Chapitre 5
Je rouvre ma page de notifications Instagram pour la troisième fois en ce samedi matin, et soupire. Rien n'a bougé sur le compte de Lullalin depuis la dernière fois que je l'ai consulté. Le dernier dessin que j'ai posté a récolté 7 likes, et un seul commentaire. « Très joli, j'aime beaucoup », par Oriellaaa. Rien de transcendant... Au moins, ce n'est pas un message privé bizarre. Ça m'est arrivé quelques fois d'en recevoir, sur chacun de mes deux profils, et ils me mettent toujours mal à l'aise. Je ne prends pas de risques : dès que je cesse de me sentir en confiance, je bloque systématiquement.
Je passe en revue les dernières publications sur mon fil, et cela achève de me mettre un coup au moral. Les artistes auxquels je me suis abonnée sont tellement plus talentueux que moi... Je ne devrais pas m'étonner d'obtenir bien moins de réaction qu'eux quand je compare leurs dessins aux miens. J'ai encore énormément de chemin à parcourir avant de me hisser à leur niveau... Je fais ce constat sans la moindre animosité. Cela m'encourage à faire mieux, et régulièrement, certains postent des vidéos de leur processus créatif qui m'inspirent ou des conseils que je peux mettre en pratique pour m'améliorer. Je ne discute pas directement avec eux – pourquoi s'intéresseraient-ils à moi, une de leurs abonnées insignifiantes parmi des milliers d'autres ? – mais cela m'apporte déjà beaucoup.
Cependant, en ce samedi matin, j'ai envie de traîner un peu avant de faire quoi que ce soit, même dessiner – ne parlons même pas de mes devoirs, je m'en occuperai demain. Alors, je procrastine. D'Instagram, je passe sur TikTok, et enchaîne les vidéos. Il y a de tout dans mes « Pour toi » : des tutos artistiques – l'algorithme a vite compris quelle est ma passion –, des chorés sur mes musiques favorites, des fun facts sur des sujets divers... Je me laisse porter par ce que l'appli me propose, zappant sans pitié les contenus qui ne m'attirent pas plus que ça.
Mon attention est soudain attirée par le visage de Tatiana Lonfray, la chanteuse des Icebreakers, qui s'affiche en gros sur mon écran. C'est un extrait d'une interview qu'elle a donnée pour un magazine web à l'occasion de la sortie de leur dernier single. Comme toujours, elle est très à l'aise à l'oral, superbe, parfaitement maquillée, ses cheveux blonds subtilement bouclés. Elle raconte comment le groupe s'est formé ; j'ai déjà entendu une bonne vingtaine de fois cette histoire, mais je ne peux résister à l'envie de la redécouvrir. Comment Louis Hayes, un camarade de Nicolas, s'est joint à eux à la fois comme batteur et comme second chanteur – une association de talents peu commune, qui le place dans la lignée de légendes comme Phil Collins ou Ringo Starr. Tatiana explique que la plupart des chansons ont été écrites par Louis, et composées par Nicolas. Qu'elle-même s'est chargée de la promotion du groupe, cherchant des salles et des festivals où se produire. Et puis que tout s'est enchaîné très vite, l'appel d'un manager, l'enregistrement, les ventes de disques qui se sont envolées. La richesse, la célébrité. Pour terminer, elle plaisante en affirmant que désormais, Nicolas, Louis et elle répètent toujours dans leur garage, mais que les voisins ne menacent plus de porter plainte.
Par curiosité, j'ouvre l'espace des commentaires. Il y en a déjà des centaines, comme toujours lorsque les Icebreakers sont concernés : ils ont un nombre de fans hallucinants – dont je fais partie, même si je ne suis pas aussi obsédée que certains. La plupart des messages sont des compliments enthousiastes, parfois réduits à quelques emojis cœur. Une ou deux critiques venimeuses me font lever les yeux au ciel. Ce sont juste des gens qui se croient intéressants en descendant un super groupe juste parce qu'il plaît à l'immense majorité des adolescents. Je vois aussi des commentaires qui analysent tout ce que Tatiana a dit à propos de Louis : selon les rumeurs, ils seraient ensemble, mais comme ils ne l'ont jamais confirmé officiellement, la moindre bribe d'indice allant dans ce sens est aussitôt décortiquée...
