Chapitre 3




Après plus d'une heure de trajet, on annonce enfin que le train dans lequel je voyage est arrivé à destination. Afin d'économiser des Diamants à ma famille, j'ai insisté pour me rendre seule à la session de recrutement, non sans avoir auparavant reçu une montagne d'encouragements et de conseils de la part de maman et Trish  :

Ne sois pas trop timide. Tiens-toi droite, le regard fixe. Montre-leur que tu es pleine de volonté.

Pour parfaire cette impression, ma sœur m'a prêté quelques vêtements ; un pantalon noir et serré, un chemisier bleu nuit qui me donne – selon elle – un teint plus lumineux, ainsi qu'une paire de bottines en faux cuir. Mais je n'avais pas prévu d'arriver dans la capitale sous une pluie torrentielle typique, et mes cheveux lisses ne tardent pas à se mettre à onduler grossièrement.

Comparée à Windrough, Londres est géante, un véritable labyrinthe de buildings et de magasins dont je n'aurais sans doute jamais l'occasion de franchir le seuil. Malgré moi, je me laisse aller à observer les quelques bolides aux couleurs flashy garés le long des rues, ou encore des passants élégamment habillés héler des taxis, le Bracelet autour de leur poignet se mêlant à d'autres bijoux de valeur.

Après avoir demandé mon chemin à un jeune couple aux allures de punks, c'est trempée jusqu'aux os que je pénètre dans le hall du bâtiment où se tient la session. Mes chaussures émettent un couic déplaisant à chacun de mes pas. Hésitante, je me dirige près de ce que je devine être le bureau d'accueil, gigantesque meuble en verre, derrière lequel une femme vêtue d'un uniforme blanc est en train de consulter un écran translucide.

— Euh, bonjour. Je viens participer à...

— Veuillez remplir ces quelques informations.

Sans daigner me regarder, elle me tend un document et un crayon de papier. Un homme, sans doute un vigile, coiffé d'un micro-casque autour de la tête, vient alors prendre le relais ; il me demande de le suivre et je m'exécute, à contrecoeur. Tandis que nous dévalons de longs couloirs immaculés, j'essuie discrètement mes mains moites sur mon pantalon et prends de grandes inspirations dans l'espoir de calmer mon pouls palpitant. Enfin, nous arrivons devant une double-porte entrouverte sur une autre pièce, d'où émanent des échos de voix féminines. Le vigile ouvre la porte.

— Patientez dans la salle d'attente, me dit-il. Nous appellerons votre numéro dans un instant.

— Mon numéro ?

Pour toute réponse, il me tend une étiquette indiquant «  66  » puis tourne les talons. Je colle le sticker sur mon chemisier, le cœur serré. Peut-être serait-il plus judicieux de déguerpir d'ici au plus vite ? Pourtant, le visage de Max s'immisce dans mon esprit et je décide de ravaler mes craintes. Je retiens mon souffle puis entre dans la pièce.

Dans l'immense salle ovale, une bonne centaine de jeunes filles attendent d'être appelées. Seules quelques unes se retournent à mon entrée. Beaucoup d'entre elles sont brunes et minces, comme l'est sans doute la version idéale d'Amelia Duncan. Puis je m'enfonce dans la foule et découvre avec surprise des adolescentes plus en chair, toutes ethnies confondues, des grandes comme des plus petites, ce qui me rassure un tant soit peu. Avec discrétion, je me faufile derrière la masse de candidates impatientes pour aller m'asseoir sur l'une des chaises en plastique qui longent le mur. Une fois installée, je pousse un soupir de soulagement. Je craignais de me retrouver entourée de futures mannequins filiformes et de groupies passionnées qui m'écraseraient d'un seul coup de botte. Il faut croire que je me suis trompée. Ces jeunes femmes me ressemblent et sont ici pour la même chose que moi.

