5| Problèmes de famille
Trois jours.
Cela faisait déjà trois jours qu'Esther était coincée dans ce cirque. Les journées passaient et se ressemblaient : lever, déjeuner, préparation, représentations, fermeture, coucher. Et rebelote. La sorcière n'en pouvait déjà plus. Elle ne rêvait que d'une chose : partir. Partir loin de ce chapiteau surpeuplé, à respirer un air fétide, à travailler constamment dans la transpiration et à subir les cris et les grognements des créatures en fond sonore toute la journée.
Elle voulait rentrer chez elle, respirer l'air frais des montagnes, ressentir la douce brise du lac sur sa peau. Bon sang, même Florien et Eugen commençaient à lui manquer. À quand remontait la dernière fois qu'ils avaient été séparés aussi longtemps ? Elle ne pouvait même pas le dire. Probablement jamais.
Elle referma le tiroir de la caisse avec un soupir audible. Les derniers clients venaient de pénétrer à l'intérieur du chapiteau pour la dernière représentation de la soirée. Malgré le fait qu'elle ne commencerait que dans dix minutes, les gradins étaient déjà pleins. C'était pourtant la quatrième représentation, mais, en ce samedi qui fut ensoleillé, de nombreux sorciers étaient venus faire leurs emplettes sur l'Esplanade Engloutie et Skender avait profité de l'affluence pour doubler exceptionnellement son nombre de représentations. Peu lui souciait que ses employés et créatures soient épuisés.
Esther essuya son front qui était recouvert d'une fine couche de sueur et sortit prendre l'air. Une rafale fit aussitôt virevolter ses cheveux. Elle inspira un grand coup et laissa sa peau se rafraîchir progressivement. Quand finalement, elle sentit les poils de ses bras se hérisser, elle enfila sa cape d'un noir profond et s'éloigna du chapiteau. De toute manière, son travail était terminé pour la soirée.
Sous le ciel étoilé, Esther se mêla aux lisboètes et déambula à travers les stands qui jonchaient l'esplanade. Depuis son arrivée dans cette ville, elle avait toujours été étonnée par l'absence de réelles boutiques de sorciers : toutes les ventes se faisaient grâce à des stands, plus ou moins éphémères selon les envies des vendeurs. Il y avait pourtant de nombreux magasins physiques, mais ils semblaient être inutilisés. Au détour d'une conversation à la table du dîner, la veille au soir, elle avait entendu dire que l'instabilité politique du gouvernement moldu provoquait des échos au Département de la magie. Ce faisant, il avait été décidé que le principal lieu de vie magique, l'Esplanade Engloutie, changerait de localisation toutes les deux à trois semaines. Les dates n'étant jamais communiquées à la communauté magique à l'avance, il n'avait pas été rare que certains sorciers se retrouvent sur l'esplanade au moment de son déplacement. Il s'était donc ensuivi de nombreux accidents, tous plus variés les uns que les autres : des sorciers se retrouvant ensevelis sous leurs marchandises, d'autres ayant été assommé par des morceaux de leur propre toit ou bien même, certains retrouvés emmurés dans les parois de leur magasin. Par prudence, il avait été décidé d'interdire toute vente à l'intérieur des boutiques tant que la situation actuelle perdurait, et par conséquent, celles-ci demeuraient alors vides et inutilisées jusqu'à nouvel ordre.
Cela contribuait à l'atmosphère étrange de ce lieu de rassemblement magique, qui oscillait entre marché bruyant et jovial et ville fantôme lugubre où les messes basses étaient légion. Car derrière la légèreté des sourires de la plupart des sorciers, Esther voyait sur leur visage de nombreuses rides d'inquiétude ainsi que des regards hantés par les affrontements récents, dont même eux ne sortaient pas toujours indemnes.
C'était l'une des raisons qui poussait Esther à attendre avec impatience le prochain déménagement du cirque. Celui-ci devait partir pour Paris dans quatre jours et la sorcière était impatiente. Elle ne savait pas si la perspective de revoir Florien, qui devait venir prendre de ses nouvelles lors de son escale, jouait sur sa violente envie de rejoindre la France. Elle décida que oui, et s'en tint à cela.
