10| L'enveloppe

Un souffle d'animation régnait sur le dortoir lorsque Esther se réveilla. Les murmures précipités qui emplissaient la pièce furent suffisamment exceptionnels pour attiser la curiosité de la sorcière qui ouvrit les yeux, sans préambule. Son esprit, encore embrumé par les abîmes du sommeil, capturait des bribes de phrases, sans queue ni tête.

« Qui est mort ? »

« Aux États-Unis ? »

« Il s'est échappé. »

Se frottant les paupières de ses poings, elle déposa ses pieds nus sur le sol froid. L'enchevêtrement de lattes en bois mal taillé accueillit sa voûte plantaire dans une stabilité bienvenue qui lui permit de s'étirer, tout en observant l'attroupement qui s'était formé à quelques pas d'elle.

Parmi la foule de visages chiffonnés qui convergeait autour d'Hector et de son exemplaire ouvert du Cri de la Gargouille, elle aperçut Nigelle, Credence et Harish. Ce fut ce dernier qui l'aperçut le premier et qui lui fit signe de venir les rejoindre.

Esther bâilla à s'en décrocher la mâchoire. Elle avait mal dormi ; les événements de la veille l'avaient poursuivi jusque dans ses cauchemars. Elle aurait préféré rester dans son hamac, mais l'expression voilée qui habitait les traits de Credence força la sorcière à se lever. Elle se fraya un chemin jusqu'à Harish, à qui elle demanda :

— Que se passe-t-il ?

— Regarde, répondit-il simplement en pointant du menton le journal ouvert.

Esther s'exécuta, ne sachant à quoi s'attendre. Son regard fut accueilli par celui vairon de Grindelwald. Le sorcier, photographié dans une pénombre partielle, occupait la moitié de la page. Son expression impassible, presque ennuyée, immortalisée à jamais.

— Il s'est échappé d'la prison du M'CUSA, expliqua Hector, comme s'il considérait qu'Esther ne savait pas lire. Les Anglais ont voulu l'ramener chez eux, mais il a réussi à leur filer entr'les baguettes.

— Et personne ne sait où il est, gémit Jeanne, l'une des acrobates de la troupe, en tirant nerveusement sur une mèche de ses cheveux bruns.

L'acrobate tremblait comme une feuille, au bord de la crise de panique. Nigelle passa un bras couvert d'écailles autour de sa taille pour l'éloigner du groupe et la rassurer. Certains les suivirent en échangeant à voix basse.

— Qu'est-ce qui leur arrive ? S'étonna Esther.

Harish soupira.

— Ça reprend comme l'année dernière... La panique et la paranoïa.

— Et à just'titre, ajouta Hector en continuant sa lecture sur la page suivante du journal.

Esther haussa un sourcil en direction d'Harish, demandant plus d'explications.

— Ils se demandent si les attaques vont reprendre, finit-il par avouer. Et si elles vont se cantonner aux moldus ou si nous pourrions être les prochains visés.

— Nous ? S'esclaffa Esther. Ça n'a aucun sens... Pourquoi est-ce qu'il attaquerait le cirque ?

— P'rce qu'ils l'ont d'jà fait, expliqua Hector en refermant le journal, une nouvelle photographie de Grindelwald leur fit alors face. Y a un peu plus d'vingt ans. T'étais toute p'tite à l'époque s'rement. Ils sont v'nus et ils ont tué tout'la troupe du cirque Ranoï. Même les p'tiots...

— Personne n'a jamais été condamné et on n'en a plus jamais entendu parler, mais ce massacre n'a jamais été oublié par ceux d'entre nous qui vivent dans des cirques, termina Harish en fixant le portrait de Grindelwald.

Esther fixa, elle aussi, le papier jauni du journal. Elle n'avait jamais entendu parler de cette histoire.

— Et vous pensez que c'était Grindelwald ?