Malgré l'angoisse, une pointe d'excitation émerge au creux de mon estomac. Je n'ai jamais participé à la moindre compétition. Plus jeune, en bonne petite mathématicienne, Trish a remporté maints concours à l'école, puis, plus tard, à l'université, elle s'est retrouvée sur le podium des meilleurs élèves. Max, lui, n'a peut-être jamais gagné de trophée, mais il a toujours été plus mature et intelligent que les enfants de son âge, sans doute dû au fait que sa vie n'a rien d'ordinaire. Quant à moi... je ne suis que Liv, la cadette des Harbridge, si discrète que l'on n'en entend jamais parler. Le seul talent que je m'accorde volontiers est celui de savoir m'y prendre avec les enfants. Malheureusement, je doute que cela me soit un jour nécessaire.

— La place est libre ?

Sans même attendre ma réponse, une grande fille aux cheveux courts et teints en violet s'installe à mes côtés. Un large sourire accroché aux lèvres, elle me lorgne de haut en bas, au point de me faire rougir. Elle porte une veste kaki, une paire de jeans troués, ainsi que des baskets montantes si délavés que le bordeaux originel a pris une teinte rose pâle. Après d'interminables secondes, la fille détourne enfin le regard puis fait claquer ses dents contre le piercing qui pend à sa lèvre supérieure.

— Regarde-moi ces pimbêches, dit-elle, en désignant un groupe de filles élégantes qui bavardent face à nous. La plupart sont des filles à papa qui ne rêvent que de devenir célèbres. Je doute qu'elles n'aient jamais mis le nez dans un roman de M.I.A.

Je m'enfonce dans ma chaise, mal à l'aise. Si elle savait que je ne partage pas non plus sa passion. Si elle savait que je ne suis là que pour l'argent.

La fille se tourne à nouveau vers moi, sans cesser de sourire.

— Je m'appelle Daphné, dit-elle. Et toi, tu rougis plus qu'une pucelle devant un homme nu.

Daphné marque ses mots d'un gloussement. Malgré les pulsations douloureuses dans mes joues, je m'efforce d'arborer un air décontracté.

— Je suis Liv.

— Tu penses qu'une fois sélectionnées, nous serons toutes forcées de nous appeler Amelia ? Amelia un, Amelia deux...

— J'en doute.

Daphné hausse les épaules. Les divers colliers autour de son maigre cou émettent un tintement.

— Aujourd'hui pourtant, nous sommes toutes Amelia Duncan. Cette fille est notre existence, l'ombre qui nous suit à la trace. Dis-moi, Liv, qui est ton personnage préféré de la saga ?

Face à cette question, je me mordille la lèvre. Le côté trop parfait d'Amelia la rend beaucoup moins attachante que ses pairs. Cependant, je me souviens d'un personnage secondaire, une adolescente de la secte que l'héroïne considère comme sa petite sœur. Drôle et courageuse malgré son triste passée, sa présence apportait toujours un plus à l'intrigue.

— Eh bien... je crois que je m'identifie beaucoup à Grace.

— Waouh, super choix ! répond Daphné, avec un sourire surpris. Je dois admettre que j'ai toujours eu un peu de mal avec Chad. J'aurais tant aimé que, pour une fois, l'héroïne finisse seule !

Avec de grands gestes, Daphné s'empresse alors de me donner son avis sur le dernier tome de la fameuse trilogie. Ses connaissances en la matière me laissent sans voix. Elle est incollable sur le sujet et son discours est empli d'une telle véhémence que je ne peux pas m'empêcher de la jalouser.

— Tu comptes faire quoi avec ça ?

Un doigt tendu vers la feuille que je tiens entre les mains, Daphné fronce les sourcils.

Bon sang, j'ai failli oublier ! Je me hâte de répondre au questionnaire. Après avoir rempli les quelques bases, comme mon nom, ma date de naissance et mon adresse, je commence à buter sur les autres questions. Comment j'imagine l'auteur des romans, le célèbre M.I.A, en réalité ? Un homme, ou une femme, qui ne pensait pas que son histoire allait transformer tout un pays et qui vit probablement aujourd'hui ses jours heureux sur une île paradisiaque. Quel est mon tome favori ? Je griffonne un deux sur la ligne de réponse, me remémorant de plusieurs passages très prenants du second tome de la saga, notamment celui où Amelia rencontre enfin Chad. Si je pratique un sport, et si oui, lequel ? Je grimace. Le sport est un luxe que peu d'entre nous peuvent encore s'offrir. Les plus chanceux choisissent de se rendre à la salle au moins une fois par semaine.

