4| Retour de bâton
La représentation suivait son cours, approchant à sa fin, mais Esther ne s'attarda pas à son guichet ; elle ne souhaitait pas avoir à servir de nouveaux sorciers malpolis. Elle sortit donc s'aérer l'esprit, tout en faisant bien attention à garder l'entrée du chapiteau dans sa ligne de mire en cas de besoin.
Esther marcha lentement le long de l'esplanade, essayant d'ignorer les derniers enfants qui voltigeaient dans les bulles de savon en chahutant. Après plusieurs heures à supporter leurs cris, elle sentait sa patience réduire comme peau de chagrin. Le fait d'avoir eu une journée éreintante n'aidait pas à être plus tolérante. La sorcière n'avait jamais été habituée à un travail aussi physique. Son enfance, protégée de tout véritable travail manuel, ne l'avait pas préparé à cette vie. Tout comme elle ne l'avait pas préparé à devoir communiquer avec autant de personnes en aussi peu de temps ; Esther en avait mal à la tête et ne rêvait désormais plus que d'une chose : retourner dans son hamac pour espérer grappiller quelques heures de sommeil.
Lorsqu'une file de sorciers ébahis sortie du chapiteau, la sorcière se retrouva proche de voir son souhait se concrétiser. Sous les halos orangés des lampadaires de l'Esplanade Engloutie, les hommes, femmes et enfants disparaissaient progressivement dans la Tage. Esther les voyait réapparaître sur la Praça Do Comércio, à plusieurs mètres d'elle. Se couvrant de leur cape, ils s'engouffraient dans les ténèbres des rues adjacentes à la place, certains transplanant même avant d'avoir atteint les zones d'ombre.
Esther s'écroula aussitôt sur un banc, dont l'humidité du bois imprégna son pantalon pour venir refroidir ses cuisses. Elle soupira et regarda le nuage de vapeur qu'elle venait de créer, disparaître aussitôt. Elle aurait vendu père et mère adoptifs pour une bonne cigarette.
— ESTHER ! Tonna une voix.
La sorcière soupira, déjà exaspérée, alors même qu'elle ne s'était pas encore retournée vers Skender. Quand elle le fit, l'immense homme lui fit un signe de la main autoritaire, l'intimant à le rejoindre à l'intérieur du chapiteau. Les traits tirés et la bouche déformée par une grimace, Skender n'avait pas besoin de parler pour indiquer à Esther que la suite ne serait pas une partie de plaisir.
La jeune femme se leva avec désinvolture, prit le temps de s'étirer les bras et le dos, puis se dirigea vers le propriétaire du cirque, désormais furieux.
Skender l'emmena jusque dans son bureau : une pièce carrée aux dimensions avantageuses, qui se trouvait dans l'un des premiers couloirs du hall. Les toiles faisant office de murs étaient cachées derrière d'immenses vitrines recelant une centaine d'objets. La plupart brillaient de mille feux tandis qu'une minorité semblait tomber en poussière. Une poignée d'entre eux, plus captivante, paraissait vibrer de vie. Skender était un collectionneur, autant d'objets que d'êtres vivants.
L'homme se dirigea vers l'immense bureau en acajou qui trônait au milieu de la pièce, mais ne s'assit pas sur le siège en cuir de dragon qui se trouvait derrière. Il ne proposa pas non plus à Esther de s'installer sur l'un des nombreux fauteuils présents autour d'elle. Il se contenta, d'un coup de baguette sec, de fermer les rideaux rouges qui séparaient son bureau du reste du chapiteau, puis il pointa un doigt dodu sur la sorcière :
— Un client s'est plaint de toi, commença-t-il d'une voix basse et menaçante.
— Vraiment ? fit Esther en levant un sourcil, l'innocence incarnée par son expression.
Skender se tendit. Il serra et desserra les poings. La sorcière retint un sourire.