— Lui ou un autre, ça n'a pas d'importance. Ce sont tous les mêmes, persifla Nigelle en revenant parmi eux, son visage froncé par la haine.

Harish ne put s'empêcher de traduire les propos de la femme-serpent.

— Que ce soit Grindelwald ou non, cela ne change rien. On ne peut pas lui faire confiance, comme à n'importe quel sang-pur. On ne sait jamais qui sera leur prochaine cible. Des moldus ? Des sang-mêlés ? Nous ? (Il s'arrêta pour observer ses compagnons.) Tant qu'il sera en liberté, la peur régnera ici.

Il y eut plusieurs hochements de tête et tout autant de messes basses. Esther ne savait pas quoi dire, alors elle se tourna vers Credence. Cette fois-ci, le jeune homme rencontra son regard et, d'un air fuyant, lui fit un signe discret de la tête. La sorcière s'éloigna du groupe, suivie par Credence.

— Tout va bien ? Demanda-t-elle dès qu'ils furent suffisamment éloignés des autres pour n'entendre que la rumeur de leur conversation.

Credence hésita. Il tourna le dos à leurs compagnons d'infortune pour s'assurer que personne ne pourrait entendre ce qu'il allait lui révéler.

— Je dois te dire quelque chose.

L'expression d'Esther vacilla.

— Est-ce à propos de ton... (Elle jeta un regard derrière Credence et aperçut Harish qui les observait.) Tu sais...

Credence fit non de la tête.

— C'est à propos de Grindelwald.

— Oh.

— Je l'ai connu, à l'époque où j'habitais à New York.

Esther se força à écarquiller les yeux, jouant la surprise.

— Vraiment ?

— Oui... Il ne s'était pas présenté à moi sous ce visage, ni sous sa véritable identité, mais je sais que c'est lui qui m'avait approché.

— Que te voulait-il ? S'enquit Esther tandis que Credence s'interrompait pour observer les fines cicatrices qui constellaient le dos de ses mains.

Il resta plongé dans ses pensées si longtemps qu'Esther ne s'attendit plus à avoir une réponse — de toute manière, elle connaissait déjà la vérité. Toutefois, Credence finit par relever la tête et hausser les épaules, refusant de lui en dire davantage ou, plus vraisemblablement, ne pouvant en révéler plus. La sorcière baissa les yeux et frotta du pied une tache sombre au sol.

— Et qu'est-ce que tu penses de ce qu'Harish a dit ? Toi qui as connu Grindelwald.

— Je ne sais pas... Quand il était M. Graves, je l'appréciais. Mais il jouait probablement un rôle, donc je ne sais pas de quoi il est capable.

— Penses-tu que la personne que tu as connue comme M. Graves puisse être aussi horrible que le pensent les autres ?

— Je t'aurais dit non, si tu m'en avais parlé à l'époque, mais désormais, je ne sais pas.

— Je pense que tu peux te fier à ta première impression. Toi seul l'a connu et lui a parlé, même si c'était sous une fausse identité. Tu m'as l'air d'être assez bon juge de caractère. Si tu me dis que tu as pu l'apprécier, c'est que tout n'est pas aussi mauvais qu'on aimerait nous le faire croire.

Credence hocha la tête. Les paroles de la sorcière s'insinuèrent dans son esprit au ralenti. Il était fatigué, Esther pouvait le voir aux cernes qui ornaient son visage. Il fallait cependant qu'elle s'entretienne d'un dernier point avec lui.

— Des nouvelles du ministère ?

Ce sujet sembla redonner de la vigueur au grand brun qui plongea aussitôt son regard dans celui d'Esther.

— Non, rien.

— Dans ce cas, il n'y a aucun doute, ça va tomber aujourd'hui.

