Chapitre XIV
⁂
Paige Wells.
Je vais tout simplement vous demander de me féliciter. Cela fait maintenant une semaine que je me fais sans cesse réprimander par Grace et que Hugo me soutient face à son regard méprisant. Depuis mon premier service, Creg m'a demandé de travailler les soirs de semaines car le café est bondé d'étudiants sortant de cours et voulant étudier à une table avec leurs amis. Combien de fois Hugo a-t-il lancé son regard le plus noir à celle qu'il voyait comme une amie au paravant à la moindre critique gratuite? Il posait à son habitude sa main dans mon dos pour m'éloigner et grognait contre l'ennemie alors que l'intéressée faisait fouetter sa chevelure dans le vide en se retournant avec fureur. Ce soir-là, ma casquette vissée sur la tête, je m'apprêtais à me mettre à la caisse; c'était à mon tour le dimanche soir.
"Bon la gothique, bouge un peu ton derrière de maigrichonne pour aller ranger la vaisselle. Je prends la caisse."
Baissant les yeux, je m'apprête à m'exécuter quand une vague d'adrénaline s'empare de moi.
"Non. C'est mon tour de faire la caisse et pas question de ramasser tes ordures dans la cuisine à nouveau."
Elle pose ses poings sur ses hanches alors que son regard se fait moins dure. Au fond, je vois bien qu'elle essaye de jouer à celle qui n'est pas impressionnée pour un sous alors que je viens clairement de la déstabiliser. Ce n'est certainement pas dans les habitudes de madame de voir sa parole remise en doute par ses propres marionnettes.
"Alors toi, si tu crois que..." commence-t-elle en gagnant de l'assurance et me faisant perdre la mienne.
Je revois tout simplement Margot s'en prenant à moi quand j'arrivais à peine dans le monde des grands, la première école après ma primaire que je fréquentais. Quand j'étais perdue dans cet immenses établissement entourée d'adolescents qui avaient l'air si grands, si... Adultes. Avant que je ne rencontre mes premières copines et surtout avant qu'elles ne me laissent tomber après la mort de ma mère. C'est seulement quand j'ai tout perdu, que la terre entière m'a tourné le dos que j'ai commencé à tenir tête aux gens qui me cherchaient des ennuis tout en gardant profil bas quand il le fallait. C'est aussi à ce moment là que j'ai commencé à trainer avec des gens qui n'étaient qu'un vulgaire décor dans ma vie, qui étaient seulement là pour me donner des aspects d'adolescente comme une autre et auxquels je n'ai jamais voulu m'attacher. Avant de rencontrer Peter, Flash et Cassidy, s'attacher était l'équivalent d'une immense déception et d'un coeur inévitablement brisé. Pourquoi je baisse ainsi les yeux devant cette peste alors qu'à Londres, plus rien ni personne ne me faisait peur?
Ah oui, l'argent. Garder ce travail est une priorité. Malgré tout, Hugo intervient à nouveau en m'évitant un crise de nerfs alors que les rouages de mon cerveau surchauffent en anticipants la prochaines réponse cinglante que je lui balancerai. Et que je regretterai bien plus tard quand mon salaire sera diminué de quelques dollars vitals à mes yeux.
"Je t'interdis de hausser le ton une fois de plus, Grace." dit-il avec autorité.
La jeune fille se ramollit devant mes yeux en se tournant lentement vers le garçon. Il est étonnant de voir le ruisseau calme et harmonieux qu'est Hugo se transformer subitement en flots rapides et violents.
"Tu t'en prends à Paige depuis plus d'une semaine alors que tout le travail qu'elle fournit est excellent. Tu n'est pas comme je le pensais. Que tu sois notre chef ou pas, je vais te demander de la fermer de la façon la plus polie possible. Sinon, tu risques bien de te retrouver seule pour de bon."
En se mordant les lèvres, elle croise les bras pour le toiser. Je vois bien qu'elle s'efforce de garder son masque frigide et haineux mais quelque chose manque de la faire craquer.
"Tu voudrais que j'aille dire à Creg que la petite Sarah que tu prétends être ta petite amie est en réalité le petit Jammy, aussi masculin que possible?"
"Quoi? Mais tu sais bien que..."
"Je le sais." dit-elle avec froideur et dureté.
"Grace, tu n'es qu'une garce, une moins que rien. Tu es tellement minable que le seul fait d'être dans la même pièce que toi me répugne." crache le blond avec un immense dégoût que je n'aurais pas imaginé se faufiler dans ses paroles.
