26| La lettre J

Le château de Nurmengard était solide. Ses pierres profondément enfoncées dans la terre, rien n'aurait pu le déraciner de sa montagne. Pourtant, cela n'empêchait pas les éléments de chercher, occasionnellement, à y remédier, comme ce jour de fin avril, où les fenêtres de la bibliothèque vibraient sous la force des bourrasques. Le vent, lui-même, semblait vouloir se mettre à l'abri de la tempête qui se préparait au-dessus des montagnes, cherchant une faille dans la façade du château. Son cri d'échec déchirant noyait tout sur son passage, y compris les chuchotements d'Esther et de Credence.

— Je suis sûre qu'ils sont rangés ici, répéta Esther pour la troisième fois.

Cela faisait plusieurs minutes que la jeune femme louvoyait entre les divers rayonnages de la pièce. À la lumière des chandelles, il était compliqué de distinguer le dos bordeaux des volumes qu'elle recherchait parmi les milliers de livres qui étaient amassés dans l'immense bibliothèque de Grindelwald. La plupart d'entre eux n'étaient jamais sortis de leur étagère et attendaient encore leur heure de gloire. Credence, qui suivait patiemment Esther, s'arrêtait parfois pour souffler sur certains ouvrages, rendus méconnaissables par la poussière. Un nuage de particules voletait alors dans l'air, les faisant tousser tous les deux en échangeant un regard complice.

— Ils ne doivent pas être très loin, reprit la sorcière, je revois Vinda dans cette même allée...

Dans son dos, Credence retint un sourire. Ce n'était pas la première fois qu'il entendait cette phrase.

— Les voilà !

Esther s'arrêta devant un rayonnage en tout point similaire à tous les autres. Le cou tendu, elle apercevait les lettres dorées qui marquaient le dos des annuaires. D'un coup de baguette, elle appela l'escabeau en bois qui se trouvait au bout de la rangée. Il roula jusqu'à elle en grinçant, ralentissant à mesure qu'il s'approchait, jusqu'à s'arrêter complètement à deux mètres d'Esther. La sorcière écarquilla les yeux, surprise de voir cet objet faire des siennes, mais lança son sort de nouveau. L'escabeau sembla s'ancrer au sol. Il n'avança que de quelques centimètres, ses roulettes crissant sur le parquet et faisant grimacer les deux sorciers.

— Par la barbe de Merlin !

Esther mit toute sa concentration dans son sort, plissant les yeux sous l'effort. L'escabeau lui résista jusqu'à ce qu'il n'eût plus le choix que de faire ce qui était demandé de lui et de s'arrêter face à la sorcière. Elle soupira, non sans froncer les sourcils. Vinda n'avait jamais eu aucun mal à faire venir l'escabeau jusqu'à elle.

— Je peux m'en charger, si tu veux, proposa Credence en posant une main sur l'épaule d'Esther.

L'interpellé acquiesça, peu encline à poser un pied sur cet escabeau récalcitrant. Credence monta sur la première marche avec prudence, mais le bois se contenta de grincer. Soulagé, il gravit les six marches qui menaient en haut du rayonnage. Seize énormes volumes à dos bordeaux, chacun estampillés d'une ou de plusieurs lettres, le dévisagèrent.

— Prends celui avec un J, lui indiqua Esther en tendant le doigt.

Le sorcier s'exécuta et ploya sous le poids du livre.

— Attention !

Esther avait sa baguette à la main, prête à arrêter la chute de l'annuaire si Credence le faisait tomber. Elle ne le lui avait pas révélé, mais cet ouvrage était hautement ensorcelé et d'une valeur inestimable. S'ils l'abîmaient, ils se feraient de puissants ennemis.

L'annuaire fut déposé avec précaution sur une table de lecture. Une bougie bien entamée illumina la couverture en cuir. La lettre J semblait être gravée dans la matière, pourtant elle scintilla de la même lueur que la flamme qui l'éclairait. Esther en frissonna. Elle ouvrit le volume, sans se soucier de la page sur laquelle elle tomberait. À ses côtés, elle sentit Credence se tendre.

Esther observa le livre ouvert, essayant de le voir à travers le regard de son compagnon. Les informations de dix-huit sorciers, neuf par page, leur furent divulguées. Nom complet, âge, dernière adresse connue et photographie.

— J'ai l'impression que nous ne devrions pas voir tout ça, confia Credence, le front ridé par le souci.

D'une main tremblante, il tourna une page, puis deux, faisant défiler les photos d'hommes, de femmes et d'enfants. Certains souriaient, d'autres évitaient leur regard, comme s'ils pouvaient les voir.

— C'est que nous ne sommes pas censé le pouvoir, indiqua Esther. Ce type d'annuaire a été interdit par la Confédération.

