23| Initiation compromise
— Où allons-nous maintenant ? Demanda Esther en se détournant de la table à manger aux quatre cadavres.
— Dans la rue d'à-côté, répondit Eugen en récupérant un morceau de pain sur le plan de travail de la cuisine.
Malgré ses paroles, Eugen ne semblait aucunement pressé de quitter les lieux. Il se mit à étudier les photographies ornant les murs en dégustant son butin. Florien n'était pas plus enclin à continuer la mission, occupé qu'il était à fouiller la commode en bois massif du salon.
— Que cherches-tu ?
— De la propagande anti-sorciers ou quelque chose dans le genre, fit-il en feuilletant le bazar de paperasses qui dégorgeait d'un tiroir. Mais j'ai l'impression qu'il n'y a rien d'intéressant.
Esther observa ses deux amis avec exaspération.
— Nous n'avons qu'une heure devant nous, est-ce qu'on peut passer à la suite ?
Eugen arqua un sourcil, moqueur.
— Encore des scrupules ? La vue d'un bébé moldu mort te dérange, peut-être ?
— Donne-moi la carte, répondit platement Esther. Si tu souhaites continuer à perdre ton temps, libre à toi de le faire, mais nous avons une mission et je tiens à la finaliser avant le départ des portoloins.
L'autrichien roula des yeux, mais lui tendit le document. Esther repéra l'emplacement de la deuxième cible et rendit la carte à Eugen à l'instant où Florien abattit son poing sur l'épaule de son ami.
— Arrête d'être un abruti !
Esther n'écouta pas la réponse du grand sorcier dégingandé. Elle se tourna vers Florentina, qui tremblotait devant la porte d'entrée de la maison, et lui tendit la main.
— On y va !
Elles transplanèrent toutes les deux, sans un regard en arrière. Un trottoir bétonné crasseux les réceptionna tandis que la vie nocturne du parc s'agita dans leur dos. Esther prit une profonde inspiration, chassant l'irritation soudaine qu'elle avait ressenti envers Eugen. Certes, son ami était une tête à claque, mais elle l'aimait précisément pour cette raison. Et, d'une certaine manière, il avait raison. Elle avait eu des scrupules à tuer ces deux jeunes enfants. Des scrupules qu'elle n'avait jamais eus auparavant.
Une main se posa sur l'épaule de la sorcière, la faisant sursauter. Florien déposa un baiser sur sa joue avant de demander à voix basse :
— Tu vas bien ?
Esther fredonna un vague oui. Puis ajouta en direction d'Eugen qui venait de les rejoindre.
— Excuse-moi, je crois que je suis rouillée. Je n'ai pas fait de raid depuis longtemps et visiblement, j'ai perdu la main. Mais vous aviez raison tous les deux, ils devaient être éliminés. (La sorcière détourna le regard.) Pour le plus grand bien.
— Te revoilà, sourit Eugen. Prête pour notre cinquième victime dans ce cas ?
Elle acquiesça et le trio se massa devant la porte d'entrée de la deuxième maison. Celle d'un homme âgé, armé d'un fusil de chasse. Dès qu'il entendit la serrure se déverrouiller, il les accueillit par un coup de feu. Esther para la balle et répondit dans le même mouvement. La puissance de son sort propulsa le vieil homme contre le mur de son salon avant qu'il ne s'écroule au sol. Une représentation à l'aquarelle de la basilique Basile-le-Bienheureux s'écrasa sur son crâne dans la foulée.
— Pas très discret, souffla Eugen en jetant un coup d'œil dans la rue. On ferait mieux de ne pas traîner dans le coin.
Le groupe s'éloigna de la maison de leur victime à grands pas tandis que, dans leur dos, ils entendirent les premiers voisins sortir leur tête de leurs fenêtres éclairées pour découvrir l'origine du coup de feu. Camouflés par le sortilège de désillusion lancé par Eugen, les sorciers se dirigèrent calmement vers la troisième et dernière habitation. Florentina marchait devant eux, comme si le chemin qu'elle devait prendre était évident. Les trois amis doutaient qu'elle connaisse l'adresse de la dernière demeure, mais tant qu'elle se dirigeait dans la bonne direction, ils ne pipèrent mot. Si elle voulait être seule, qu'elle le soit.
— Je ne suis pas sûre qu'on arrive à lui faire éliminer quelqu'un ce soir, marmonna Florien, les mains dans les poches. Elle n'a même pas cherché à nous suivre dans la maison du vieux.
Eugen alluma une cigarette, qu'il tendit ensuite à Florien.
— Il va bien falloir qu'elle apprenne à se débarrasser de la racaille. Sa mère ne sera pas toujours là pour la protéger.