Il se retourne en jettant sa loque sur le comptoir devant nous et part s'enfermer dans la cuisine.
"Et surtout, n'essaye même pas de passer cette porte."
"Attend, Hugo..." dit-elle d'une petite voix.
La faiblesse se lisant dans son langage corporel est telle que j'en aurais presque pitié. La porte claque en nous laissant seules avec deux clients dans la fond de la salle qui sont entrés sans que nous ayons eu le temps de les voir passer. Je la regarde toujours en gardant le silence alors qu'elle-même reste debout, troublée. Elle se tourne doucement vers moi, ses épaules tombantes, l'air abattu. Alors elle me lance ce regard, le regard le plus triste et le plus alerte que j'ai jamais vu chez qui que ce soit. Le regard le plu empli de détresse de tous les temps. Un regard que Grace n'aurait jamais dû me dévoiler si elle était réellement ce qu'elle prétendait être.
"Garde la caisse." dit-elle d'une voix si différentes de celle avec laquelle elle me rabâche d'habitude.
Je hoche la tête, troublée et la regarde entrer dans la cuisine malgré les avertissements de Hugo avec prudence.
Je baisse les yeux en regardant par la grande vitre les étudiants commencer à remplir les rues de ce recoin de New-York. Bientôt, ils entreront dans ce cafê en me submergeant de commandes et pour une fois, j'aurais espéré un coup de main. Même celui de Grace.
***
Plus tard, alors que la foule se réduit et que je m'écroule pratiquement sur le bar en écoutant la machine enduire un café de crème chantilly, la jeune fille et le blond sortent l'un à la suite de l'autre des cuisines. Je leur lance un coup d'oeil gêné sans trop savoir quoi faire et sers tout simplement son café à la dame en face de moi. Enfin, quelques instants de tranquillité.
"Désolé de t'avoir laissé tout ce travail. Tu peux aller prendre une pause plus longue cette fois... Et même un café." dit la brune en évitant mon regard.
Je la regarde, intriguée et hausse les épaules en essayant de croiser les yeux de Hugo qui parait en transe. Qu'est-ce qu'il se passe bon sang? Des réponses, je veux juste des réponses. Qu'est-ce qui a bien pu se passer pendant une grosse demi-heure à l'intérieur de cette cuisine pour qu'elle devienne si douce et que Hugo soit si perturbé?
Je sais qu'il n'est pas le moment de poser ces questions alors je m'en vais en cuisine pour prendre ma pause dans la cour arrière.
Un café encore brûlant entre les mains, je m'assieds sur les marches devant la lourde porte en essayant de vider mon esprit. Pourquoi se passe-t-il tant de choses dans ma vie? Certains adolescents tueraient pour que quelque chose d'intriguant boulverse leur quotidien. Je tuerais pour devenir une jeune fille tout à fait normale sans... Capacités reptiliennes. Alors que mes yeux se perdent dans la contemplation imminente de ma boisson, je suis la fumée blanchâtre s'élevant de mon gobelet qui se distingue bien dans la lueur du lampadaire non loin de moi. Sa douce chaleur me caresse faiblement le visage en passant de mon menton jusqu'à effleurer mes paupières. Je ferme les yeux en laissant mes pensées vagabonder ailleurs, essayant de reprendre mon calme, mon souffle et surtout, ma raison. Quand je termine ma pause sans vouloir trop profiter malgré tout des pulsions généreuses de Grace, j'entre en cuisine et passe la tête par la porte donnant sur la salle. Il reste seulement quelques adolescents qui rient entre eux sans se préoccuper le moins du monde de ce qui les entourent. Si seulement ils connaissaient alors les relations entre les serveurs... Ces innocents sont loin de se douter de ce qu'il se trame à l'envers du décor, en coulisses. Je remarque non sans surprise que David se tient au comptoir, ses clés de voiture tournoyants autour de son doigt alors qu'il semble seulement vérifier en coup de vent si tout va bien.
"Ah! Paige! Tu tombes bien." dit-il en me faisant un grand sourire.
J'ouvre grand les yeux et m'approche, nerveuse. Grace regarde ailleurs et ferme ses beaux yeux foncés maquillés à la perfection en triturant nerveusement ses faux ongles pourtant plus vrais que nature.
"Il faudrait que l'on aie une discussion toi et moi." dit David en reprenant un air sérieux.