— Ne fais pas l'innocente avec moi. Je sais que tu l'as menacé ! (Il tapa son bureau du poing, faisant s'éparpiller quelques feuilles recouvertes de gribouillis noirâtres.) Je ne sais pas ce que tu faisais avant, mais tu ne peux pas faire ça ici ! Je te conseille de faire très attention pour la suite...
Son ton, chargé d'un sous-entendu menaçant, n'échappa pas à Esther. Elle observa alors le fameux Skender avec des yeux neufs. Face à elle se trouvait enfin celui qui faisait régner l'ordre dans son cirque, celui qui terrorisait ses créatures et rendait la vie impossible à ses employés. Celui qui abusait de toutes ces personnes qui n'avaient pas d'autres endroits où aller. Sauf que ce n'était pas son cas à elle. Il ne l'intimidait donc pas. Elle n'était ni son employé, ni sa prisonnière et encore moins son esclave.
— Sinon quoi ? Rétorqua-t-elle d'un ton arrogant.
Les yeux de Skender se plissèrent au point où Esther se demanda s'il la voyait encore.
— Ils ne peuvent pas te protéger d'aussi loin...
La jeune femme pouffa malgré elle, ce qui déstabilisa le sorcier.
— Parce que vous pensez que j'ai besoin d'eux pour cela ? (Elle fit une moue condescendante.) Il y a une chose qu'il faut savoir sur moi : je n'aime pas qu'on me manque de respect, et j'aime encore moins qu'on me menace.
Esther se rapprocha de Skender et ne s'arrêta que lorsque leurs ventres se touchèrent. La jeune femme avait beau être plus petite que l'homme, elle ne se laissa pas déstabiliser. Elle le fixa d'un regard menaçant jusqu'à ce qu'une lueur de doute apparaisse dans les yeux de son interlocuteur. La jeune sorcière avait une mission à accomplir et elle n'avait pas de temps à perdre en brimades inutiles. Son statut d'employé n'était qu'une couverture qu'elle garderait aussi longtemps qu'il le faudrait, mais cela n'impliquait pas qu'elle s'abaisse à obéir à la lettre à ce monstre.
— Je ne sais pas à quel moment vous vous êtes mis en tête que j'étais votre employé et pourquoi vous avez bien pu penser ça, mais je vais mettre les points sur les i dès maintenant. Vous n'avez pas d'ordre à me donner. Je vais faire mon travail comme bon me semble et vous allez me laisser faire. Que tout cela vous convienne ou non, je n'en ai rien à faire. (Esther s'humecta les lèvres. Elle voyait son souffle se perdre dans la barbe hirsute de l'homme et eut alors une idée.) Et je vous conseille de ne plus vous immiscer dans mon travail sinon vous le regretterez amèrement...
Skender fronça les sourcils.
— Tu as besoin de moi. Sans moi, ce cirque ne tourne plus !
— C'est vrai. Si seulement il existait une potion capable de prendre la place d'une autre personne sans que cela se remarque...
Esther se prit le menton dans la main, les sourcils froncés en pleine réflexion, avant de tendre le bras en direction du visage de Skender. L'homme lâcha un cri aigu et recula de plusieurs pas, mais c'était trop tard. Esther avait, entre ses doigts, trois poils de sa barbe rousse.
— Je vais garder ça bien précieusement, au cas où le besoin se ferait sentir de vous remplacer, fit-elle en déposant son butin dans le médaillon qu'elle portait constamment en pendentif autour du cou.
Un clic métallique retentit dans l'air quand Esther referma le médaillon. Skender prit un air revêche. Les deux sorciers se dévisagèrent, attendant de voir lequel des deux flancherait le premier. Esther savait pertinemment que ce ne serait pas elle. Elle garda un visage neutre tout en espérant que sa petite menace aurait l'effet escompté. Si ce n'était pas le cas, elle se retrouverait alors dans une situation bien compromettante, car elle n'était pas persuadée d'avoir l'autorisation de se débarrasser de Skender. Faire intervenir un autre sorcier pour qu'il prenne la place du défunt propriétaire était possible, mais maintenir une telle mascarade sur le long terme semblait plus compliqué. Esther inspira donc un grand coup, habilla son visage d'un sourire confiant et dit :
— J'imagine que nous sommes tous les deux d'accord sur les clauses de ce contrat ?