Esther imagina que la détresse qu'elle sentit élire domicile sur son visage reflétait parfaitement celle qu'elle lisait sur celui de Credence. Ce dernier serra la mâchoire, s'empêchant sûrement de dire ce qu'il pensait. La sorcière en connaissait déjà la teneur : il voulait partir du cirque, le plus vite possible. Il le lui avait confié la veille, alors qu'elle rentrait de son escapade nocturne en compagnie de Borys. Esther avait dû user de nombreux arguments pour le convaincre d'attendre encore. Afin d'éviter d'attirer l'attention sur eux, de ne pas paraître suspects. Et de laisser à Skender le temps de jouer son rôle.

— Et s'ils retrouvent l'Auror avant qu'il n'atteigne l'Autriche ? souffla Credence. Il se doute que je suis ici...

— Alors cela n'aura pas d'importance. Je l'ai oublietté avant de l'obliger à quitter le pays, mentit Esther. Tu n'as pas à t'en faire, ils ne tireront rien de lui.

Credence se contenta de se frotter les yeux, la fatigue s'accumulant derrière ses paupières.

— Tu as veillé toute la nuit, c'est à ton tour de te reposer, proposa doucement Esther.

— C'est ma faute si tu es dans cette situation, je ne peux pas te laisser toute seule.

— Si on ne veut pas louper les prochains Aurors, il faut qu'on garde l'œil ouvert, et pour ça, on a besoin de dormir. Tu t'es occupé de la garde de nuit, laisse-moi endosser celle de jour.

Cette règle, instaurée à la va-vite la veille, n'avait pas de réelle utilité pratique, à part occuper Credence et l'éviter de se pencher de trop près sur les mensonges qu'Esther avait racontés. Cependant, la sorcière devait bien admettre qu'avoir le champ libre toute la journée la rassurait. Elle n'aurait pas à s'inquiéter de la présence de Credence si jamais elle devait, de nouveau, faire quelque chose de peu conventionnel.

— Je suis désolé de t'avoir impliqué là-dedans...

— Tu ne m'as impliqué dans rien du tout, je voulais t'aider, protesta Esther. Et je le souhaite toujours. Maintenant, va dormir, s'il te plaît.

Le jeune homme ne répondit rien. Il hocha la tête, de manière imperceptible, trop fatigué pour continuer cette conversation. En se dirigeant vers son hamac, il effleura l'avant-bras d'Esther de ses longs doigts, dans un geste de remerciements qu'il ne semblait pouvoir exprimer en mots.

La chaleur de son contact s'attarda aussi longtemps que la sorcière patienta. Quand Credence disparut sous sa couverture, elle quitta le dortoir. Elle allait devoir faire le guet à l'extérieur. Seulement, elle ne pouvait pas simplement passer sa journée dehors, assise sur un banc. Elle devait trouver une raison valable d'y être.

Esther passa donc sa matinée à enchaîner les petits boulots, au milieu de l'agitation vibrante de la Place Cachée. Les sorciers allaient et venaient autour d'elle, leur journal à la main. Les cafés alentours, d'où émanait une douce odeur de pain chaud, étaient bondés et les discussions allaient bon train. L'évasion de Grindelwald était sur toutes les lèvres, et plus particulièrement sur celles des crieurs de journaux, qui avaient tous une manière particulière d'exposer les événements.

— Grindelwald, libre ! Criait sobrement un jeune garçon au nez proéminent, alors qu'il alpaguait tous les passants au croisement du boulevard Voltaire et de la rue de la Croix.

— Le ministère de la Magie en pleine tourmente à la suite de l'évasion de Grindelwald, lançait un adolescent maigrichon coiffé d'un chapeau affaissé qui avait vécu bien trop de matinées pluvieuses comme celle-ci.

Il se tenait stoïquement devant la boutique de vêtements, Maison Capenoir, et n'en bougeait pas. Il réussissait pourtant à faire de nombreuses ventes, mais ses bénéfices étaient dérisoires comparés au petit blond d'une dizaine d'années qui courrait de terrasses en terrasses en criant :

— Les réponses à toutes vos questions ici ! Où est Grindelwald ? Comment s'est-il échappé ? Mais surtout, que prépare-t-il ?