Je me mordille la lèvre. Que se passe-t-il encore? Grace a-t-elle raconté des choses sur moi à David pour me faire renvoyer? Ceci expliquerait cela! Voilà pourquoi elle était si gentille, voilà pourquoi elle parait si angoissée. Le coup de stresse s'étant emparé de moi se dissipe rapidement en laissant place à la colère. Oui, cette colère bien nourrit que m'inspire cette petite peste de Grace. Je sens que son nom sonnera de plus en plus faux dans mes oreilles à partir de ce jour. David pose une main dans mon dos alors que je me crispe pour me conduire en cuisine alors qu'en jetant un oeil à son expression, elle se durcit de plus en plus rapidement. Alors qu'il ouvre la porte en me laissant l'accès libre, j'entends Grace hurler dans le café en faisant taire toute la salle.
"Non!! Paige, n'y va pas!"
Je me retourne en la scrutant, faisant rebondir mon regard entre elle, David et Hugo.
"Grace..." commence le patron.
La brune se met à pleurer sans retenue alors que je me sens complètement déboussolée. Mes yeux dérivent vers les jeunes assis aisément et je remarque qu'ils essayent de comprendre eux aussi, sans grand succès; tout comme moi.
Elle se dirige vers moi, les joues ruisselantes de larmes laissant des filets noirs s'imprimer sur ses joues alors que ses beaux yeux qui vous regardaient tantôt de haut exprimaient à présent cette pointe de détresse insoutenable.
Je la sens me tirer le bras avec insistance alors que je la laisse faire aux premiers abords.
"Qu'est-ce que tu fais?" dis-je plus doucement sans pouvoir lui dire les choses avec colère tant elle a l'air blessée.
"Je t'en supplie, sors d'ici."
"Qu'est-ce que tu trafiques encore! Tu lui as raconté quoi à David pour me faire renvoyer cette fois-ci?"
Le ton dure reprend le dessus; Grace est le genre de fille étant bonne comédienne dans l'âme. David nous dévisage alors que les traits de son visage se tirent et qu'une veine ressort plus visiblement près de ses tympans. Sans doute se demande-t-il de quoi je parle.
"Je ne peux plus. Je n'en peux plus." annonce-t-elle au bord de la crise de nerfs sans cesser de pleurer avec un désespoir plus que réel. "J'arrête tout. Je t'en supplie Paige, écoute moi. J'ai été un monstre mais c'était fait pour... Je vais tout te dire plus tard, sortons d'ici, je t'en supplie."
Je la regarde avec horreur alors qu'elle hache ses mots avec difficulté entre deux sanglots étouffés. Jamais je n'ai vu quelqu'un sombrer à ce point devant mes yeux. Soudain, elle me semble si vulnérable que je me sens ridicule de l'avoir craint il y a à peine une heure.
"Tu ne lui racontera rien du tout." dit David en s'approchant d'une manière menaçante qui sur le coup me fait frémir d'effroi.
L'homme pose sa ferme poigne sur le bras de Grace en la regardant avec insistance. Il a prit une couleur rouge de fureur et la veine sur le haut de son crâne est si palpitante qu'elle à l'air de manquer d'exploser à tout bout de champs. Alors que Grace gémit en secouant frénétiquement la tête et que David la pousse plus loin, devant les clients abasourdis, elle tombe au sol en reculant pour se coller au mur et se recroqueviller sur elle-même. Elle pleure, elle crit, elle s'étouffe dans ses propres sanglots alors que je me mets moi aussi à sentir les larmes me monter aux yeux. Mon visage est rouge tant j'ai chaud et tant je suis mortifiée et incapable de comprendre quoi que ce soit. Je me sens tant impuissante face à ce cinéma...
C'est alors qu'entre Hugo. Je l'avais oublié sur le coup. Derrière lui, deux policiers armés pointant leurs armes sur David et l'obligeant à se rendre et à garder le silence tandis que les clients poussent des cris horrifiés. David me lance un regard fou alors que je recule d'un pas et que les deux hommes en costumes le forcent à sortir et qu'un troisième policier fait son entrée pour inspecter les lieux et demander aux clients de sortir. Apparement le café sera offert, ce qui ne peut-être que compréhenif.
Cette lueur de folie dans ses iris... Je revois mon père quand il me parlait de ses projets. Les larmes ruissellent sur mes joues. Mais qui est cet homme? Une femme policier que je n'avais pas vu entrer est accroupie aux côtés de Grace qui se balance d'avant en arrière en gémissant, calmant petit à petit ses sanglots. Hugo arrive près de moi en posant une main rassurante sur mon épaule. Mes yeux croisent les siens alors que nous allons entourer Grace qui sert avidement ma main et celle du blond. La policière ne cesse de caresser ses cheveux en chuchotant;
-C'est fini ma belle, c'est fini.
♔
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top