Chapitre 2
— Ce concours est une chance inouïe, Liv. Tu dois comprendre que de telles occasions se font rares, à présent.
Recroquevillée dans le canapé du salon, j'essaie encore d'assimiler ce que maman vient de me dire. Lorsqu'elle a appris à la télévision qu'une compagnie recherchait une Amelia Duncan, elle a cru bon de penser que je serais ravie de tenter ma chance. Or, il n'en est pas question. Je préfère passer le restant de mes jours à surveiller la marmaille de mes voisins plutôt que de me transformer en héroïne de romans pour adolescents.
— Liv, je t'en prie. Considère au moins la chose.
Je reste muette. À l'écran, face à moi, un jeu télévisé vient de débuter. Les candidats doivent répondre à des questions de culture générale dans l'optique de décrocher le gain à la clé ; des milliers de Diamants. Le présentateur, un homme élancé et charismatique ne fait pas de faveur aux participants. Bientôt, le plus mauvais d'entre eux fond carrément en larmes, devant un public qui le hue à tout-va. Je détourne les yeux de cette scène déplaisante et croise le regard chargé d'espoir de ma mère. Avec ses cheveux sales, tirés en arrière, et ses traits fatigués, elle n'a presque plus rien de la femme joyeuse et robuste qui m'a mise au monde et m'a élevée pendant dix-huit ans. Pourtant, en la regardant, je sens un nœud douloureux se former dans ma gorge.
— Trish peut s'inscrire à ma place, dis-je sans réfléchir.
Avec sa hargne et sa volonté, ma sœur serait la candidate parfaite, j'en suis persuadée. Mais maman ne paraît pas du même avis.
— Trish est beaucoup trop âgée et pour rien au monde elle ne délaisserait la faculté. Non, tu dois participer, Liv. Toi et personne d'autre.
Je soupire. Moi et personne d'autre. Même si je considère rien qu'un instant être choisie par le jury, je n'ai encore qu'une infime chance de remporter le concours. Bon sang. Amelia Duncan et moi n'avons absolument rien en commun. On la décrit comme belle, brave, avec un caractère enflammé. Je crains le moindre entretien téléphonique de peur de me mettre à rougir comme une pivoine et à bégayer. Je refuse de me faire humilier. Il doit bien y avoir un autre moyen d'obtenir des Diamants.
— Je pourrais peut-être garder d'autres enfants en plus des Wilson. Ou bien me trouver un job de vendeuse, je sais qu'ils en recherchent...
— Liv, me coupe maman. Ces boulots sont tous sous-payés, tu le sais bien.
Elle a raison. Je ne vais plus à l'école depuis mes douze ans, soit au début de la Nouvelle Guerre, quand les rebelles ont lancé leur plan sans crier gare, en commençant par s'attaquer à notre ancien Premier ministre, et que l'armée a du décupler ses forces afin de protéger les autres civils à cause des combats dans les rues. Durant cinq ans, toutes les structures scolaires ont été contraintes de fermer leurs portes, obligeant les enfants à s'instruire à domicile.
Les frais de scolarité revenaient trop chers à mes parents, qui ont décidés de laisser à Trish, ma sœur surdouée, la chance de pouvoir s'assurer un avenir prometteur.
— Maman, je ne sais rien d'Amelia Duncan. Je n'ai jamais terminé le premier tome !
Ma mère vient s'accroupir près de moi puis pose une main rassurante sur mon genou.
— Je vais t'apprendre, ma chérie. Tu seras incollable à son sujet et tu gagneras cette compétition.
— Mais je...
— Pour l'amour du ciel, Olivia !
Elle retire sa main précipitamment pour la plaquer sur son front.
— Veux-tu bien, pour une fois, essayer de te rendre utile ?
Une lueur enragée vient danser dans ses iris. Je me renfrogne davantage sur moi-même. Maman se penche vers moi, puis ajoute, à voix basse :
— Crois-tu que Max survivra à un nouvel hiver ? Si nous n'obtenons pas son traitement rapidement, il mourra. Comme ton père.
