sourire espiègle, me laisse passer puis se dirige vers l'ascenseur.
— Qui a marqué le message sur la porte d'entrée ?
Après un petit tressautement, la cabine commence sa lente ascension jusqu'au septième et dernier étage.
— Un pote bourré.
Tout en s'observant dans le miroir de l'ascenseur, Charlie tente de se recoiffer d'un geste de main dans les cheveux.
— Le même qui a arraché le bouton de ton interphone ?
— Sûrement.
Je n'y avais pas fait attention la première fois, mais il règne un certain calme dans son studio. Les bruits de l'extérieur se font à peine entendre, le volume de la télé est si bas que je saisis à moitié les paroles des présentateurs de la chaine info, et les voisins de palier sont si discrets que je me demande s'il y en a vraiment.
Je m'installe sur le canapé, tandis que mon hôte sort un saladier rempli de pâte à crêpe du frigo, et pose une poêle sur une des plaques électriques.
— Tu peux changer si tu veux, dit-il en désignant la télévision. Sauf si c'est pour mettre tes conneries de téléréalité.
Juste pour l'embêter, je zappe jusqu'à tomber sur une émission où quatre garçons doivent trouver l'âme sœur parmi un lot de prétendantes. Ce n'est pas ma préférée, mais je la regarde quand il n'y a rien de mieux.
Charlie se passe de commentaire et se contente de soupirer.
Une première crêpe jambon-fromage atterrit l'assiette posée sur mes genoux, suivie par une deuxième au saumon, puis une autre à la confiture, deux au Nutella et une au sucre. Les deux dernières étaient par pure gourmandise, et ma conscience ne manque pas de me rappeler que ça ne m'aidera pas à perdre du poids. J'ai soudain honte de m'être empiffrée à ce point, alors que Charlie n'a mangé que deux crêpes au saumon et une à la confiture.
Et alors que je détaille le corps svelte de ce dernier en train de faire la vaisselle, je me souviens que son départ en vacances sur les plages artificielles est prévu pour les prochains jours.
— Tu pars quand ?
— Hein ?
— C'est pas cette semaine que tu vas à Dubaï ?
Il met tellement de temps à percuter, que j'ai l'impression d'avoir moi-même inventé cette histoire.
— Ah, je t'ai pas dit que ça avait été annulé ?
— Ben, non...
— Deux de mes potes peuvent pas venir, donc on reporte ça à plus tard.
La vague de soulagement qui me submerge s'accompagne d'un sourire impossible à réprimer.
— Par contre, je suis pas là ce week-end, ajoute Charlie. On va fêter l'anniversaire d'une amie qui a loué une maison pour l'occasion.
La déception.
— Tu peux venir, si tu veux.
— Chez ta copine ? demandé-je, perplexe.
— Oui.
Si j'avais été de nature sociable, je n'aurais peut-être pas été contre l'idée de m'inviter chez une inconnue pour fêter son anniversaire avec encore plus d'inconnus, pendant deux jours entiers. Mais ce n'est pas le cas.
— Je sais pas... J'aime pas trop quand y'a plein de gens que je connais pas.
Il hausse les épaules.
Nous passons l'après-midi affalés l'un contre l'autre dans le canapé, à regarder des thrillers sur son ordinateur. Ce genre de films ne me passionnent pas vraiment, mais c'est ce que Charlie semble apprécier le plus. Ça me donne aussi une bonne excuse pour rester collée contre lui.
Son téléphone bipe à plusieurs reprises, mais il se contente d'y jeter un coup d'œil sans jamais répondre aux messages. Ça me rassure sur le fait que je ne suis pas la seule à être parfois ignorée.
Lorsque le générique du troisième film que nous venons de regarder défile, Charlie finit par se redresser.
Je remarque que nous sommes alors plongés dans le noir et qu'il est déjà vingt heures passé.
— Tu restes ? demande-t-il en saisissant la télécommande pour remettre la chaine d'information.
— Dormir ?
— Oui.
— Je sais pas... Mes partiels commencent demain matin et je préférais être chez moi...
— T'inquiète, je te toucherai qu'avec les yeux.
Un rire nerveux m'échappe.
— C'est pas pour ça...
Ou du moins, pas que.
— C'est juste que j'ai pas envie d'être en retard.
— Le métro t'amène directement à la fac, tu mettras moins de temps en partant d'ici que de chez toi.
— Hm, c'est vrai...
A bien y réfléchir, je pourrais être mieux ici que seule, dans ma chambre minuscule. Sa présence ne peut que me changer les idées et m'empêcher de trop stresser.
Cette fois-ci, j'ai le droit à un jogging en guise de pyjama, pour mon plus grand bonheur, et même à une brosse à dents neuve.
Contrairement à ce qu'il avait annoncé, Charlie ne se contente pas de me regarder une fois allongée à ses côtés dans le lit. Mais ses mains ne se baladent que dans mon dos, mes cheveux, ou sur mon visage, et sa bouche ne descend pas plus bas que mes épaules.
Et tout cela est parfait ainsi.
Après une heure de bisous-câlinous, je m'endors dans ses bras, bercée par sa respiration, enivrée par son odeur.
Quand j'émerge le lendemain matin, de façon tout à fait naturelle, je sais qu'il est déjà trop tard. Un coup d'œil au réveil m'informe qu'il est 7 h 57 et une vague de panique me fait bondir du lit.
Dans trois minutes, les étudiants de ma promotion retourneront leur sujet et débuteront l'épreuve de droit civil, alors que je suis encore en pyjama. Je vérifie mon portable pour me rendre compte que l'alarme a sonné à trois reprises, ignore les trois textos affolés d'Alex quant à mon absence puis fonce dans la salle de bains.
En un temps record, je me passe un coup d'eau sur le visage, m'habille, m'attache les cheveux en un vulgaire chignon et épingle ma frange, quitte à laisser mon gros front et ses trois boutons au grand air.
Quand je retourne au salon, Charlie se redresse sur ses coudes.
— T'es à la bourre ? grommèle-t-il.
— Oui ! J'ai pas entendu mon réveil.
Dans ma volonté de bien faire, j'ai baissé le volume de l'alarme pour ne pas déranger Charlie. Tout ça pour me retrouver en retard à mon premier partiel.
Mes baskets aux pieds et mon manteau sur le dos, je m'enfuis telle une voleuse sans même lui adresser un regard.
Le changement de métro en centre-ville ne m'aide pas à gagner du temps. Et alors que je trépigne sur place, Lydia me passe devant et s'arrête trois mètres plus loin sur le quai. Bien coiffée, bien maquillée et bien habillée, elle sort son portable de son sac et fait comme si elle ne m'avait pas vue. A moins, qu'elle ne m'ait vraiment pas remarquée.
Au final, j'arrive dans l'amphi avec un retard de quarante-sept minutes. Une centaine de têtes se lèvent vers moi, mais ma gêne doit se fondre sur mon visage déjà rougi par le sprint spectaculaire que je viens d'accomplir.
Madame Diassouka me donne un sujet et m'autorise à aller m'assoir à un siège libre au premier rang, m'épargnant ainsi de chercher mon numéro de place.
Les précieuses minutes restantes ne me servent qu'à gratter le plus de points possible pour limiter les dégâts.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top