Pour éviter de réfléchir plus longuement sur le sujet, elle concentra toute son attention sur les stands qu'elle commençait à connaître par cœur. Le grand stand d'un violet foncé caché par une montagne de petites boites rectangulaires était possédé par Baltasar Alferes. Le grand sorcier dégarni était en pleine vente avec une jeune adolescente au visage dépité, dont l'ancienne baguette, brisée en deux, gisait dans sa main. Juste à côté d'eux, un attroupement d'enfants, encore trop jeune pour entrer à Beauxbâtons, s'extasiait devant les chouettes et les coqs de l'animalerie. Plus loin, à côté d'un imposant stand vert vif, trois adolescents essayaient de convaincre Hélia Oliveira, la gérante, de les laisser essayer le nouveau balai à la mode. Derrière la sorcière, trois cognards tentaient d'échapper aux lanières qui les entravaient.
La partie la plus attrayante de l'Esplanade Engloutie était cependant bien cachée. Il fallait se fier à son odorat et suivre l'odeur charmante des pâtisseries pour trouver le stand de Pastelaria Tomez, qui se situait tout au bout du ponton. Esther rêvait de ces pâtisseries depuis un moment déjà, à force de voir des clients les déguster à pleine bouche devant elle. Par conséquent, quand elle atteint le stand aux couleurs dépareillées, elle ne se priva pas. Elle se fit un assortiment complet, comprenant aussi bien des Fondants du Chaudron aux amandes que des Pastéis de Nata. Elle ne refusa qu'une seule chose : la pâte à mâcher à la morue que le vendeur, un homme fin comme une baguette, lui proposa de goûter.
— C'est une spécialité pourtant ! S'indigna-t-il.
— Sans façon ! Répondit-elle en lui donnant une pièce de dix escudos.
L'homme grommela en portugais en encaissant l'argent, puis tendit la monnaie à Esther. La sorcière récupéra les petites piécettes en bronze avant de partir se réfugier sur le bord de l'esplanade, son butin à la main. S'asseyant en tailleur sur le bois humide, le ressac emplissant ses oreilles, elle observa, par-delà l'eau sombre de la Tage, la Praça do Comércio. Quelques moldus s'y baladaient encore, des sacs de provisions sous les bras. Certaines fois, l'un d'entre eux se tournait vers le fleuve et observait l'horizon, et cela donnait toujours l'impression à Esther que le moldu braquait ses yeux sur elle. Comme si, tout d'un coup, à cause d'un sort défaillant, l'Esplanade Engloutie devenait visible aux yeux de tous sans qu'aucun sorcier ne s'en rende compte. Et, à chaque fois, Esther devait se rassurer en se rappelant que cela était impossible et que le moldu, malgré l'insistance de son regard, ne voyait rien d'autre que l'eau tumultueuse.
Puis, comme si soudain on lui donnait une claque sur le haut du crâne, elle se souvenait alors que tout cela n'avait pas vraiment d'importance : après tout, elle ne devrait pas avoir à se cacher des moldus.
Mais ce cheminement de pensées était épuisant et Esther, fatiguée, décida de se tourner quelques secondes du côté du cirque. La foule s'était éclaircie et elle voyait désormais mieux ses collègues. Les jumeaux cracheurs de feu faisaient un numéro pour une dizaine de personnes tandis que les jongleurs d'eau croulaient sous les applaudissements d'enfants. Plus loin, près de la cage du Zouwu, Borys était en plein numéro. Il était en compagnie de trois sorciers et deux d'entre eux riaient à gorge déployée. La troisième personne, une jeune femme, semblait déconnectée de cet esprit jouasse. Elle se contentait de boire les paroles de Borys, comme s'il était le centre de son univers. Esther frissonna face à ce spectacle. Elle ne se souvenait que trop bien du regard profond de l'hypnotiseur, de la facilité avec laquelle elle s'était sentie attirée par son orbite. Elle se détourna et aperçut Credence, près de l'entrée du chapiteau.
Le mystérieux jeune homme s'occupait de refermer des caisses et de les pousser du côté du guichet. C'était le signe que la dernière représentation de la soirée était terminée. Et, en effet, tout autour d'elle, les vendeurs fermaient leur stand. Dans moins d'un quart d'heure, l'esplanade redeviendrait déserte.