Depuis la fin de la Nouvelle Guerre, qui a duré cinq longues années, plus personne n'ose faire son footing matinal sous l'épaisse couche de pollution qui recouvre désormais les villes. Les familles modestes possèdent chez elles quelques vélos d'appartement et autre tapis roulants, tandis que les plus pauvres doivent se contenter d'autres diversions. D'où l'importance de la télévision et des livres, je suppose. La fiction permet à une bonne partie de la population d'échapper à leur quotidien monotone et d'oublier les horreurs de la guerre. Pour une raison qui m'échappe, le gouvernement n'a jamais fait perdre de Diamants à quiconque passe sa journée le nez collé à un écran. Mais je ne m'en plains guère ; il s'agit de l'une des seules libertés qui nous sont encore accordées.

— Numéro 66 ! Je demande le numéro 66 !

Je sursaute. Dans ma poitrine, mon cœur se met à battre plus fort. Daphné jette un coup d'oeil à mon chemisier.

— Oh, il semble que tu sois la suivante. Bonne chance, ma belle.

C'est le moment. Le moment de vérité. Les jambes tremblantes, je me relève de la chaise. Soudain, la panique m'envahit. Comment va se dérouler cette audition ? Comment vais-je réussir à convaincre un jury inconnu que je possède toutes les qualités requises pour incarner Amelia Duncan, l'enfant chérie de notre nation ?

— Numéro 66 ! répète une petite femme brune et maigrichonne en me cherchant du regard.

— Je suis là.

— Ce n'est pas trop tôt.

Elle m'entraîne hors de la salle d'attente. Avant que la porte ne se referme devant nous, je vois Daphné qui lève les pouces en l'air en signe d'encouragement. La femme me tire par la manche.

— Suis-moi.

Une fois encore, nous longeons des couloirs. La pression vibre dans mon crâne, à tel point que je commence à voir flou. Mes oreilles bourdonnent au rythme des pulsations de mon cœur. Je tente de prendre une profonde inspiration par le nez, comme mon père m'a appris à faire lorsque j'étais enfant et que je craignais le monstre tapi sous mon lit.

— S'ils refusent ta candidature, surtout, n'insiste pas, dit la femme chargée de m'escorter. Nous n'avons pas le temps d'argumenter avec des divas.

Elle s'immobilise face à une énième porte, puis pivote sur ses talons.

— Bon courage, 66. Sois toi-même. N'en fais pas trop.

— Très... très bien.

D'un geste habitué, elle ouvre la porte et annonce mon entrée.

Je m'attends à pénétrer dans un amphithéâtre, mais la pièce qui s'étend sous mes yeux est carrée et étroite, le sol recouvert d'une moquette plutôt vieillotte. Je suppose à la croix rouge tracée devant mes pieds que c'est ici que je dois me placer. Sitôt, un raclement de gorge impatient m'ôte de mes songes. Je lève la tête et découvre la provenance de ce son. Mon sang se glace.

Trois individus me font face, assis derrière un bureau en forme de L. Tous me lorgnent comme si j'étais un insecte malfaisant.

— Papier, s'il te plaît, dit la seule femme en tendant la main.

Je la reconnais, pour l'avoir vue à la télévision des centaines de fois.

Robyn Scott. Âgée d'une trentaine d'années, blonde, grande, avec une silhouette de mannequin et un teint de porcelaine. L'épouse de Thaddeus, notre nouveau Premier ministre, choisi lors de la Réforme, une réunion de hauts-placés qui s'est tenue peu après la fin de la guerre.

Je lui donne la feuille et croise son regard dur et froid, qui contraste énormément avec son visage angélique. Ma gorge se noue. Sa présence ici ne fait qu'accroître mon angoisse. Robyn Scott est une femme puissante, puisqu'en plus d'avoir un mari gouverneur de notre État, elle est aussi une productrice de télé-réalité adulée.

— Ton nom ? s'enquiert le plus vieux des deux hommes, assis à droite de Robyn.

Je mets un moment à me rendre compte qu'il s'adresse à moi. Les conseils de Trish refont surface dans mon esprit.

Tiens-toi droite. Le regard fixe.

— Liv Harbridge, je réponds à mi-voix.