— Elle ne sera jamais de taille contre Marcus, déplora le français en soufflant un nuage de fumée devant lui.
— Certaines personnes ne sont simplement pas faites pour les sacrifices imposés par Grindelwald, murmura Esther.
Eugen et Florien échangèrent un regard.
— De quels sacrifices parles-tu ? Finit par demander Florien. Nous participons à la libération des nôtres.
Esther ne pouvait pas lui répondre. Pas honnêtement, du moins. Florien ne connaissait rien des sacrifices, il n'en avait jamais fait de sa vie. Il avait toujours eu tout ce qu'il souhaitait, y compris elle.
— Ne m'écoutez pas. Nous sommes encore loin ?
— Non, on devrait bientôt arriver.
— Qui devons-nous éliminer ?
— Yvan et Anja Alieva, récita Eugen de mémoire.
— Occupons-nous de la femme et laissons l'homme à Florentina, proposa Esther en regardant sa montre. Il nous reste du temps avant de devoir rejoindre les portoloins. Si on la force à se confronter au problème, elle trouvera peut-être le courage de devenir une vraie sorcière.
Eugen approuva, mais Florien ne répondit pas. Esther sentait son regard sur elle. Elle l'avait troublée avec son comportement. Pour être honnête, elle se troublait elle-même.
La fumée de la cigarette flottant au-dessus de leur tête, ils suivirent Florentina en silence, laissant le trottoir craquelé du quartier résidentiel qu'ils traversaient les lier, quand Florien reprit soudainement la parole :
— Vous vous souvenez de notre premier raid ?
Eugen lança un regard inquisiteur à Esther.
— Qu'est-ce qu'il lui prend ? Tu te sens d'humeur nostalgique, Rosier ?
Florien lui envoya une insulte bien sentie, le sourire aux lèvres.
— C'était il y a dix ans ! Ça paraît si loin...
— On avait du mal à tenir nos baguettes, renchérit Esther.
Tout était plus facile à l'époque. Il n'y avait que Beauxbâtons qui comptait. Les amis qu'ils s'y étaient faits, les devoirs à rendre et les sorties nocturnes dans le parc à voler le whisky des Abraxans. Et, de temps en temps, les retours à Paris en pleine guerre moldue et les visites à Nurmengard pour écouter parler Grindelwald avec admiration. Esther n'avait alors qu'une seule ambition : rendre le sorcier fier. Le jour où Vinda leur avait parlé du raid en préparation dans le sud de la France, les deux amis avaient sauté sur l'occasion. C'était ce jour-là qu'ils avaient rencontré Eugen.
— Le trac nous faisait transpirer des mains, tu te souviens ?
— Évidemment que je m'en souviens. Ariana ne faisait que nous disputer.
Esther et Florien échangèrent un sourire complice. Le regard du sorcier pétillait des souvenirs remontant à la surface.
— Ariana vous disputait parce que vous étiez dissipé, intervint Eugen.
— C'était notre première fois, on était excité !
— C'était ma première fois aussi, pourtant Ariana ne me disait rien, contra l'autrichien.
— Parce que tu es son chouchou, répliquèrent Esther et Florien en cœur.
Les deux amis pouffèrent.
— Non, j'étais impliqué ! Se défendit Eugen en levant les yeux au ciel.
— Tu étais même trop impliqué. Tu lançais tes sorts à tour de bras, ne nous laissant aucune cible.
Eugen eut un sourire retors.
— Vous étiez trop lent.
Florien ouvrit la bouche pour répliquer, mais Eugen l'interrompit d'un geste.
— C'est ici. (Il releva sa manche pour regarder sa montre.) Je nous donne vingt minutes. Si Yvan Alieva est encore en vie passé ce délai, je me charge de lui.
— Dans ce cas, pas une minute à perdre, murmura Florien.
Le français accéléra le pas pour rejoindre Florentina. Ses doigts s'enroulant autour du bras de la sorcière, il l'entraîna devant la porte d'entrée de la troisième demeure. Ils avaient déjà pénétré à l'intérieur de la maison quand Eugen et Esther les rejoignirent. Ils refermèrent soigneusement la porte derrière eux.
Une maison austère et impeccablement rangée les accueillit. Une femme blonde, en surpoids, était étendu sur un fauteuil rembourré vert. Ses yeux ouverts et son visage sans expression leur indiquèrent qu'elle venait de trouver la mort. Son mari, un petit homme chauve aux joues rouges, était agenouillé devant Florien. Malgré un regard morne, il était encore bien en vie. Le fils Rosier ne chômait pas.
— Florentina, à ton tour, dit simplement Florien, la baguette pointée sur Yvan Alieva pour le garder sous son contrôle.