Il écoulait ses journaux à tour de bras et, pour la troisième fois de la matinée, Esther le vit partir en courant à la recherche de nouveaux exemplaires à vendre.

Abritée sous le parapluie magique créé par sa baguette, la sorcière protégeait Fredrick de la pluie tandis que le garçon s'acharnait à frotter le sol pour retirer les marques de salissures laissées par l'Oni la veille au soir. Esther aurait pu s'occuper de cette tâche ingrate en un coup de baguette, mais elle avait besoin d'une raison pour rester dehors et Fredrick, qui aimait la compagnie, ne s'en plaignait pas. Pendant une heure, alors que le soleil perçait progressivement à travers les nuages, Esther discuta avec le garçon, sans qu'il ne se passe quoi que ce soit d'exceptionnel. Ce ne fut que lorsqu'ils profitèrent enfin d'une longue pause, assis sur une caisse trempée à déguster les confiseries qu'elle avait dégotées chez K. Rammelle, qu'ils arrivèrent.

Deux hommes, emmitouflés dans d'épais trench noir et la tête recouverte d'un chapeau, la démarche déterminée et les yeux rivés sur le cirque. L'un était grand et au regard d'acier ; l'autre petit et à la moustache fournie.

Le ministère des Affaires Magiques venait enquêter sur la disparition de Pierre Colin.

— Bonjour, les apostropha Esther alors qu'ils passaient devant elle, nous ne sommes pas ouverts. Les représentations ne commenceront qu'à dix-neuf heures.

Les deux hommes s'arrêtèrent à leur niveau. Fredrick, intimidé, ne pipa mot.

— Bonjour, répondit l'homme au regard inflexible. Nous ne sommes pas là pour votre spectacle. Nous aimerions parler au gérant de ce cirque, s'il vous plaît.

Un bruit de déglutition emplit le silence qui suivit la phrase de l'Auror et tous les regards se tournèrent vers Fredrick. Le garçon s'empourpra et baissa les yeux.

Esther posa une main sur son épaule :

— Va chercher Skender et dis-lui... (La sorcière se tourna vers les deux Aurors.) Que doit-on lui dire ?

— Dites-lui que des représentants du ministère des Affaires Magiques ont des questions à lui poser.

L'homme avait à peine terminé sa phrase que Fredrick s'était déjà éloigné en se frottant nerveusement les pinces. La queue fourchue qui dandinait derrière son petit corps fit sourire Esther, mais sembla déplaire à l'Auror à la moustache qui grimaça avant de s'éloigner.

— Que faites-vous dehors à cette heure-ci ? Demanda l'Auror qui resta face à Esther.

La sorcière n'entendit pas la question tout de suite, trop occupée à suivre des yeux l'autre employé du Ministère qui fouinait autour du chapiteau. L'homme se racla la gorge.

— Pardon, nous faisions juste une pause pour manger.

— Il est donc possible pour les créatures du cirque de sortir en journée ? S'enquit l'Auror dont le regard implacable entama aussitôt un tour de la place, à la recherche d'autres membres du cirque.

— Eh bien, oui. Seules les créatures dangereuses ou à risque de s'échapper sont enfermées, mais, pour tous les autres, nous sommes libres de nos mouvements.

Esther croisa les bras sur sa poitrine, se demandant si elle n'en n'avait pas trop dit. L'homme venait de sortir un petit carnet relié en cuir pour y noter les informations qu'il venait de récupérer.

— Et depuis combien de temps travaillez-vous ici, mademoiselle ?

— Pourquoi cette question ?

— Répondez-moi, s'il vous plaît.

— Quelques semaines seulement.

— Je vois... Et avez-vous déjà remarqué des événements étranges ? Des accidents ? Des disparitions ? Dans ou en dehors du cirque ?