Sous leurs yeux, des données changèrent. Ou plutôt, furent rectifiées. Une jeune sorcière qui passait le cap des onze ans, un vieil homme qui déménageait à une nouvelle adresse.

— Dans ce cas, comment...

Esther ne lui laissa pas le temps de finir sa question.

— Tu peux tout trouver si tu es suffisamment discret et que tu peux y mettre le prix.

Le sorcier se contenta d'observer l'image d'un bébé. Sa minuscule main s'agitant dans l'air, comme s'il essayait d'attraper quelque chose en dehors du cadre de la photo. A à peine plus de quatre mois, le jeune Tom Jedusor se retrouvait déjà catalogué et cela semblait ébranler l'Obscurial.

— On n'est pas obligé de l'utiliser, proposa Esther. On peut attendre qu'elle vienne, tu sais.

Credence secoua la tête.

— Non, elle n'est pas censée revenir avant deux semaines. Elle me l'a dit la dernière fois que je l'ai vu. (Le sorcier soupira, puis fit défiler les pages.) C'est juste pour cette fois.

Il ne lui fallut pas longtemps pour dénicher les informations de Suzanne Jombart, sa professeure d'histoire de la magie.

— Elle habite au 2 rue Saint-Vincent, à Paris.

— C'est proche de Montmartre, je connais le quartier.

Credence referma l'annuaire et ses traits s'adoucirent.

— Que fait-on, Esther ?

— J'imagine qu'on va lui rendre visite.

Credence prit la main d'Esther dans la sienne. La sorcière ne put s'empêcher de jeter un regard autour d'eux pour s'assurer qu'ils étaient bien seuls.

— Est-ce qu'on ne pourrait pas trouver la famille de ton père dans un autre de ces annuaires ? Cela nous permettrait de leur demander à eux directement.

La jeune femme ne put retenir un sourire amer.

— Ils n'y sont pas, je les ai déjà cherchés.

Elle caressa le cuir de la couverture.

— C'est comme s'ils avaient été délibérément retirés. Ou camouflés.

Elle prit l'annuaire dans ses bras. Le poids du volume lui fit courber les épaules, mais elle s'engagea tout de même sur l'escabeau. Il ne broncha pas. Elle rangea le livre à son emplacement, avec une certaine révérence, et rejoignit Credence, au sol. Dans son dos, l'escabeau roula jusqu'au bout de la rangée, s'éloignant d'eux aussi vite qu'il le put.

— C'est la seule alternative que je voie, même si elle ne m'enchante pas... Allons parler à madame Jombart.

Les deux compagnons quittèrent le château en silence. Quelques sorciers, dont Ariana Coller et Abernathy croisèrent leur chemin, mais ils se contentèrent d'un salut formel, sans s'arrêter pour leur parler. À l'extérieur, la cour était déserte. Le soleil, aux abonnés absents. Les nuages étaient bas et le vent, plus vicieux qu'ils ne l'auraient pensé. Il s'engouffra sous la cape d'Esther et vint refroidir jusqu'à ses os.

— Ne tardons pas, grelotta la sorcière en se dirigeant vers un recoin camouflé de la cour.

Elle jeta un regard aux fenêtres du château donnant sur leur position, pour s'assurer que personne ne les observait. Credence n'était pas censé quitter Nurmengard, surtout sans la protection et l'aval de Grindelwald. Esther n'osait pas imaginer ce qui lui arriverait si leur escapade venait à se savoir.

Le souffle haché, elle déposa un livre à la couverture de cuir abîmée au sol. Elle n'avait pas créé de portoloins depuis son adolescence et les subtilités du sort prirent plusieurs secondes à lui revenir en mémoire. Son premier Portus fut un échec. Son deuxième fit trembler le livre, duquel émana une lueur bleutée hypnotique. Esther finalisa le sortilège et son portoloin reprit son apparence initiale.

D'un sourire fier, elle indiqua à Credence :

— Pose ta main sur la couverture, il ne va pas tarder à partir.

Un claquement de secondes plus tard, leur environnement changea du tout au tout. Les montagnes furent remplacées par des immeubles haussmanniens. La grisaille par une lumière éclatante et le silence oppressant du château par une cacophonie de bruit urbain. Les pavés de l'avenue Foch réceptionnèrent leurs souliers et la demeure de la famille Rosier leur fit face.

Esther glissa le livre-portoloin dans la poche intérieure de sa cape et se détourna du manoir de sa belle-famille, seul lieu parisien qu'elle avait pu invoquer suffisamment clairement dans son esprit pour créer un portoloin.