Brrr.
Je viens de passer à la vidéo suivante quand je reçois une notification Instagram. Un nouveau commentaire vient d'être posté sur l'une de mes photos, m'annonce l'aperçu. Je m'oblige à museler l'espoir qui monte en moi. Ce ne seront sans doute que quelques mots, comme les fois précédentes. Je ne dois pas m'emballer...
Pourtant, lorsque je découvre le nouveau commentaire, sous mon dessin de montagnes inspiré par la chanson Donne-moi des ailes, mon cœur manque un battement. Ce message est si long... C'est une première ! Je m'empresse de le lire :
C'est magnifique, Lullalin ! Toutes ces ombres que tu ajoutes rien qu'avec un crayon à papier, je suis impressionné ! Est-ce que tu as fait une version en couleur ? Si oui, j'aimerais beaucoup la voir ! Et bravo pour avoir fait passer autant d'optimisme dans ton dessin. Tu t'es inspirée de Donne-moi des ailes des Icebreakers, c'est ça ? C'est réussi, ton paysage dégage la même atmosphère que la fin de la chanson, je trouve. Dans ton interprétation, la fille est carrément devenue un oiseau, c'est bien ça ?
Je relis plusieurs fois ces quelques phrases pour être sûre d'avoir bien lu. Quelqu'un me demande ce que j'ai voulu exprimer par l'un de mes dessins ; quelqu'un s'intéresse à ce qui s'est passé dans ma tête. Cela me semble... inespéré.
Je regarde le pseudonyme de celui qui a posté ce message si rafraîchissant. Longissor. Ça ne me dit rien, il n'était encore jamais passé sur mes publications. Par curiosité, je vais voir son compte, mais il est privé. Même sa photo de profil ne me donne aucune information : c'est juste une vue d'un ciel bleu. Tout ce que je sais, c'est que c'est un homme, puisqu'il a employé le masculin.
Ce flou ne me dérange pas. En partageant mes dessins sur Instagram, c'étaient des inconnus que je cherchais à toucher. Qu'importe leurs identités, du moment qu'un dialogue entre nous peut s'engager.
Ce commentaire illumine mon humeur. Je crois que le poids sur ma poitrine n'a jamais été aussi léger depuis le lundi de la rupture. Bien vite, mes doigts volent au-dessus de mon écran pour taper une réponse :
Bonjour Longissor. Merci beaucoup pour ces compliments ! Malheureusement non, je n'ai pas fait de version en couleur de ce dessin, je voulais juste saisir ce que la chanson des Icebreakers m'inspirait dans l'instant, et j'avais juste un crayon de bois sous la main. Cela dit, c'est vrai que je pourrais essayer de le refaire à l'aquarelle, ça fait un certain temps que je me dis que j'ai envie d'essayer cette technique. Et oui, dans mon dessin, l'héroïne s'est carrément envolée. Je me suis dit que si les paroles lui avaient donné des ailes, c'était pour qu'elle s'en serve !
Je relis ma réponse, puis je l'envoie, fébrile. Longissor doit être encore en ligne, car moins d'une minute plus tard, mon portable vibre à nouveau. Excitée, je file découvrir la réaction de mon interlocuteur virtuel :
J'espère que tu te décideras à faire cette version en couleur, je suis sûr qu'elle sera splendide. Et tu as raison, les Icebreakers auraient pu aller encore plus loin dans leur chanson, elle aurait été encore plus percutante avec un couplet supplémentaire !