— Non, jamais.

L'homme nota la réponse d'Esther puis referma son carnet. Il jeta un regard à son collègue, toujours occupé à fouiner près de l'entrée du chapiteau, puis retira son chapeau et s'assit sur la caisse en bois, à côté d'Esther.

— Si ce n'est pas trop indiscret, que faites-vous dans ce cirque ?

— Je suis guichetière.

— C'est un poste courant, vous n'avez jamais pensé à chercher du travail ailleurs ?

Esther soupira.

— Non, car je suis très heureuse ici.

L'homme secoua la tête. Un début de calvitie apparaissait dans ses cheveux noirs de cendre.

— Une jeune femme telle que vous ne devrait pas avoir à travailler autour de ces créatures. Je peux vous trouver une place au Ministère.

L'homme semblait être pris de bonnes intentions, mais Esther n'avait pas besoin de son aide. Elle avait besoin qu'il s'en aille. Elle regarda ses yeux marron, quelques teintes plus clairs que ceux de Credence.

— Merci, mais je ne suis pas intéressée par un autre travail.

Elle se leva pour mettre fin à cette discussion à l'instant où l'autre Auror revenait vers eux. Le visage pincé, il se tourna vers Esther.

— Votre jeune... collègue n'étant pas revenu, pouvez-vous nous emmener auprès du dénommé Skender ?

— Inutile, messieurs, je suis là.

Le trio se retourna pour accueillir Skender, dont la veste rouge criarde le faisait se fondre dans la toile de son chapiteau. Alors que les deux employés du ministère l'assaillaient de questions, Skender n'accorda pas un regard à Esther, se contentant de réciter le script qu'elle lui avait menacé d'apprendre. Il n'indiqua n'avoir jamais rencontré l'Auror disparu ainsi que n'avoir aucun employé ressemblant, de près ou de loin, au jeune homme de la photographie que les Aurors lui montrait. Il ne fit aucune bévue et parla d'un air si convaincant que les deux hommes ne tardèrent pas à mettre fin à l'entrevue. Ils s'éloignèrent en échangeant des messes basses tandis que Skender lança un regard noir à Esther.

— Ce sera la seule fois que je ferais cela pour toi, gronda-t-il.

La jeune femme ne pipa mot. Elle posa négligemment sa main sur son sternum, rappelant la présence de son pendentif au sorcier. L'homme grogna, mais battit en retraite, poussant le pauvre Fredrick, qui était resté en retrait, hors de son chemin.

— Esther, chuchota Fredrick en retrouvant son équilibre, c'était Credence sur la photo, je l'ai reconnu.

Le garçon avait prononcé le prénom de Credence si bas qu'Esther ne l'avait compris que grâce aux mouvements de ses lèvres. Elle s'agenouilla pour se mettre à sa hauteur et murmura :

— Oui, je sais.

— Pourquoi le cherche-t-il ?

— Aucune idée, Fredrick, mais si tu veux mon avis, ils feraient mieux de retrouver Grindelwald plutôt que de venir nous embêter.

Fredrick approuva d'un mouvement de tête exagéré.

— En revanche, même si toute cette histoire ne veut sûrement rien dire, on ferait mieux de ne pas ébruiter ce que l'on vient de voir, tu ne penses pas ? Il faut qu'on se protège les uns les autres.

— Oui, oui, bien sûr. Je ne dirai rien.

Esther eut un sourire bienveillant et se releva. Elle en profita pour ébouriffer les cheveux raides de Fredrick.

— Allez, viens, nous ferions mieux de rentrer.

Un sourire aux lèvres, Esther se dirigea vers le chapiteau. Elle était agréablement surprise de la tournure des événements et était prête à parier que les deux Aurors ne reviendraient pas de sitôt. Elle comptait réveiller Credence immédiatement pour tout lui raconter, mais elle fut bloquée dès l'entrée du chapiteau par Borys, qui en sortait. Une cigarette éteinte aux lèvres, il sourit d'un air glacial.