Elle se mord la lèvre, comme si elle essayait de chasser de mauvais souvenirs. Max. Je suis capable de tout pour mon petit frère, cela va de soi... Il m'est plus cher que quiconque et le perdre m'anéantirait. Mais de là à abandonner mon identité ?
Ça ne coûte rien d'essayer, dit une voix sournoise dans ma tête.
— Fais-le, renchérit maman d'un ton plus doux. Fais-le pour nous, pour le bien de cette famille. Tu es notre unique espoir, Liv.
— Ils ne me choisiront jamais. Je ne suis pas... leur Amelia.
Un voile de sourire étire ses lèvres. Elle porte une main à ma joue et la caresse avec tendresse.
— Tu n'en sais rien, dit-elle. Comment pourraient-ils dire non à de tels yeux ?
Je m'enjoins de répondre à son sourire, bien qu'au fond de moi, je commence à ressentir les prémices d'une nausée. Bien sûr, si je remportais cette somme incroyable de Diamants, l'avenir de mes proches serait assuré. J'imagine tout ce que je ferais avec cet argent ; acheter une maison pour ma mère, payer l'école de médecine tant convoitée par Trish pour que ma sœur puisse devenir la meilleure chirurgienne que la Terre n'ait jamais porté. J'offrirais à Max le chien dont il rêve depuis sa plus tendre enfance... Toutes ces merveilleuses possibilités qui ne dépendent que de moi. Je sens mes muscles commencer à se détendre. Mon pouls se calme.
Non, ça ne coûte rien d'essayer... du moins, je suppose.
Après de longues minutes de réflexion, je finis par relever la tête vers maman, qui attend toujours ma décision, les yeux pleins d'espoir.
— D'accord, je déclare. Je vais le faire.
Le soir venu, nous annonçons la nouvelle à Trish et Max. La réaction de ma sœur aînée ne me surprend pas. Après avoir examiné les faits avec précision, elle finit par saisir l'importance de l'enjeu à la clé de cette compétition.
— Oui, dit-elle, c'est une excellente idée.
Le regard oblique qui accompagne ses mots me met mal à l'aise.
— Je n'ai jamais imaginé Amelia Duncan avec ton physique. Mais après tout, qui ne tente rien n'a rien.
— Merci du compliment, Trish.
Je décide de passer outre la pique de ma soeur. Au moins, sur ce point-là, elle et moi sommes d'accord ; je ne ressemble en rien à l'héroïne des romans. Trish me répond par un sourire en coin qui fait ressortir ses adorables fossettes. Max, lui, reste en retrait. Son silence m'inquiète et son expression ahurie me donne le sentiment que le monde vient de s'écrouler sous ses pieds.
— Et toi, Max, m'enquis-je, pour le faire réagir. Qu'en penses-tu ?
Max entend son nom et paraît enfin revenir à lui. Il plonge ses yeux injectés de sang dans les miens, comme s'il espérait y déceler une once d'amusement.
— Je pense que c'est une sacrée bêtise. Tu te moques de moi, pas vrai, Liv ?
En bonne protectrice, maman vient se placer devant moi.
— Ces factures ne vont pas se régler toutes seules ! s'exclame-t-elle. Ce concours est l'unique moyen que nous avons trouvé pour subvenir à nos besoins.
— Faire de ma sœur un personnage qui n'existe pas ? Quel moyen génial !
Trish éclate d'un rire empreint de sarcasme.
— Enfin, Max, n'exagère pas. Quoiqu'il arrive, Liv sera toujours Liv.
La grimace qu'arbore ma sœur paraît signifier que cela l'étonnerait beaucoup si, en effet, je gagnais. Malgré mes joues brûlantes, j'essaie de ravaler ma honte. Max secoue la tête.
