Il y avait un vide au fond d'elle. Un trou noir béant, happant toutes ses forces. Et ce trou ne faisait que gagner du terrain au fur et à mesure que les secondes passaient.

Tapie dans le noir, Alleen était recroquevillée sur le sol, tenant fermement ses genoux contre sa poitrine et se balançant d'avant en arrière, essayant de se calmer. Son regard était perdu dans le vide mais son esprit repassait en boucle les souvenirs de ses mains devenant bleues, de la froideur qui s'était emparée de son corps. Ces images revenaient encore et encore la narguer dans son esprit et une voix lui soufflait doucement à l'oreille.

« Tu es un monstre. » « Tout n'est que mensonge. »

Une bourrasque de vent passa sur la cabane et la taule qui composait les murs grinça. La porte s'ouvrit brusquement et le claquement qu'elle provoqua sortit soudainement la jeune femme de son état second. Clignant des yeux, Alleen regarda la porte se battre contre le vent qui engouffrait la pièce, mais elle ne se leva pas pour la refermer, malgré ses tremblements. Son regard était attiré par le désordre qui l'entourait et son corps se figea d'effroi. Son cœur s'accéléra alors qu'elle vit les meubles brisés en milles morceaux sur le sol, la table retournée, le lit déchiré, ses livres malmenés... C'était comme si une tornade était passée dans la pièce, et bien qu'elle n'en ait aucun souvenir, elle savait que c'était son œuvre. Son effroi se fondit en tristesse profonde et douloureuse. Alleen se leva et regarda l'étendue des dégâts qu'elle avait causé. Plus elle constatait le désordre, plus les larmes lui voilaient la vue, ses mains tremblaient face à son désespoir. Son pied tapa contre un objet et elle baissa la tête, remarquant son livre préféré de magie, le livre avec lequel Loki tentait de l'initier aux arts mystiques depuis des semaines. Une première larme tomba alors qu'elle le ramassait avec toutes la tendresse dont elle était capable et l'essuya, tentant de lui redonner un peu de sa splendeur.

Le livre serré contre sa poitrine, la jeune femme se retourna pour regarder la pièce dans son ensemble. Toute une vie de larcins et de vols pour tenter de se construire un semblant de vie normal, envolée.

La porte claqua à nouveau fortement, la faisant sursauter et l'image de Loki fuyant la cabane après leur dispute l'assaillit. Il était parti sans un regard en arrière, sans même lui dire au revoir. Il l'avait abandonné au moment où elle avait le plus besoin d'un ami, le plus besoin de lui... Son absence fut la goutte qui fit déborder le vase et toutes les émotions d'Alleen l'attaquèrent en une vague immense et insurmontable. Elle se noyait, lentement, elle suffoquait sous cette tristesse accablante. Et lorsqu'elle put enfin sortir la tête de l'eau, c'est la colère qui prit le contrôle de tout son être. Une colère telle qu'elle ne se souvenait même pas avoir abattu son armoire, déchirée ses draps, cassée ses chaises ou jetée ses livres.

La vérité, c'est qu'Alleen avait souffert toute sa vie. Orpheline, elle avait été recueillie par des gens étranges, ne la comprenant pas, l'interdisant de vivre comme elle l'entendait. Elle avait été abandonnée par sa première famille, chassée par sa deuxième, avant de se retrouver seule, ici, à survivre. Elle avait su se montrer forte malgré les coups durs, elle avait su garder la tête haute et s'en sortir du mieux qu'elle le pouvait.

Mais cette fois, elle n'y arrivait pas. La jeune femme avait l'impression de se retrouver au bord d'une falaise de sentiment, le vide s'étendant à perte de vue devant elle. Et elle était sur le point de tomber.

À cette pensée, les larmes cessèrent de couler sur ses joues et elle lâcha son livre. Sans plus réfléchir, elle se dirigea vers la banlieue, vers les bâtiments, vers la vie. Alleen n'avait même pas pris la peine de mettre sa cape à capuche pour cacher son visage. Il n'y avait plus que du vide en elle. Rien d'autre. Ni colère, ni tristesse, ni regrets. C'est avec un visage impassible et un corps lassé qu'elle se dirigea d'un pas ferme et décidé vers le puits.

Le monde autour d'elle semblait s'effacer quand elle regarda à l'intérieur du puits. Il était tellement grand et profond qu'elle ne voyait que les ténèbres en bas. C'était un gouffre, comme celui dans lequel elle se sentait sombrer. Toujours avec ce vide au fond de la poitrine, elle monta sur le rebord du puis.

Elle n'avait plus rien à perdre, elle n'en pouvait plus de luter. Il était temps de se laisser tomber dans ce vide qui l'attirait constamment.

La foule se mit à haleter et murmurer de façon affolée, ce qui interrompit le train de pensé de Loki. Il s'arrêta au milieu de la rue et chercha la raison de cette agitation soudaine, jusqu'à ce que ces yeux se posent sur la jeune femme. Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour la reconnaître de loin et une seule autre pour commencer à courir dans sa direction.

Avec une grande inspiration, Alleen fit un pas en avant et se laissa tomber dans le puits.

— Alleen ! Cria Loki, se jetant sur le rebord du puits et lui attrapant la main de justesse.