— Ne traînons pas dans les parages, souffla-t-elle à Credence en lui prenant la main. Je vais nous transplaner près du Sacré-Cœur, tiens-toi prêt.

La jeune femme repensa aux toilettes publiques qui se trouvait dans un square, proche de la basilique. Elle n'y était entrée qu'une seule fois, mais elle pensait pouvoir se les remémorer suffisamment clairement pour tenter d'y transplaner. Elle ferma les yeux et revit les murs à la faïence écaillée. Les portes noires et crasseuses des cabinets, sur lesquelles étaient griffonnées diverses inscriptions obscènes. Les cuvettes, étonnamment blanches et d'une propreté contrastant avec le reste. Elle serra la main de Credence puis pria pour ne pas atterrir sur un moldu prit d'une envie pressante.

Son vœu fut exaucé. Esther n'atterrit pas sur un moldu, mais directement dans la cuvette des toilettes. Elle perdit l'équilibre et tomba au sol, entraînant Credence dans sa chute. Ils percutèrent la porte de la cabine, qui s'ouvrit en claquant. Une vieille dame poussa un cri. La main sur le cœur, elle les regarda, horrifiée :

— Mais que faites-vous ?

Esther voulut répondre, mais il sembla que la position dans laquelle elle se trouvait suffit à l'inconnue pour tirer ses propres conclusions. La femme sortit des toilettes aussi vite que lui permettait sa canne, promettant dans un même souffle de les dénoncer au premier gardien qu'elle croiserait.

— Pour une arrivée discrète, on repassera, marmonna Esther. (Elle bascula sur le côté, retirant son poids de l'abdomen de Credence, puis lui demanda :) Je ne t'ai pas fait mal ?

Il toucha l'arrière de son crâne avec une grimace.

— Je vais sûrement avoir une bosse.

— Je m'en occupe.

D'un coup de baguette, elle soigna le sorcier. Elle fit de même sur ses mollets et ses genoux qui n'avaient que peu apprécié le choc avec la porcelaine des toilettes et le carrelage du sol. Une fois rafistolés, ils se levèrent. Credence lui lança un sourire. Ils n'avaient pas fière allure avec leurs pantalons mouillés et tâchés. Esther espérait que ce ne soit qu'un peu d'eau et de crasse.

— Partons d'ici avant qu'on ne se fasse arrêter pour outrage aux bonnes mœurs, glissa la sorcière d'un ton taquin.

Le rougissement de Credence ne fut visible que lorsqu'il s'exposa au soleil, mais la vue du Sacré-cœur lui fit oublier toute gêne. La bouche entrouverte, il admira l'édifice blanc durant de longues secondes, forçant la sorcière à contempler ce monument qu'elle avait tant côtoyé qu'elle en oubliait sa majestuosité.

— Ils sont là !

La voix qui résonna à quelques mètres d'eux fit se retourner Esther. La vieille dame des toilettes les pointait du doigt, et deux policiers municipaux les dévisageaient d'un air agacé. Credence les avait aussi repérés. Il lui fit un léger signe de tête, avant de partir en courant. Esther lui emboîta le pas, un immense sourire aux lèvres. Depuis combien de temps n'avait-elle pas couru ainsi dans les rues de Paris ? Bien trop longtemps à son goût. Dans un dernier sprint, elle agrippa la main de Credence et l'attira dans une rue adjacente. Elle se plaqua contre le muret en pierre d'une maison à double étage et tira son compagnon à elle, les recouvrant dans la foulée d'un sortilège de camouflage.

Les policiers déboulèrent dans la rue seulement quelques secondes plus tard, aussi essoufflés que les deux sorciers. Ils s'arrêtèrent net, déboussolés.

— Où sont-ils passés ?

Le second policier haussa les épaules.

— On a dû se tromper de rue, viens, suis-moi !

Il fit demi-tour et disparut dans un claquement de semelles. Son collègue hésita, son regard scannant la rue. Puis, il s'en alla à son tour, à contrecœur.

Esther ne put retenir son éclat de rire. Elle ne s'était pas sentie aussi légère depuis longtemps. Cette insouciance la fit passer ses bras autour du cou de Credence et l'attirer complètement à elle. Elle laissa leur souffle s'entremêler, profitant de cet élan de normalité, de cette vision de ce que pourrait être son quotidien si elle choisissait de changer de vie, de mener une existence plus banale et simple.

Elle se laissa submerger par cette vision avant de recouvrir les lèvres de Credence des siennes. Elle mena la danse, sa langue jouant avec les lèvres charnues du jeune homme. Quand elle sentit des mains entourer sa taille, elle vibra d'excitation. Pour autant, elle n'en oublia pas les réserves de son compagnon et arrêta le baiser quand elle se sentit subjuguer par un désir trop intense. De nouveau, elle avait réussi à couvrir de rouge les joues du sorcier, qui posa son front contre celui de la sorcière en soupirant de bonheur.