Esther redirigea son regard vers Credence et, quand celui-ci se sentit épié et releva la tête, elle lui fit un signe de la main. Le jeune homme lui accorda un mince sourire avant de reprendre son activité, ce qui fit soupirer la sorcière. Elle se retourna vers le fleuve et mordit rageusement dans un fondant du chaudron. Cela faisait trois jours que la sorcière essayait de se rapprocher de ce fameux Credence, sans avancée majeure, et elle commençait à se décourager.
Prise d'un élan d'inspiration inattendu, elle sortit de la poche de sa veste un bout de papier jauni et chiffonné et y inscrivit, du bout de sa baguette magique, les mots suivants : « Veux-tu te joindre à moi ? » qu'elle signa de son prénom. Elle transforma la note en un avion en papier et le fit voler jusqu'à Credence. Puis, elle attendit. Les secondes devinrent des minutes et, les yeux rivés sur l'horizon, Esther désespéra. Elle se retourna de nouveau en direction du chapiteau, mais Credence n'était plus là. Ni aucune des caisses qu'elle l'avait vu refermer.
Déçue, elle fixa son regard sur le morceau de fondant au chaudron à moitié mangé qu'elle avait dans la main. Elle ne se souvenait même plus avoir croqué dedans.
— Esth—
La voix qui survint dans son dos la fit sursauter. Elle lâcha instinctivement ce qu'elle tenait dans la main pour sortir sa baguette, mais elle arrêta son geste dans la foulée, alors que son fondant finissait sa chute dans le fleuve.
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur, s'excusa aussitôt Credence, en s'éloignant de quelques pas.
— Ce n'est rien, s'empressa de répondre Esther. Je ne m'attendais plus à ce que tu viennes, c'est tout. Mais joins-toi à moi, ça me ferait plaisir !
Il eut un instant d'hésitation avant de s'installer, sans faire un bruit, à côté de la sorcière. Cette dernière l'observa du coin de l'œil. Le jeune homme était si silencieux, si stoïque, que cela en était presque dérangeant. Elle avait eu l'occasion de l'observer, ces derniers jours, et ainsi de confirmer ce que lui avait dit Harish. Credence était solitaire et peu bavard. Tout comme elle.
Elle avait pourtant réussi à briser la glace avec lui, grâce à des sourires et des petites phrases placées ici et là lors des repas et des fins de journée, lorsqu'ils retournaient tous les deux dormir dans leur hamac, l'un en face de l'autre. Cependant, ce n'était pas assez. Ils n'avaient jamais réellement discuté depuis le premier jour, et, maintenant qu'ils se retrouvaient tous les deux seuls, elle se demandait ce qu'elle pourrait bien lui dire.
Elle tapota distraitement le ponton et, en cherchant un sujet de conversation, elle se rendit compte qu'elle ne mettait pas vraiment tout son cœur à l'ouvrage, comme si elle n'avait pas vraiment voulu qu'il la rejoigne. Ce qui était sûr, c'était qu'elle ne s'y était pas attendue. Au fond d'elle-même, elle savait qu'elle avait envoyé le message simplement pour cocher une case sur sa liste. Cela lui permettrait, par la suite, de dire qu'elle avait tout essayé et de partir, sans regret. Et sans avoir eu à se salir les mains par la même occasion.
Mais désormais, c'était trop tard, elle était coincée. Elle devait lui parler. Au moins, un minimum. Même si elle ne savait rien de lui, du moins rien d'autre que les rumeurs et les informations qu'on lui avait fournies avant son départ. Non pas qu'elle puisse les utiliser. Elle devait repartir de zéro.
— C'est beaucoup de nourriture, fit remarquer Credence d'un geste du menton en direction du sachet de pâtisseries qui se trouvait entre eux.
Esther en soupira presque de soulagement.
— Trop pour une seule personne, ça, c'est sûr, fit-elle en l'invitant à se servir. Mais j'avais besoin de manger autre chose que la nourriture infecte du cirque.
Credence approuva d'un regard entendu, puis étudia l'intérieur du sachet. Du bout des doigts, il s'empara d'une Pastéis de Nata. Il lança alors un regard incertain à Esther.