Je souris. Cet échange avec Longissor me prouve que j'ai eu raison de me créer ce deuxième compte Instagram. Parler du sens de l'un de mes dessins m'emplit d'une euphorie inédite. Je cherche quoi lui répondre : après avoir tant attendu que quelqu'un me remarque enfin dans l'immensité d'Internet, je ne peux pas le laisser s'échapper. Mais mes doigts restent crispés autour de mon téléphone. Les mots ne me viennent pas... Ce n'est pas avec eux que je suis à l'aise.
Tant pis. Je dispose d'un autre moyen de m'exprimer, un moyen que je maîtrise bien mieux : le dessin.
Je me lève et je fouille ma chambre à la recherche du paysage de montagne qui a lancé mon dialogue avec Longissor. Je le retrouve assez rapidement dans ma pochette de croquis, et le contemple avec un soupir. Il n'était pas prévu pour être colorisé : passer de l'aquarelle dessus risquerait de l'abîmer. Au mieux, je bâclerais le travail... Il faudrait que je le recommence de zéro pour obtenir un résultat correct.
Mais je suis déterminée. Longissor m'a insufflé une bouffée d'inspiration que je veux exploiter... Toute trace de ma flemme du samedi matin dissipée, j'esquisse avec mon crayon gris les traits qui délimiteront les formes de mon dessin, résistant à l'envie d'ajouter des ombres comme je le fais d'habitude. Je les réserve pour mes couleurs... En revanche, je réfléchis à l'harmonie future entre ces dernières, redoutant le moment où je vais les appliquer. Je suis si peu expérimentée à l'aquarelle... Il y a un début à tout, cependant, et je suis bien décidée à me battre avec ma feuille pour faire passer sur le papier l'image que j'ai en tête, quel que soit le nombre d'heures qu'il me faudra pour cela.
Je ne termine mon œuvre qu'en milieu d'après-midi le lendemain. Elle n'est pas parfaite, bien entendu, mais je pense avoir fait de mon mieux. Reste à me confronter à la réaction de Longissor. Fébrile, je passe la feuille Canson maintenant bien remplie au scanner. Je prépare la mise en ligne de l'image sur Instagram, et je rédige un court commentaire pour l'accompagner :
Le paysage inspiré par Donne-moi des ailes des #icebreakers, version 2 ! Alors, @Longissor, que penses-tu des couleurs ?
J'envoie.
Puis je fixe l'écran, saisie du contrecoup des efforts que j'ai fournis. Je me suis investie sur ce dessin, encore plus que d'habitude. Le voir quitter son nid pour faire son chemin sur Internet me noue l'estomac. Sans compter que je sens l'angoisse monter en moi : Longissor s'intéressera-t-il à ce nouveau dessin ? Prendra-t-il le temps de le commenter ?
La soirée s'étire, et je croise les doigts alors que des likes d'inconnus me parviennent, mais pas le message que j'espère tant...
***
Brrr.
Le petit bruit est discret, et pourtant, je sursaute. Je suis en cours de SES, et si madame Mallet a entendu mon vibreur, elle risque de confisquer mon portable. Pourtant, j'étais persuadée de l'avoir mis en mode silencieux... D'habitude, je le range au fond de mon sac, mais ce lundi matin, je l'ai posé dans mon casier. Je n'ai toujours pas eu de commentaire de Longissor sur mon dessin colorisé, et je ne parviens pas à me résigner à cesser de l'attendre. Je sais que je ne suis pas raisonnable : si ça se trouve, il ne repassera plus jamais sur mon profil. Mais pour le moment, moins de vingt-quatre heures se sont écoulées, et j'ai encore de l'espoir, même s'il s'amenuise d'heure en heure. D'un coup, je me sens pourtant bouillonnante. Ce petit bruit que je viens d'entendre, il me signale peut-être l'arrivée du message que j'attends... Il reste vingt minutes avant la pause de dix heures. Je peux bien tenir jusque-là, non ?