L'homme hoche le menton, sans cesse de me sonder de la tête aux pieds. Son physique androgyne ne m'est pas non plus inconnu. Il s'agit de Don Spencer, le présentateur télé le plus célèbre du pays. J'ignore encore l'identité du troisième membre du jury, mais il ne me paraît pas moins intimidant que les autres avec ses grands yeux noirs et félins.

— Selon ta fiche, tu vis à Windrough, dit Robyn Scott en désignant le questionnaire du doigt.

Spencer croise ses bras sur sa poitrine.

— Jamais entendu parler, ajoute-t-il d'une voix hautaine.

— C'est... c'est un petit village au sud de la capitale.

Avec un reniflement moqueur, le présentateur balaie mes paroles d'un geste de la main.

— Pas besoin des détails, ma chère. Pourquoi es-tu venue jusqu'ici ?

À cette question, Robyn Scott, intriguée, se penche plus en avant au dessus du bureau. Elle fait claquer ses ongles manucurés sur le verre, et ce son me donne des frissons.

— Je veux participer à cette compétition.

Dans ma tête, je me félicite d'avoir énoncé cette phrase sans trembler. Une première.

Je commence peut-être à regagner peu à peu confiance en moi.

— Penses-tu posséder assez de sang-froid pour devenir Amelia Duncan ? continue Spencer avec un désintérêt flagrant dans la voix.

J'imagine qu'il a dû passer la matinée à poser cette question à une flopée d'autres adolescentes.

— Oui.

Robyn place une mèche de ses cheveux blonds autour de son index.

— Sais-tu qu'Amelia est brune ?

— Bien...bien sûr. Ses cheveux sont sombres comme une nuit sans étoiles.

Dieu que je hais cette métaphore ! J'imite la productrice et passe une main dans ma tignasse auburn, ce qui fait rire Don Spencer aux éclats.

— Dans ce cas, dit-il, es-tu prête à changer de look ?

Il parcourt ma chevelure du regard et ajoute :

— À faire quelques légères... concessions ?

L'idée de me teindre les cheveux me terrorise, mais j'acquiesce, malgré moi. Avec assurance, Robyn Scott se lève de son siège puis s'approche de moi. Une chaleur ardente me grimpe aux joues quand elle commence à me contourner, dans un silence oppressant.

— Monte sur la balance.

Sa voix est comme une caresse avant la gifle et je pivote lentement vers elle.

— Pardon ?

Elle désigne une plaque de verre vissée au sol.

— Monte sur la balance, répète-t-elle, avec un sourire pincé. N'oublie pas de retirer tes chaussures.

Je jette un regard contrarié vers le pèse-personne, une sorte de monstre high-tech qui fait apparaître une boule dans mon estomac. Don Spencer s'enfonce dans son siège, impatient que je me décide. À contrecoeur, j'entreprends alors d'ôter mes bottines. La honte me submerge lorsque je me retrouve en chaussette – des chaussettes à pois trempées par la pluie. Le présentateur émet un gloussement narquois et je sens les larmes me monter aux yeux.

Les dents serrés, je m'enjoins de grimper sur la fichue balance. Trois secondes plus tard, sur le cadran lumineux, un nombre s'affiche.

— Cinquante-huit kilos, annonce Robyn Scott. Si tu es choisie, nous allons remédier à ça au plus vite. N'est-ce pas, Spencer ?

— Très certainement, répond l'intéressé, un sourcil gris haussé.

Je ravale les larmes brûlantes qui me taquinent les paupières, avant d'être humiliée pour de bon. C'est comme si le jury savait exactement où appuyer pour faire mal. Pour moi, en l'occurrence, me soutirer mon poids. Je me sens salie. J'avais imaginé un interrogatoire poussé sur les romans d'Amelia Duncan, pas une telle séance de torture psychique. Je descends de la balance puis renfile mes bottines, tout ça sous le regard insistant du jury. Quand je me redresse, Robyn prend mon visage autour de sa main. Ses ongles s'enfoncent dans ma chair et je réprime un gémissement.

— Ces choses sont hideuses, dit-elle, les lèvres tordues en un rictus de dégout.

Elle caresse mes taches de rousseur du pouce et je demeure interdite.

— Il va falloir les retirer.

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