— J'ai eu la même expression que toi la première fois. On ne dirait pas comme ça, mais c'est excellent.
Credence hocha très légèrement la tête, comme si Esther n'avait pas compris ce qu'il essayait de lui dire.
— Tu es sûre que je peux t'en prendre un ? Demanda-t-il à voix basse.
La sorcière écarquilla les yeux.
— Oui, évidemment. Je ne te l'aurais pas proposé sinon.
Credence la remercia d'un signe de tête. Puis, il se tourna face au fleuve, la Pastéis de Nata toujours dans sa main. Il resta un moment silencieux, laissant les mouettes qui volaient au-dessus d'eux combler leurs oreilles de leurs cris. Quand il reprit la parole, Esther dut se pencher vers lui pour l'entendre.
— Je ne pense pas avoir jamais mangé de pâtisseries.
Esther lui coula un regard discret, ne sachant que dire avant d'opter pour ce qu'elle estima être le plus approprié :
— Il y a une première fois à tout, fit-elle avant de se terrer dans le silence, laissant l'eau clapotant contre le bois de l'esplanade faire la conversation pour eux.
La confession de Credence la mettait mal à l'aise, sans qu'elle comprenne vraiment pourquoi. Elle resta un moment totalement immobile, fixant des yeux la statue de bronze qui trônait au milieu de la place moldue. Ou du moins, la masse d'ombre compacte qui revêtait sa taille, au milieu de la pénombre. Quand elle fut sûre que Credence eut fini sa pâtisserie, elle se tourna de nouveau vers lui. Comme elle, il avait le regard rivé sur la place, mais son expression était lointaine et hantée, accentuée par la lueur du réverbère dans son dos, qui illuminait son visage d'ombres et creusait plus profondément le creux de ses joues. Les pensées qui se trouvaient derrière ce visage anguleux semblaient encore plus inaccessibles.
— Verdict ?
— Excellent.
Un sourire fragile fleurit sur ses lèvres, mais ce fut le seul endroit où il put apparaître, car ses yeux démontraient une grande tristesse. Esther ne reconnaissait que trop bien cette expression et elle préféra se détourner de nouveau de lui, de peur de se laisser engloutir par le désespoir qui émanait du jeune homme et les pensées parasites qui affluaient déjà dans son esprit.
— Je te l'avais dit, répondit-elle, impassible.
Puis, forçant un sourire léger à envahir ses traits, elle demanda :
— Je ne t'ai jamais posé la question, ça fait longtemps que tu travailles ici ?
— Quelques mois, répondit-il sobrement.
Esther aurait aimé plus de précision, ne serait-ce que pour lui permettre de rebondir sur ce qu'il disait, mais elle n'insista pas.
— Qu'est-ce qui t'a amené ici ? Problème de famille ?
Credence se tourna vers elle pour lui jeter un regard emplit de méfiance. Esther avait déjà revêtu l'expression de curiosité la plus innocente qui soit et, sans surprise, le jeune homme se détourna en étant débarrassé du plus gros de ses appréhensions. La sorcière voyait encore des bribes de doute planer dans son regard, mais elle savait qu'il ne tarderait pas à lui faire confiance. Après tout, elle avait l'apparence d'une jeune femme innocente et bien sous tout rapport et il était rare que quiconque se méfie réellement d'elle et de ses intentions.
— J'avais besoin d'un endroit où aller, dit-il évasivement en se recroquevillant sur lui-même.
Il entoura ses cuisses de ses bras et posa son menton sur ses genoux, comme en proie à de mauvais souvenirs.
— Pourquoi ça ? S'enquit la sorcière.
Credence ne s'embêta pas à répondre, il serra la mâchoire, comme pour sceller ses lèvres. Esther remua nerveusement. Elle ne voulait pas le voir se contrarier, mais elle ne pouvait s'empêcher de poser la question qui lui trottait dans la tête :
— Est-ce que tu ne me réponds pas parce que tu n'aimes pas parler de ton passé ou est-ce juste parce que tu n'as pas envie d'en parler avec moi ?
Credence prit quelques secondes pour réfléchir à sa réponse.
— Un peu des deux, finit-il par avouer, non sans lancer un regard contrit à Esther.