— Que vois-je ? La plus belle dame de toute cette ville. Je n'aurais pu rêver d'un meilleur accueil en cette froide journée, chantonna-t-il en allumant sa cigarette.

Il jeta son allumette aux pieds de Fredrick, qui déguerpit dans le chapiteau, sans demander son reste. Esther se retrouva seule, à agripper distraitement son poignet. Elle aurait voulu forcer le passage et suivre Fredrick, mais elle savait que Borys souhaitait s'amuser avec elle. Elle devait s'y soumettre si elle ne souhaitait pas qu'il réclame son dû avant qu'elle ne puisse recevoir l'aide qu'elle avait demandée la veille. Alors, elle lutta de toutes ses forces pour s'empêcher de partir en courant et salua l'hypnotiseur avant de rétorquer :

— J'aurais aimé pouvoir en dire de même.

Borys eut un ricanement bref qui lui fit souffler sa fumée au visage d'Esther.

La sorcière ne recula pas. Elle trouvait du courage grâce au soleil et aux passants qui animaient la place.

— Tu as bien dormi ? Demanda-t-il innocemment en prenant une nouvelle bouffée.

— Sur mes deux oreilles, et toi ?

— Comme un ange.

Ce fut au tour d'Esther de laisser sortir un ricanement bref.

— J'ai entendu dire que nous avions reçu la compagnie du ministère à l'instant, souffla Borys en haussant un sourcil.

La sorcière ne put cacher sa surprise, ce qui remplit d'orgueil son interlocuteur.

— En effet, mais tu n'as pas à t'en faire, ils ne savent rien.

— Je ne m'inquiétais pas. Tu es aussi bonne menteuse que je suis un bon hypnotiseur.

Esther ne dit rien, mais elle appréciait le compliment. D'une certaine manière, Borys lui rappelait parfois Eugen. Hautain, sûr de lui, toujours une réponse à tout et un côté sanguinaire prononcé. La sorcière se demanda si c'était à cause de cette ressemblance qu'elle accordait à Borys cet échange, malgré le danger qu'il représentait.

Calmement, elle vint se placer à ses côtés et tendit deux doigts dans sa direction, comme elle l'aurait fait avec son ami. Borys lui offrit sa cigarette, sans rien dire. Esther aspira une longue bouffée, lentement, délibérément, en observant la place.

La clameur du début de matinée s'était atténuée. Les sorciers avaient emmené le nom de Grindelwald avec eux, sur leur lieu de travail, ne laissant derrière que des femmes et des enfants. Les échanges se faisaient désormais plus discrets et étaient noyés sous les pleurs des bébés et les cris des bambins. Les journaux qui traînaient encore sur les tables de cafés furent bien vite ramassés par l'adolescent maigrichon au chapeau affaissé qui les fourra sous son bras et courut hors de vue des serveurs qui agitaient leurs torchons dans sa direction.

Quand Esther expira son nuage de fumée, elle rendit la cigarette à Borys, qui s'enquit :

— Comment va ton petit protégé ?

Esther haussa un sourcil.

— De qui parles-tu ?

— De Credence, voyons.

Esther lui jeta un regard en biais.

— Ce n'est pas mon protégé.

— Ah non ? Pourtant, tu as tué un Auror pour lui.

La sorcière lança un regard noir à l'hypnotiseur qui continua :

— Tu as obligé Skender à mentir, pour lui. Tu passes ta matinée dehors, à l'affût des Aurors, pour lui. Et tu oses me dire qu'il n'est pas ton protégé ? Si je ne te connaissais pas mieux, j'aurais pu penser à une amourette.

— Tu ne me connais pas, ne put s'empêcher de répondre la jeune femme qui détestait l'entendre parler d'elle de cette manière.