— Nous sommes d'accord, grogna l'homme.
Esther lui sourit aimablement, mais elle n'était pas dupe. Un homme comme Skender, qui possédait un cirque rempli de créatures obéissant aux moindres de ses ordres contre leur propre volonté, n'était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Il arriverait un jour où il tenterait quelque chose contre elle, elle en était certaine. Elle avait beau avoir des sorciers puissants derrière elle, elle restait seule dans ce cirque. Elle ne pourrait pas toujours protéger ses arrières. Il fallait qu'elle se dépêche d'accomplir ce pourquoi elle était venue.
— Dans ce cas, à demain, pour la prochaine représentation.
Sur ces mots, Esther sortit de la pièce sans lui laisser le temps de répondre ou de changer d'avis. Elle traversa de nouveau le couloir drapé de rouge qui séparait le bureau de Skender du grand hall qui permettait d'accéder aux différentes parties du chapiteau. Quand elle déboucha sur le croisement labyrinthique, elle s'arrêta net. Elle observa les couloirs qui l'entouraient, tous plongés dans le noir. Sans quelqu'un pour la guider, elle était complètement perdue.
Mais elle n'était pas seule.
Esther sentit une présence, tout près d'elle, bien avant que la silhouette fine du jeune homme nommé Credence se découpe à la lumière des loupiotes. La sorcière avait déjà la main dans la poche de son pantalon, les doigts posés sur le bois froid de sa baguette, quand Credence la salua d'un léger, presque imperceptible, mouvement de tête.
— Tout va bien ? S'enquit-il à voix basse, son regard naviguant entre Esther et le couloir qu'elle venait de quitter.
La jeune femme pencha légèrement la tête, surprise. Elle ne s'était pas attendue à ce que Credence, cet être soi-disant si solitaire, l'approche aussi vite. Tout comme elle n'avait pas anticipé la douceur de sa voix.
— Oui, pourquoi est-ce que ça n'irait pas ?
— J'ai entendu Skender te convoquer. Il semblait furieux...
Esther ne dissimula pas sa surprise. L'attendait-il dans ce hall depuis le début de son entretien avec Skender ? Avait-il entendu la nature de leur échange ? Elle scruta son expression, à la recherche d'un signe de duperie, mais elle ne lit en lui qu'une inquiétude réelle.
— Il l'était. Il l'est toujours. Mais il ne me fait pas peur. Et il n'est pas le premier à hausser la voix sur moi.
— Il pourrait faire bien pire.
— Il ne l'a pas osé cette fois-ci, il faut croire.
Credence jeta un nouveau regard au couloir menant au bureau de Skender, son visage assombrit par une nuée d'émotions complexes. Esther réalisa soudainement leur proximité. Et s'il s'emportait, là, maintenant ? Elle recula discrètement d'un pas, tandis qu'elle agrippait sa baguette.
— Est-ce que tu... m'attendais ? Questionna-t-elle nerveusement.
— Je voulais m'assurer que tu allais bien. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise, excuse-moi.
La tête baissée et le regard fuyant, Credence recula de quelques pas lui aussi, prêt à s'enfoncer de nouveau dans un couloir obscur.
— Non, tu ne—
Esther ne pouvait pas nier son malaise, il l'avait senti. Elle n'avait pas particulièrement cherché à le cacher. Elle soupira, cala une mèche de ses cheveux derrière son oreille, et confia :
— Je te remercie. Ça me touche de savoir que quelqu'un ici puisse... s'inquiéter pour moi.
Credence baissa les yeux, son visage anguleux masquant toute expression. Il ne lui répondit pas.
— Au fait, je m'appelle Esther, se présenta-t-elle.