L'adolescente ne bougea pas d'un pouce. Elle ne prétendit même pas saisir sa baguette. Esther vint la rejoindre.
— La première fois n'est évidente pour personne, tu sais. Nos parents ont beau nous rabâcher, depuis que nous sommes petits, que les moldus ne sont que des parasites, bons à être exterminés, et nous avons beau être d'accord avec eux, ça ne nous prépare pas à la réalité du terrain. Tué ou être tué, c'est ici que tu l'apprends. C'est pour ça que tu es là, ce soir.
— On ne fait pas ça par sadisme, ajouta Florien. On fait ça pour le bien commun.
Florentina s'autorisa un regard vers l'homme agenouillé. Ses doigts tremblaient et son visage était chiffonné par l'émotion. Esther sentait bien que la petite n'avait pas les épaules pour ce qui était demandé d'elle. Elle n'était pas une tueuse. Sa vie en serait-elle plus simple ? Accéderait-elle au bonheur plus facilement ?
Eugen la prit par les épaules et la força à avancer jusque devant l'homme.
— Il a sûrement tué certains des nôtres. Peut-être même compte-t-il recommencer. Veux-tu prendre le risque de voir ta mère être sa prochaine cible ? Dois-je dire à Florien de le libérer du sortilège de l'Impero et de le laisser vivre parce que tu n'as pas le courage de tuer un ennemi ?
Florentina ne semblait plus pouvoir lâcher le moldu des yeux. Agrippant sa baguette à deux mains, elle chuchota :
— Je ne suis pas sûre de pouvoir le faire.
— Prends le temps qu'il te faudra, répondit Esther en regardant sa montre. Nous pouvons patienter encore un peu. Mais si tu veux un conseil, arrête de réfléchir et lance ton sort.
Eugen patienta quelques secondes derrière Florentina, mais, quand cette dernière ne bougea pas, il partit s'asseoir sur le deuxième fauteuil du salon. Il récupéra le journal coincé sous le bras sans vie de Anja Alieva et se mit à le feuilleter, même s'il ne parlait pas un mot de russe. Florien se contenta de s'adosser au mur le plus proche, telle une gravure de mode française.
Florentina lança un regard démuni en direction d'Esther. Ses cheveux roux tombaient en bataille autour de son visage et sa lèvre inférieure tremblotait. Elle avait tout d'une enfant.
— On ne le fera pas pour toi. C'est le dernier sur la liste. C'est ta cible. (Esther s'interrompit avant d'ajouter, non sans s'en vouloir de mentionner cela.) Pense à ta mère et à ce qu'elle dira si tu rentres au château sans avoir accompli ta mission.
L'adolescente déglutit, mais ces mots semblèrent la convaincre de lever sa baguette. Doucement. Pour la première fois depuis qu'elle était rentrée dans cette maison, Esther remarqua le silence qui y régnait. L'attention de tous les sorciers était concentrée sur ce qui se jouait dans ce salon. Même Eugen avait baissé un pan de son journal pour observer la scène en toute discrétion.
Florentina mit en joue le moldu. Le temps s'étira. Les battements réguliers des aiguilles de leurs montres emplirent leurs oreilles. Puis, un sanglot déchira l'air et l'adolescente abaissa sa baguette.
Florien soupira et, alors même qu'il échangeait un regard lourd de sens avec ses deux amis, la maison se remplit soudainement d'invités indésirables. Des sorts fusèrent et Esther dévia de justesse celui qui lui était lancé. Dans son champ de vision, elle vit Florentina s'écrouler tandis qu'elle repoussait l'Auror le plus proche, un homme aux immenses yeux bleus. Il s'écrasa contre la cheminée dans un craquement d'os lugubre.
— Je ramène Florentina, lança Florien à voix haute en accourant auprès de l'adolescente stupéfixiée.
Une lumière verte accompagna sa disparition. Eugen venait de mettre à terre une sorcière aux longs cheveux blonds. Un troisième sorcier était au pied du canapé, blessé, mais vivant. Sa baguette lui avait volé des mains, mais ses yeux gris ne trahissaient aucune peur. Esther hésita face à ce visage familier. N'était-ce pas l'un des Aurors qui avaient infiltré le discours de Grindelwald à Paris ? Elle leva sa baguette pour l'achever, mais des éclats de voix à l'extérieur de la maison l'interrompit.
— On se replie ! Vite ! Cria Eugen.
— Et Yvan ?
— Les Aurors ont fait le travail pour nous, souffla-t-il avant de transplaner.
Esther aperçut alors le moldu au sol, le crâne en sang, sûrement percuté par un sort croisé durant l'affrontement. Leur mission était terminée. Elle disparut de la demeure alors même que la porte d'entrée s'ouvrait à la volée sur de nouveaux Aurors.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top