Apparemment pas. Je suis trop curieuse. Au bout de trente secondes à peine, je saisis discrètement mon portable dans mon casier. La barre de notifications affiche l'icône d'Instagram. Mon cœur bat plus vite alors que je la déroule, puis je lis avec délectation : « Longissor a commenté votre photo. » J'essaye pendant un instant de réprimer le sourire qui monte sur mes lèvres, pour ne pas attirer l'attention de madame Mallet, mais c'est peine perdue. Je me sens rayonner.
Par précaution, je décide d'attendre la pause pour lire le fameux commentaire. Les dernières minutes de cours sont un long supplice... Lorsque la cloche sonne, je suis la première à m'élancer dans le couloir, pour ouvrir Instagram dès que je suis hors de vue de ma prof.
Avec des couleurs, c'est encore plus beau : je t'avais bien dit que tu y arriverais ! Il y a une poésie incroyable qui se dégage de ton paysage, à présent.
C'est court, mais cela me suffit. Longissor était au rendez-vous... Sans attendre, je lui réponds :
Merci beaucoup ! Mais je me rends bien compte que mon dessin a des faiblesses, je ne maîtrise pas encore très bien l'aquarelle.
Quelques secondes plus tard, je reçois en retour :
Il n'y a pas que la technique qui compte. Il y a aussi l'émotion, et je te garantis que tu en fais passer beaucoup.
Je me mords la lèvre, les joues rougies. Je crois que l'on ne m'a jamais fait un aussi beau compliment... Je n'en suis pas encore remise qu'une fois de plus, mon portable vibre entre mes mains. Encore une notification : Longissor vient de s'abonner à mon compte. J'en suis ravie. Cela signifie qu'il s'intéresse vraiment à ce que je fais, qu'il n'a pas seulement commenté la deuxième version de mon dessin par politesse, parce que je l'avais taggué dans la légende. Je retourne sur son profil, et contemple longuement le bouton « s'abonner en retour ». Il ne poste rien publiquement, mais puisque ce que je souhaite, c'est que nous continuions à avoir des échanges, il me semble normal de m'intéresser à lui en retour. Cependant, je ne sais pas comment il prendra ma demande de contact. S'il a mis son compte en privé, c'est peut-être parce qu'il n'a pas envie qu'une inconnue comme moi vienne y mettre le nez. Est-ce que je ne risque pas de le faire fuir ?
Je balaye toutefois mes hésitations, et appuie sur le bouton bleu. En dessinant mon paysage de montagne inspiré par Donne-moi des ailes, je me suis promis que désormais, j'irai de l'avant. Cela mérite bien d'oser prendre des risques, non ?
Je m'inquiétais pour rien. Rapidement, une notification m'apprend que Longissor a accepté ma demande. Il a à peine une trentaine d'abonnés. Qu'il m'ait jugée digne d'en faire partie alors qu'il ne sait rien de moi me touche... J'ai accès à ses posts, à présent, et je les fais défiler, espérant découvrir des dessins qu'il aurait publiés de son côté – j'avoue être curieuse de son propre style maintenant qu'il a commenté mes œuvres. Cependant, je ne trouve rien de ce genre. On dirait que Longissor se contente de partager des fragments de sa propre vie : la couverture d'un livre, un gros plan sur la patte d'un chat – le sien ? –, une citation encadrée et accrochée sur un mur blanc... Il n'y a pas non plus de photos de lui, aucun indice qui me permettrait de cerner davantage qui il est, au-delà de l'écran. Ce dont je suis certaine, toutefois, c'est que mon inconnu a une âme d'artiste. Cela se dégage clairement de ces images, et des légendes souvent poétiques qui les accompagnent. Mais ça, je l'avais déjà pressenti grâce à ses commentaires...
Je sursaute presque lorsque la sonnerie du lycée retentit, m'arrachant à la contemplation du profil de Longissor. Plongée dans mes pensées, je n'ai pas vu la pause passer... Avec regret, je coupe le vibreur de mon téléphone – pas question de risquer de me le faire confisquer lors du prochain cours –, le range dans mon sac puis prends la direction de ma salle de Français.