— C'est stupide. Carrément stupide.
J'ai soudain envie de me jeter dans ses bras pour le remercier d'avoir énoncé haut et fort le fond de mes pensées. Mais je reste immobile, les pieds plantés dans le sol, tandis qu'une dispute éclate au sein de ma famille. À ma plus grande surprise, Trish s'empresse de prendre la défense de maman.
— Réfléchis-y, Max ! C'est une somme conséquente.
— Crois-moi, je ne fais que ça. Et je trouve que c'est la pire décision que l'on puisse prendre.
Il se frotte le visage avec l'air de vouloir s'extirper d'un mauvais rêve. Maman s'approche de lui.
— De toute façon, ta sœur a fait son choix, dit-elle. Un choix qui va peut-être nous sauver.
Max ouvre la bouche pour répliquer, mais soudain, une brusque quinte de toux le plie en deux. Comme deux allumettes, ses frêles genoux se brisent sous lui et il tombe au sol, une main sur la poitrine.
Oh mon Dieu.
Sous mes yeux, une scène familière se déroule à grande vitesse. Ma mère se dépêche de venir aider Max à s'asseoir sur le sofa. Trish disparaît à l'étage puis revient une seconde plus tard avec un inhalateur dans la main. Comme à chaque crise de mon petit frère, mon esprit s'éteint et je reste pétrifiée sur place, incapable de combattre la terreur qui s'immisce en moi.
Après ce qui me semble une éternité, la toux de Max s'apaise enfin et maman le couvre de ses bras. Elle enfouit son visage dans ses boucles châtain et se met à murmurer des mots d'excuse étouffés. Bientôt, le silence revient, entrecoupé par la respiration sifflante de mon frère. Fidèle à elle-même, Trish est la première à reprendre parole :
— Liv a décidé de participer à cette compétition pour toi, Max. N'est-ce pas ?
D'un pas hésitant, je m'approche du canapé.
— Oui.
Une fois son souffle repris, mon frère lève des yeux rougis vers moi.
— C'est... c'est bien ce que tu veux, Liv ?
Les mots s'étranglent dans ma gorge.
Non, je ne le souhaite pas. Je veux rester Liv Harbridge, la fille discrète qui ne connaît pas grand-chose au monde. Je ne veux pas devenir une autre.
Puis je regarde autour de moi, me rends compte de l'espoir sur le visage de ma mère, de l'envie sur celui de ma sœur, tandis qu'elles attendent ma décision. Peut-être est-ce là mon unique chance de leur prouver ce que je vaux, de leur prouver que je ne suis pas qu'une ombre sur le tableau.
Je ravale tant bien que mal les larmes qui me montent aux yeux et répète :
— Oui. C'est ce que je veux.
Alors, Max détache enfin son regard du mien. J'ai la sensation que l'on m'arrache le cœur.
— Bon, dit-il, l'air amplement déçu.
Maman vient caresser la masse de cheveux de mon frère.
— Tout ira bien pour Liv. Tout ira bien.
La semaine qui suit ma décision défile en trombe, et je ne parviens toujours pas à me faire à l'idée que bientôt, peut-être, je vais devoir changer d'identité pour toujours. Durant les jours qui précèdent la session de recrutement à Londres, maman est plus que jamais présente à mes côtés. Chaque soir, elle me force à lire au moins un chapitre qu'elle juge important des tomes de Chroniques d'une aventurière. J'en découvre un peu plus sur Amelia Duncan, une orpheline enlevée par une secte violente dès son plus jeune âge, et dont la passé chaotique l'a forcé à devenir une jeune femme au tempérament volcanique, en quête constante de liberté.
— Je ne comprends pas pourquoi les livres de ce M.I.A sont tant adulés, dis-je à ma mère un soir, après avoir terminé le cinquième chapitre du deuxième tome. Amelia Duncan est trop irréaliste à mon goût.