— Mille gorgones, allez faire ça ailleurs ! Gronda une voix proche d'eux.

Credence bondit en arrière, la gêne se lisant sur son visage. Il se retrouva nez à nez avec une femme translucide portant une robe longue et étoffée. Ses cheveux étaient camouflés par un bonnet, laissant libre cours à la contemplation de ses traits nobles. Elle n'était pas de leur siècle et cela se voyait.

— Pardonnez-nous, madame Margillon, s'interposa Esther. Je n'avais pas remarqué que nous étions devant chez vous. Nous partons sur le champ !

Elle prit l'avant-bras de Credence et le fit marcher à reculons avec elle.

— Baisse la tête et éloigne-toi, lui chuchota-t-elle.

Le fantôme de Louise Margillon les scruta du regard jusqu'à ce qu'ils aient atteint les limites d'une nouvelle propriété, puis elle s'évanouit à travers le muret. Esther connaissait bien ce fantôme, de l'époque où elle courait les rues en compagnie de Florien. Pourtant, malgré le nombre de fois où elle l'avait croisé, la femme ne semblait jamais la reconnaître, comme si elle avait depuis longtemps arrêté de mémoriser les visages des sorciers qui l'entouraient.

— Elle hante cette maison depuis trois cents ans, souffla-t-elle à Credence, qui observait toujours le muret que le fantôme avait traversé.

— Que lui est-il arrivé ?

— L'histoire habituelle. Elle a été accusée de sorcellerie par des moldus, ils l'ont tuée. Depuis, elle se venge sur tous les moldus qui osent s'approcher trop près de sa demeure. (Esther tourna sur elle-même, montrant les maisons qui les entouraient.) Cette rue est connue à Paris, il n'y a quasiment que des sorciers qui y habitent. Grâce à Louise, qui éloigne les visiteurs indésirables.

Credence acquiesça, engrangeant les informations qu'Esther lui donnait, mais semblant aussi assimiler tout autre chose.

— Tout va bien ? S'enquit Esther. Tu sais, elle ne nous aurait pas fait de mal. Je préfère juste être prudente, surtout avec ce type de fantôme vengeur. Dans leur fureur, ils ne savent pas toujours distinguer un sorcier d'un moldu.

— Oui, c'est... En fait, je n'avais jamais vu de fantôme auparavant.

— Oh ! C'est impressionnant la première fois, n'est-ce pas ? (Il acquiesça.) Estime-toi heureux qu'elle ne te soit pas passée au travers.

Le visage de Credence se fendit d'un sourire.

— Tu parles d'expérience ?

— C'est possible que ça me soit déjà arrivé, oui, révéla Esther avec un sourire.

Cela parut sortir le sorcier de sa transe. Il se détourna de la demeure de la défunte Louise Margillon pour se tourner vers la sorcière et déposer un baiser sur sa joue, avant de pointer un panneau du doigt.

— Nous y sommes.

Esther n'avait pas besoin de suivre son geste pour comprendre ce qu'il signifiait. Elle savait que Louise Margillon habitait au 12 rue Saint-Vincent. Cela voulait donc dire qu'ils étaient désormais proches de la demeure de Suzanne Jombart. Le cœur battant à tout rompre, elle se prépara à reprendre la route. Elle savait pourtant que les réponses aux questions qu'elle se posait depuis son enfance n'étaient pas encore à sa portée. Potentiellement, elle se doutait aussi qu'elle n'en obtiendrait aucune. Néanmoins, elle espérait. Comme à chaque fois que des informations sur ses parents étaient en jeu.

Credence prit sa main dans la sienne avant de déposer un baiser sur ses doigts. Sa timidité des débuts s'envolant progressivement.

— Ça va aller.

Son regard sombre débordait de confiance, alors Esther s'apaisa. Ils reprirent leur marche, en silence, accompagnés du chant des hirondelles.

Le numéro 2 de la rue Saint-Vincent s'imposa rapidement à leurs yeux. Le portail en fer forgé était ouvert. Deux Sombrals en pierre en gardaient l'entrée. Ils s'engagèrent sur le chemin pavé, une ligne parfaite en direction de la porte d'entrée. Le reste du manoir en pierre était camouflé par d'immenses arbres, des platanes, des marronniers, des tilleuls...

Credence mena la sorcière jusqu'à l'entrée, d'un pas assuré, comme Nagini l'avait lui-même mené lorsqu'il était encore à la recherche de sa propre identité.

Il lança un dernier regard à Esther, puis frappa à la porte.

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