Lorsque je rejoins Inès devant la cantine un peu plus tard, c'est en fronçant les sourcils qu'elle m'accueille.
— Ça va ? me demande-t-elle aussitôt.
Je sens dans son ton que ce n'est pas qu'une question en l'air, qu'elle est vraiment inquiète.
— Euh... Oui, bien sûr. Pourquoi ça n'irait pas ?
Le petit nuage sur lequel m'ont placée les commentaires de Longissor me porte toujours, si bien que la préoccupation de ma meilleure amie me frappe.
— Je ne t'ai pas vue à dix heures, je me demandais où tu étais passée, m'éclaire-t-elle.
— Oh, je... Je devais passer à la vie scolaire, ma mère a besoin d'un justificatif de scolarité pour un dossier administratif, j'invente. Désolée, j'aurais dû te prévenir.
— Pas de souci. Ta matinée s'est bien passée, sinon ? Pas trop horrible, le cours de madame Mallet ?
— Si, comme toujours...
Inès et moi continuons à discuter de tout et de rien. Si elle se doute que je viens de lui mentir, elle ne le montre pas. Une bouffée de culpabilité m'envahit : habituellement, je n'ai aucun secret pour ma meilleure amie. Elle a ma confiance pleine et entière. Mais je n'ai envie de parler à personne autour de moi de mon nouveau compte Instagram pour le moment, pas même à elle. J'ai besoin de le garder pour moi comme un jardin secret, un espace dans lequel je peux partager mes dessins et les émotions qu'ils véhiculent sans me préoccuper de ce que les gens qui me côtoient au quotidien en penseront.
En revanche, maintenant que j'ai goûté aux réactions de Longissor, j'ai hâte d'en obtenir d'autres. Et je réfléchis déjà au prochain dessin que je vais poster, impatiente de pouvoir de nouveau échanger avec lui.
***
Je suis particulièrement nerveuse au moment de mettre en ligne ma nouvelle œuvre, le lendemain soir. J'ai décidé de continuer à explorer les possibilités de l'aquarelle, Levitating de Dua Lipa dans les oreilles. Inspirée par la musique, j'ai esquissé une galaxie tourbillonnante, entremêlant bleu nuit et pointes de rose. Un choix qui m'a permis de continuer à travailler sur les nuances de couleur, sans avoir à me préoccuper de tracer des formes trop précises pour l'instant. Et maintenant, j'ai hâte de découvrir ce que Longissor va en penser... s'il prend le temps de réagir à mon dessin, bien sûr. Je ne m'attends pas à un commentaire immédiat – je me doute que mon inconnu n'est pas suspendu à son portable, guettant toute nouvelle publication sur mon compte Instagram – ; il n'empêche que j'ai du mal à me concentrer après avoir posté mon travail, alors que j'essaye d'avancer sur le DM d'histoire que je dois rendre la semaine prochaine. Et lorsqu'une notification fait enfin vibrer mon portable, je bondis presque pour la consulter.
J'aime beaucoup, une fois de plus ! m'écrit Longissor. Plus sombre que ce que dégage la chanson de Dua Lipa, mais le pastel que tu as ajouté adoucit l'ensemble.
Souriante, je m'empresse de taper en réponse :
Merci ! Je voulais donner un aspect cotonneux à ma galaxie, c'est ce que m'inspire le passage au synthé qui ouvre le morceau.
Un instant plus tard, un nouveau commentaire de Longissor me parvient :
C'est vraiment très intéressant de découvrir comment tu réinterprètes graphiquement toutes ces musiques. Est-ce que tu prends les suggestions ?