— Credence, répondit-il sans prêter attention à la main tendue de la sorcière. Tu remplaces Omar, au guichet, c'est ça ?
— C'est exact. Comment le sais-tu ?
— J'ai entendu parler de toi, répondit Credence à voix basse.
Il détourna son regard, presque de manière coupable, alors qu'Esther laissait échapper un petit oh surpris. Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— En bien ou en mal ? S'enquit-elle.
Le jeune homme hésita à répondre, préférant se gratter la nuque, sans la regarder. Esther avait sa réponse.
— Je vois...
La sorcière fixa le bout de ses bottines quelques instants. Elle se demanda si les ragots que Credence avait entendus sur elle pouvaient fragiliser sa tentative de créer un lien avec lui. Après quelques instants de réflexion, elle finit par comprendre que si cela était le cas, le jeune homme ne serait jamais venu lui parler.
— Et toi, quel est ton poste ? Demanda-t-elle pour couper court à cet instant de gêne.
Credence en avait profité pour s'éloigner encore davantage. Cherchait-il à la fuir ?
— Je m'occupe des animaux, j'entretiens leur cage, je les nourris, mais je peux aider à d'autres endroits si on a besoin de moi.
— Ce n'est pas trop épuisant ?
Il haussa les épaules, mais ne répondit rien. Pendant quelques secondes, les deux jeunes gens s'observèrent sans parler, comme si chacun essayait de comprendre l'inconnu en face de lui. Finalement, Credence coupa court au silence :
— Il est tard. Je dois retourner au dortoir...
Esther, qui n'avait pas l'énergie de forcer une conversation que son interlocuteur ne souhaitait pas, accepta son repli. Le premier contact venait d'être fait. La suite n'en serait que plus simple.
Néanmoins, elle ne pouvait pas le laisser partir si vite.
— Avant de partir, saurais-tu m'indiquer la direction de la salle de bain ? Et aussi, la manière de me rendre ensuite dans le dortoir ? Car je suis un peu perdue.
Credence eut un sourire réservé. Sans doute se rappelait-il ses propres difficultés à son arrivée au cirque.
— Je vais t'y emmener.
— Merci, souffla Esther tandis qu'ils s'engagèrent dans un large couloir.
Esther reconnaissait ce passage, qui menait au dortoir et au réfectoire. Quand elle l'avait quitté ce matin, il était encore encombré de boîtes et de cartons, désormais disparues. Probablement déballées et installées, avec tout le reste. Cela rendait la construction de ses repères encore plus hasardeuse.
Quand ils arrivèrent à une jonction, Credence se retourna vers elle.
— Maintenant, il faut suivre l'odeur d'oranger.
Esther crut d'abord qu'il se payait sa tête, mais Credence prit une profonde inspiration, avant de tendre la main vers un pan de toile uni. Elle se sépara en deux rideaux veloutés qui dévoilèrent un couloir étroit dans lequel son guide s'engagea. L'odeur de fleur d'oranger assaillit les narines d'Esther.
— Nous y voilà, indiqua Credence, à peine quelques secondes plus tard.
Il lui indiqua du menton la salle de bain pour femmes, qui étincelait de propreté. Dans la pièce déserte, Esther repéra cinq cabines de douches, délimitées par de longs rideaux blancs, ainsi qu'une rangée de sept toilettes, cachées derrière autant de portes en bois délavées. Une poignée de lavabos complétait la pièce.
Esther remercia Credence et ce dernier lui indiqua, en peu de mots, comment regagner ensuite le dortoir. L'échange fut succinct, mais clair. Soulagée par la perspective d'une bonne douche et l'assurance de regagner le dortoir sans se perdre, la sorcière sentit la tension de sa journée de travail la quitter. Pour la première fois depuis son arrivée dans ce cirque, son visage se para d'un sourire franc. Elle remercia de nouveau Credence, qui lui rendit un sourire timide. Puis, il inclina la tête et, les épaules légèrement voûtées, il retourna sur ses pas.
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