Cette dernière fronça les sourcils, vexée. Jamais personne ne lui avait fait ressentir aussi fortement qu'elle n'était pas digne de confiance. Néanmoins, et d'une certaine manière, la sorcière comprenait la défiance dont il faisait preuve, même si cela ne l'arrangeait absolument pas.
Plus que tout, elle souhaitait quitter ce cirque, pourtant son séjour ne ferait que s'allonger si elle n'arrivait pas à lui faire changer d'avis à son sujet. Si elle n'arrivait pas à le faire s'ouvrir à elle.
— Je ne te connais pas, confia Credence dans un murmure.
— C'est juste, concéda-t-elle, en relâchant la tension de ses épaules. Que veux-tu savoir sur moi ?
Peut-être Esther se mettait-elle en danger en lui offrant une telle possibilité, mais elle sentait aussi que ce moment était sûrement le meilleur qu'elle aurait jamais pour renverser la vapeur.
— Pourquoi es-tu venu ici ? Chuchota-t-il sans prendre le temps de réfléchir, comme si cette question hantait son esprit depuis trop longtemps.
— Pour les mêmes raisons que tout le monde, éluda Esther.
Credence secoua faiblement la tête, refusant cette réponse.
— Tu es une sorcière, tu pourrais aller n'importe où...
La jeune femme soupira. Elle avait pourtant préparé sa réponse bien avant son arrivée dans le cirque, mais, maintenant qu'elle devait l'utiliser, elle la trouvait soudainement trop fade, trop irréaliste pour convaincre qui que ce soit. Et encore moins Credence, qui se méfiait déjà d'elle. Si elle voulait nouer une relation avec lui, alors elle devait teinter son mensonge de vérité.
— Pour une raison qui t'est familière : j'avais besoin d'un endroit où aller, fit-elle, répétant mot pour mot la phrase donnée par Credence quelques secondes plus tôt. Comme tous ceux qui sont ici. (Esther se mit à jouer distraitement avec une des sucreries de son sac, à la fois pour occuper ses mains, mais aussi pour repousser le malaise qui commençait à l'étreindre. Elle savait que ce qui allait suivre allait lui faire plus de mal que de bien.) J'essaie juste de trouver ma place. Ma famille est... Elle est... Hum.
Esther fronça les sourcils, elle n'arrivait pas à trouver les mots justes. Elle se laissait surprendre par l'émotion, par les paroles qu'elle allait prononcer, qu'elle avait toujours pensées, mais jamais dites à voix haute. Elle toucha, du bout de ses doigts gelés, le médaillon doré qui reposait contre son sternum. Elle ne pouvait pas trop en dire ; elle redoutait les oreilles indiscrètes. Elle jeta un regard nerveux en direction de l'esplanade, de peur de voir un visage familier caché dans la pénombre. Déglutissant, elle finit par avouer :
— Le problème, c'est que je ne me suis jamais vraiment sentie acceptée dans ma famille adoptive. C'est difficile à expliquer, c'est comme si je n'étais qu'une addition de dernière minute et qu'il fallait me trouver une utilité... C'est... compliqué.
Credence resta longtemps silencieux avant de murmurer qu'il comprenait parfaitement ce qu'elle disait. L'expression de sympathie qui transparaissait sur son visage fit détourner le regard d'Esther. Elle ne souhaitait pas sa pitié et détestait encore plus se sentir aussi faible et émotive. Elle ramena ses longs cheveux sur son épaule gauche, se redressa et masqua, aussi bien que mal, sa tristesse sous un sourire.
— En tout cas, je ne regrette pas d'être partie.
Credence la dévisagea, ses yeux sombres vrillants ceux clairs de la jeune sorcière. Son regard était si profond, si fort, qu'Esther eut l'impression qu'il pouvait voir en elle, découvrir tous ses secrets et mettre à nu tous ses sentiments. Un soulagement immense s'empara d'elle quand il se détourna enfin. Il souffla alors :
— Tu n'as pourtant pas l'air d'être heureuse ici.
— Je ne le suis pas. Comment pourrais-je l'être ? Fit-elle avec exaspération en écartant les bras, comme pour lui crier : « Regarde autour de toi, voyons. » Mais, pour l'instant, c'est mieux ici qu'ailleurs... Après tout, je suis nourrie et logée, ça pourrait être pire. Et puis, je n'ai nulle part où aller. Autant voyager pendant quelque temps, jusqu'à trouver un nouvel endroit où poser mes valises.