Cette fois, je bloque un peu, ne sachant pas quoi lui écrire. Je me laisse toujours porter par mes envies au moment de choisir le sujet de mes dessins. Je n'y réfléchis pas trop : les notes qui s'échappent de mes écouteurs me guident. Est-ce qu'une chanson qui ne me serait pas familière pourrait m'inspirer autant ? Peut-être, si elle me touche tout de suite. Et si je ne connais pas Longissor, j'ai le pressentiment que nous avons les mêmes goûts, lui et moi ; sinon, il ne se serait pas arrêté sur mes dessins, parmi toutes les œuvres d'artistes bien plus talentueux que moi qui fleurissent sur Internet.
Vas-y, je t'écoute ! je me lance.
J'aimerais beaucoup voir ce que tu ferais à partir de Viva la Vida de Coldplay, si tu te sens prête à relever ce défi.
La suggestion me fait réfléchir. C'est une chanson culte ; je l'ai déjà entendue, évidemment, même si elle ne fait pas partie de mes playlists. J'en ai cependant le souvenir de l'avoir trouvée plutôt plaisante. Je me sens capable de me plonger dans ses méandres pour en extraire ma propre œuvre... Cependant, avant cela, je veux savoir :
Pourquoi cette musique en particulier ?
Elle est déjà très visuelle dans ses paroles, me répond Longissor. Elle m'évoque des tableaux épiques, je suis curieux de comparer mes images mentales avec celles qui te viendront.
Même après avoir reçu ce message, je vois trois points continuer à s'agiter en bas de mon écran, assez longuement. Longissor hésite à ajouter quelque chose, manifestement... J'attends, patiemment, ne lui renvoyant rien afin de lui donner l'opportunité d'aller au bout de sa pensée. Finalement, je reçois :
Et puis, je l'écoute beaucoup en ce moment. Elle fait écho à pas mal de choses que je traverse dans ma vie. Je me demande si tu y percevras les mêmes choses que moi.
Un courant électrique me parcourt. Je ne sais pas si Viva la Vida fera écho en moi d'une quelconque manière ; en revanche, c'est le cas de ce que Longissor vient de m'écrire. À travers ses mots, je comprends qu'il est comme moi : à la recherche de quelqu'un, dans l'immensité d'Internet, qui pourra entendre ce qui s'agite en lui. Nous ne savons encore rien l'un de l'autre, mais j'ai le sentiment que le destin a bien fait les choses en permettant à nos routes de se croiser. Si bien que je n'hésite plus au moment de lui envoyer :
Je m'y attèle dès que possible. J'espère que le résultat sera à la hauteur de tes attentes !
J'ai hâte, me répond-il.
Galvanisée par la promesse que je viens de faire, je lance la chanson en boucle et m'allonge sur mon lit, fermant les yeux pour laisser les images m'envahir. Je ne me lance pas immédiatement sur ma feuille de papier, comme d'habitude. Il y a un enjeu à mon dessin, cette fois-ci, alors je veux d'abord m'imprégner pleinement de la musique. Il me tient à cœur de ne pas décevoir Longissor... Au début, cette exigence que je me fixe me paralyse, mais peu à peu, la voix de Chris Martin m'enveloppe, et je me laisse aller. Viva la Vida a des sonorités épiques ; il est facile d'y projeter la visualisation de grands espaces, comme le paysage de montagne et la galaxie que j'ai déjà peintes à l'aquarelle. Ma première impulsion est de réfléchir à une scène de bataille ; très vite, toutefois, je renonce à cette idée. Je ne me sens pas les épaules de transposer cela sur le papier, sans compter que c'est trop éloigné de mon univers habituel. Et puis, plus j'écoute la chanson, plus je réalise que ce n'est pas son message. Ce qui s'imprime en moi avec le plus de force, c'est la sensation de solitude exprimée par le chanteur. Je le vois, seul au milieu d'une étendue bleue glacée, abandonné alors que les dernières lueurs d'une fête dorée disparaissent à l'horizon, à la manière d'un mirage en plein désert...
Ça y est, je la tiens, mon image. Je me redresse d'un bond et m'installe à mon bureau pour dessiner.