Elle hausse les épaules, un sourire nostalgique sur les lèvres.
Tu sais, Liv, j'aime m'identifier à elle, malgré tout. Les Chroniques m'ont beaucoup aidé, après la mort de ton père. M.I.A sait pertinemment ce que recherche ses lecteurs ; une forme d'échappatoire à travers les aventures de sa parfaite héroïne...
Cette nuit-là, mes rêves sont empreints d'espoir.
Au matin du jour J, je me sens triste et épuisée. Durant toute la nuit, j'ai lu, encore et encore, jusqu'à en voir flou. Bien que pour la plupart palpitantes, les aventures d'Amelia me laissent de marbre. En trois tomes, la jeune femme a subi plus que n'importe quel grand combattant de guerre ; plusieurs fois, elle a vu la mort de très près, et a survécu à des sévices en tout genre, la faute à la secte maléfique qu'elle a choisi un jour de déserter. Elle a rencontré Chad, un garçon qui, comme elle, fuyait un présent douloureux. Le couple a surmonté les pires épreuves ; la perte d'êtres chers à leur cœur, entre autre. Pourtant ils sont restés soudés, leur forte amitié s'est transformée en de l'amour, pur et puissant comme on en rencontre dans les contes de fées.
Le dernier tome se termine sur leurs fiançailles ainsi que le décès tragique de l'un des personnages clés, tué par Oskar, l'antagoniste des romans, ennemi juré des héros, plus que jamais prêt à gâcher le bonheur des deux tourtereaux.
Si j'avais vécu toutes ces horribles choses à la place d'Amelia, j'aurais très probablement déjà perdu la tête. Je suppose que c'est ce qui nous différencie, elle et moi. Je ne suis pas téméraire pour un sou. La fille de papier, elle, ne baisse jamais les bras.
— Liv, je peux te parler, avant ton départ ?
Perdue dans mes pensées, je n'ai pas remarqué la présence de Max sur le seuil de ma chambre. Les traits de son visage sont tirés par l'inquiétude, ce qui le fait paraître plus vieux que ses treize ans. Je m'oblige à lui sourire, pour le rassurer.
— Bien sûr.
Il chemine jusqu'à moi, les mains dans les poches de son pantalon. Il s'arrête face au minuscule bureau en bois près de ma fenêtre, bureau dont je ne me sers jamais et où siègent désormais les trois tomes des Chroniques.
— Désolé pour l'autre jour, dit-il en caressant la couverture de l'un des livres. Je te remercie de te sacrifier pour moi.
Je laisse échapper un rire amer.
— Ce n'est qu'une espèce d'audition stupide, Max. Je ne joue pas ma vie.
— Quand même, je tiens à m'excuser.
Il pousse un soupir et replace sa main dans sa poche.
— Je sais que ce que vous faites, toutes les trois, est toujours destiné à simplifier mon quotidien...
— En effet.
— Je sais aussi que, s'il ne s'agissait pas de moi, jamais tu n'aurais choisi de te lancer dans cette... cette aventure.
Je décide de ne pas lui mentir. Il connait déjà la vérité. Max, sans doute plus que quiconque, sait lire en moi comme dans un livre ouvert.
— C'est assez égoïste de ma part de refuser ton aide, continue mon frère, le regard fixé sur ses pieds.
Il relève une moue à la fois triste et amusée vers moi.
— Promets-moi juste que, si tu gagnes, tu ne prendras pas la grosse tête.
Cette fois-ci, j'éclate d'un rire franc et m'empresse d'aller le prendre dans mes bras. Je serre son maigre corps contre le mien, comme s'il était le dernier pilier qui me retenait au monde.
Je le fais pour lui. Rien que pour lui.
Après nos embrassades, Max s'écarte de moi. Il reprend son expression sérieuse et me regarde droit dans les yeux.
— Surtout, quoi qu'il arrive, reste toi-même. Je refuse de perdre ma sœur à jamais.
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