— Donc, c'est l'amour qui te pousse à faire tout ça ?

Esther ne répondit pas, le regard rivé sur les boutiques en face d'elle. Avait-elle été aussi peu discrète dans son intérêt pour Credence ? Ou Borys lui avait-il soutiré d'autres informations lorsqu'il l'avait eu sous son joug ? Une réponse faillit franchir ses lèvres, mais fut arrêtée net par l'apparition d'une silhouette familière dans son champ de vision.

— C'est bien ce que je pensais, se réjouit Borys. Enfin, j'espère que tu as déjà ficelé ton plan, car tout ceci me paraît bien précaire. Et je détesterai te voir partir si tôt.

— Tu n'as aucun souci à te faire, répondit Esther en observant la personne adossée à un réverbère à quelques mètres d'elle. J'ai les choses bien en main.

Elle lança un sourire assuré à Borys qui fronça les sourcils, mais elle ne s'attarda pas. Elle s'éloigna de l'hypnotiseur en même temps que la silhouette se détachait de son réverbère. Esther la suivit jusque sur le boulevard Voltaire, puis la perdit parmi les passants.

Cela n'avait pas d'importance. Esther s'engouffra dans une rue sur sa gauche, pour semer le regard de Borys qu'elle savait pertinemment coller à son dos. Personne ne devait savoir où elle allait, alors elle suivit un chemin aléatoire, traversant allée et rue jusqu'à ce qu'elle fût sûre que personne ne la suive. Au niveau de la rue des Rosiers, elle s'engagea dans une petite ruelle, étroite et courbe. C'était un lieu de rendez-vous parfait et il n'avait pas été choisi au hasard.

À chacun de ses pas, Esther s'enfonçait dans la pénombre. Ici, les immeubles étaient hauts et rapprochés, mais surtout, aucune porte ni fenêtre ne donnait sur la ruelle, comme si, d'un commun accord, il avait été décidé d'ignorer ce chemin.

L'intimité du lieu fut complète quand Esther sentit un froid violent l'étreindre. Elle venait d'entrer dans une bulle de silence, rendant l'échange qu'elle allait avoir confidentiel.

— Tu es en retard, fit une voix.

La silhouette familière aperçue sur la Place apparut face à elle. Sérieuse, elle attendit qu'Esther la rejoigne.

— Je devais m'assurer que je n'étais pas suivi.

— Et ?

— Ce n'est pas le cas.

— Bien.

Sans préambule, la silhouette ouvrit son long manteau et en sortit une petite fiole contenant un liquide argenté.

— Voici ce que tu m'as demandé.

Esther récupéra la potion avec un soulagement non dissimulé.

— Merci.

— Ce n'est pas tout.

Son interlocuteur remit de nouveau sa main dans la poche intérieure de son manteau et en sortit une enveloppe blanche immaculée qu'elle tendit à Esther.

— C'est le moment. Prépare-le.

— Déjà ? S'étonna la jeune femme.

— Tu nous as dit qu'il était prêt.

— C'est vrai...

— Je pensais que tu serais ravie de partir. Y a-t-il un problème ?

— Non, aucun. Je m'en occupe.

La silhouette observa Esther quelques instants, comme prise de doute.

— Nous comptons tous sur toi.

— Je sais, répondit Esther. Et je ne vous décevrai pas.

Ces mots semblèrent convaincre la silhouette qui approuva d'un signe de tête.

— Donne la lettre, suis le plan, il te trouvera.

La sorcière acquiesça, ce qui parut mettre fin à la discussion. Son interlocuteur lui fit un signe de tête, puis s'éloigna, quittant la ruelle et faisant éclater la bulle de silence dans son sillage.

Esther observa l'enveloppe qu'elle tenait à la main. Le moment qu'elle avait tant attendu était enfin arrivé, alors pourquoi ne se sentait-elle pas plus soulagée ?

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