***
Il me faut trois jours pour terminer mon aquarelle. Je m'applique particulièrement, consciente du regard extérieur qui va venir se poser sur mon œuvre une fois que j'aurai reposé mes pinceaux. Tout ce temps, j'appréhende la réaction de Longissor. Mais lorsqu'il découvre le résultat final sur Instagram, c'est avec enthousiasme qu'il commente :
Wow ! Je suis bluffé. C'est incroyable.
Est-ce que c'est à quelque chose comme ça que tu t'attendais ? je lui demande en retour, inquiète.
Il m'a complimentée sur ma technique, mais à mes yeux, il y a plus important. En me demandant de m'inspirer de Viva la Vida, il était curieux de voir si je percevrais la même chose que lui dans la chanson. Sur cet autre aspect, bien plus psychologique, j'espère avoir réussi mon dessin également...
Je n'avais pas d'idée préconçue de ce que j'attendais, me rassure-t-il. Mais l'émotion qui se dégage de ton paysage... C'est aussi celle que me procure la musique de Coldplay. Tu as un véritable talent, Lullalin.
La réponse de Longissor me réjouit... un instant seulement. Parce que ce que j'ai avant tout exprimé dans mon dessin, c'est la solitude. Or, si c'est ce sentiment qui domine sa vie en ce moment, je ne peux m'empêcher d'éprouver de la tristesse pour ce qu'il traverse, quoi que cela soit.
***
— Tu vas aller à la fête chez Gabriel samedi soir ?
— Grave. Pour une fois qu'il a réussi à choper la maison de ses parents pour lui tout seul, ça va être dingue. Il m'a montré des photos de leur piscine, ça a l'air ouf.
— Il paraît que...
Je n'écoute les discussions de mes camarades de classe que d'une oreille alors que nous nous dirigeons vers la sortie du lycée. Ils ne cherchent pas à m'intégrer à leurs petits groupes, mais cela ne m'affecte plus. Depuis ma rupture avec Maël, je me suis habituée à n'être plus que transparente entre ces murs. C'est sans doute en partie de ma faute : je n'ai plus envie de fournir effort sur effort pour n'être acceptée qu'à moitié. , j'ai toujours un pincement au cœur lorsque je surprends mon ex avec Élodie au détour d'un couloir, alors je préfère éviter tous les endroits où je me pourrais me retrouver face à eux. La dernière fois que je les ai croisés, à la sortie de la cantine, elle l'a embrassé passionnément sous mes yeux – cette garce l'a fait exprès, j'en suis certaine. Mes sentiments pour Maël se sont délités dans la douleur que sa trahison m'a causée ; il n'empêche que ça m'a fait mal. Heureusement, les toilettes n'étaient pas loin, pour que je puisse y cacher mes yeux embués.
Du coup, plutôt que de perdre mon énergie à faire semblant, je préfère me concentrer sur les personnes qui m'apprécient telle que je suis. Comme Inès – mais aujourd'hui, elle finit les cours deux heures après moi... et puis Longissor, avec qui je discute maintenant presque chaque jour sur Instagram. C'est un rituel, désormais : dès que je poste un dessin, je suis assurée d'avoir dans les vingt-quatre heures un commentaire de sa part. Nous parlons de mes œuvres, mais de bien d'autres choses : de ce qui me les a inspirées, de ce à quoi elles lui font penser. Dix réponses s'enchaînent parfois sous mes publications. Savoir qu'il attend mes dessins me fait chaud au cœur. Je me sens moins seule grâce à cet allié secret dont je ne connais pourtant même pas le nom.