Esther inspira profondément, un grand calme pesait désormais sur elle. Cela lui avait fait du bien d'exprimer à voix haute son mal-être. Elle se demanda alors si Credence serait plus disposé à en faire de même à présent.
— J'imagine que toi non plus, tu n'es pas heureux ici ?
Credence approuva de la tête, le regard noir.
— Je déteste la manière dont Skender traite Nagini et les autres, murmura-t-il. La façon dont il garde emprisonnées toutes ces créatures. Et je déteste tous ces sorciers qui viennent nous dévisager et nous insulter. (Une noirceur semblait émaner de lui à mesure qu'il déversait sa colère dans l'air frais de la nuit.) Je déteste ce cirque, conclut-il dans un souffle presque inaudible qui dissipa les ténèbres qui l'entouraient.
Esther lâcha le souffle qui était resté coincé dans sa gorge. Credence, à ses côtés, contemplait son reflet, changeant et sombre, dans l'eau. Les mains nouées, il frottait distraitement les multiples petites cicatrices blanches qui constellaient sa peau.
— Mais je n'ai nulle part où aller, moi non plus.
Avec ces quelques mots, un lien venait de se créer entre les deux employés du Cirque Arcanus. Un sentiment d'appartenance secret qui posa les fondations à ce qu'Esther espérait être une future relation de confiance. Elle se sentit prête à poser la première pierre de son plan, mais n'eut que le temps d'ouvrir la bouche avant que Credence ne se lève.
— Nous ferions mieux de rentrer, avant que quelqu'un ne nous entende.
Il jeta un regard inquiet autour de lui. Le remord semblait suer de tout son être, comme s'il regrettait d'avoir trop parlé. Esther se leva à son tour. Son pochon de pâtisseries à la main, elle suivit Credence jusque dans le chapiteau. La jeune sorcière ne voulait pas lâcher le morceau aussi vite et réfléchissait déjà à l'endroit idéal pour poursuivre cette conversation, mais elle doubla de malchance. À peine avaient-ils mis un pied dans le grand hall du chapiteau qu'une voix douce et étouffée appela Credence.
Esther se tourna vers le couloir d'où émanait la voix et aperçut, tout au fond, enfermée dans une cage, une silhouette vêtue d'une longue robe écaillée aux couleurs sombres et au décolleté prononcé. Elle reconnut la Maledictus. Les bras croisés sur la poitrine, elle implorait Credence de la rejoindre. Ses yeux bardés de noir, ses lèvres bleutées et son teint pâle lui donnaient un air maladif.
Tout comme Esther, Credence s'était tourné en direction de la voix quand celle-ci s'était fait entendre. Et, déjà, son corps penchait en direction de celle qui implorait sa présence, comme si tout son être souhaitait répondre à sa demande. Il se retourna face à Esther et pointa du doigt son pochon :
— Est-ce que je peux t'en prendre un ? Pour Nagini ? Fit-il sans oser croiser son regard.
— Oui, évidemment, répondit Esther en ouvrant le paquet, alors même qu'elle souhaitait refuser.
Credence prit une Pastéis de Nata, la remercia d'un signe de tête gêné, puis s'éclipsa pour rejoindre son amie. Esther ne put s'empêcher de s'attarder dans le hall afin d'observer leur réunion d'un œil à la fois curieux et critique. La première chose qu'elle vit fut la tendresse avec laquelle Credence se pencha vers Nagini pour lui passer, entre les barreaux sombres, la maigre pâtisserie. Puis, la manière qu'eut la Maledictus de se serrer contre sa cage, pour écouter plus attentivement le jeune homme. Enfin, elle aperçut le regard qu'ils échangèrent dans la lumière pâle et elle se sentit de trop.
Elle se détourna prestement. Une sensation étrange, inattendue, lui serrait le cœur. Surprenante, même.
Elle était jalouse. Jalouse de l'affection et de la tendresse qui fusait entre Credence et Nagini et qui représentaient pour elle quelque chose qu'elle n'avait jamais connu.
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