Après Viva la vida, il m'a souvent proposé d'autres chansons à partir desquelles m'inspirer, et suggestion après suggestion, j'ai été impressionnée par l'étendue de sa culture musicale. Il me soumet des morceaux de tous genres et toutes époques, et a systématiquement des choses à en dire. J'aime débattre avec lui de ce que leur écoute a évoqué chez moi, et qu'il m'apporte un éclairage différent sur le sens à donner aux paroles, ou à la manière dont la mélodie vient en moduler le sens parfois. Hier, c'est à partir de Fireflies d'Owl City qu'il m'a mise en défi de dessiner. J'ai représenté des dizaines de lucioles illuminant un garçon et une fille allongés dans l'herbe d'une prairie. Je suis plutôt fière du résultat : avec tant de pratique, mon niveau en aquarelle commence à s'améliorer sensiblement. J'ai reçu le commentaire de Longissor alors que j'étais en cours, et c'est avec délectation que je sors mon portable de ma poche dès que j'ai passé les portes du lycée afin de le consulter. Mais avant que j'aie ouvert Instagram, j'entends une voix qui m'appelle.
— Caitlin ! Hé !
Je relève la tête. Florian, l'un des mecs de ma classe qui marchait devant moi, s'est retourné pour m'attendre.
— Tu viendras à la fête chez Gabriel, toi ? me demande-t-il dès que mon regard croise le sien.
— Je...
Prise de court par la proposition, je ne sais pas quoi répondre. Je ne pensais pas que quiconque prendrait la peine de m'inviter à cette soirée...
— Si tu veux qu'on y aille ensemble, je suis carrément partant, en tout cas, enchaîne Florian.
Cette fois, mes sourcils se haussent. Est-ce qu'il est vraiment en train de me draguer ? Je dois nager en pleine hallucination.
— Tu es sûr ? je lui renvoie. Je croyais que tu étais ami avec Maël...
— Oh la la, qu'est-ce qu'on s'en tape... réplique-t-il en haussant les épaules. Vous avez rompu il y a des semaines, il n'en a plus rien à faire de ce que tu deviens maintenant. Il n'en a plus que pour Élodie. T'es canon : si je veux aller à la fête avec toi, je le fais et puis c'est tout.
Mes lèvres s'étirent en un sourire figé. Florian me dévisage, et je me sens de plus en plus mal à l'aise. Il est certainement persuadé que son petit discours m'a flattée, mais je l'ai surtout trouvé indélicat. Même si je me suis peu à peu remise de ma rupture avec Maël, Florian aurait pu éviter de me la balancer à la figure de la sorte. Et puis, il a l'air si certain que je vais accepter son invitation... Je ne sais pas si j'ai très envie d'entrer dans son jeu. Je mérite mieux que d'accourir au bras du premier type qui me fera un compliment. Si c'est à ces conditions que je suis de nouveau admise aux fêtes du lycée, je préfère encore passer mon samedi soir à dessiner et à discuter avec Longissor.
— Je vais y réfléchir... Je ne suis pas sûre d'être là ce week-end, il me semble que ma mère a déjà prévu quelque chose.
C'est un mensonge, mais je ne suis pas du genre à faire de vagues en refusant net la proposition de Florian.
— OK, tu me rediras, me répond ce dernier. J'ai ton numéro, de toute façon, je t'enverrai des messages pour que tu me tiennes au courant.
Je lui sers un nouveau sourire gêné, persuadée qu'il oubliera ses résolutions dès qu'une autre fille à son goût passera dans son champ de vision. Nous nous sommes à peine parlé depuis que nous sommes dans la même classe j'ai du mal à croire qu'il tienne vraiment à sortir avec moi. Il ne sait rien de moi, et pour ma part, ce que j'ai vu de lui a plutôt tendance à me repousser.
Je profite de la première intersection pour m'éloigner de lui en prenant une autre rue que celle qu'il emprunte. Au fur et à mesure que j'avance, je me dis que cet incident a au moins du bon : il me prouve que ma période de bannissement des divers cercles du lycée est officiellement terminée. C'est déjà ça...
Mais bien vite, j'oublie toutes ces préoccupations pour consulter enfin le commentaire de Longissor, que j'attendais bien plus que toutes les flatteries vides que Florian pourra jamais me faire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top