La jeune femme ouvrit les yeux et regarda le vide en dessous d'elle, l'obscurité semblait l'engouffrer toute entière et la panique la gagna. Elle réalisa brusquement ce qu'elle avait fait et les conséquences que cela aurait pu avoir. Affolée, elle leva la tête vers son sauveur et vit avec une profonde reconnaissance et un immense soulagement, le visage de Loki. Il était revenu, pour elle.

Gémissant, Loki usa de toutes ses forces pour ramener la jeune femme sur la terre ferme. À peine eut-elle posé le pied par terre qu'il l'enveloppait déjà dans ses bras et elle ressentit une vague d'émotions l'assaillir, si bien qu'elle ne put retenir ses larmes. Elle sanglota dans ses bras alors que la foule regardait, perplexe, la scène se dérouler devant eux. Malgré son soulagement, Loki se sentait alarmé par le geste de la jeune femme et la colère le gagna un peu. Il la poussa à longueur de bras, l'air sévère.

— Qu'est-ce qui t'es passé par la tête ?! 

Alleen sanglota plus fort, n'osant même pas le regarder dans les yeux.

— Je suis un monstre, je ne mérite pas de vivre !

Le visage de Loki se radoucit, comprenant sa douleur mieux que quiconque. Il la reprit dans ses bras et la serra fortement contre lui.

— Bien sûr que tu mérites de vivre.

— Pourquoi tu es parti ?

À cette phrase, prononcée de façon si faible, si brisée, Loki sentit son cœur se serrer douloureusement dans sa poitrine.

— Je suis là maintenant, murmura-t-il contre ses cheveux. Rentrons.

Il prit sa main dans la sienne et la guida vers la cabane, loin des regards perplexe et curieux, loin de ce puits qui avait failli lui ôter la vie.

Le chemin du retour fut silencieux. Alleen avait séché ses larmes mais avait choisi le mutisme, se complaisant dans la culpabilité mordante qu'elle ressentait au fond d'elle et trop honteuse pour tenter de s'expliquer à Loki. Ce dernier avait son esprit en ébullition. Partagé entre colère, effroi et culpabilité, il ne savait pas sur laquelle se concentrer en premier. Ce dont il était sûr, c'est que la jeune femme avait besoin de lui et qu'il ne comptait pas la laisser tomber cette fois. C'était une chance qu'il se trouvait là à ce moment, pour la rattraper de justesse. Mais lorsqu'il ouvrit la porte de la cabane, Loki comprit qu'Alleen avait déjà sombré bien avant qu'elle ne se rende au puits.

L'état de la pièce était déplorable et bien qu'il prît Loki de court, il ne put que comprendre sa colère, lui-même était passé par ces mêmes émotions. Alleen avait saccagé sa maison, Loki, lui, avait détruit une planète. Sans un seul commentaire sur les débris et l'allure de la pièce, il guida la jeune femme dans la maison et la força gentiment à s'asseoir sur une partie du lit non abîmé, avant de la rejoindre, s'asseyant à côté d'elle, les mains jointes sur ses genoux, attendant qu'elle fasse le premier pas vers lui.

— Tu n'es pas obligé de rester, murmura-t-elle finalement, après un long moment de silence.

Sa voix cassée était à peine audible mais Loki l'entendit parfaitement, de même que la peur qu'elle tentait de lui cacher. Immédiatement, il glissa sa main dans la sienne et entrelaça ses doigts avec les siens.

— Je ne t'abandonnerai pas cette fois.

— Je n'ai pas le droit de te forcer à rester, je comprends tu sais, je suis un monstre...

— Arrête de dire ça. Tu n'es pas un monstre.

— Mais je-

— Non ! S'exclama-t-il.

Il se repositionna sur le lit pour lui faire face et prit son menton dans sa main pour la forcer à le regarder dans les yeux.

— Tu es Alleen, une jeune femme débrouillarde. Crois-tu qu'un monstre aurait recueilli un homme blessé chez lui pour le soigner ? Crois-tu qu'il l'aurait aidé autant que tu l'as fait pour moi ? Demanda-t-il sérieusement.

Elle ne trouva pas de réponse à ça.

— Oui, tu es un géant des glaces. Oui, ce sont des monstres. Et oui, c'est dur à accepter. Je le sais, je suis passé par là. Mais ce ne sont pas tes gènes qui te définissent. Ce sont tes actes. Tu es quelqu'un de bien, Alleen.

Une larme silencieuse coula le long de la joue d'Alleen. Elle voulait croire que ce qu'il disait était vrai, elle voulait s'agripper à cette once d'espoir, qui l'éclairait dans l'obscurité. Peut-être qu'il avait raison, peut-être qu'elle n'était pas comme eux, qu'elle n'était pas un monstre. Elle le regarda dans les yeux et vit un sourire sincère pour la première fois sur son visage. Il semblait détendu, plus qu'elle ne l'avait jamais vu. Elle se souvenait avoir vu la même douleur qu'elle ressentait en ce moment dans son regard, depuis le début de sa rencontre. Elle savait qu'il avait souffert mais jamais elle n'avait réellement compris ce qui avait pu le détruire ainsi, jusqu'à maintenant.

— Cela vaut pour toi aussi, Loki... Murmura-t-elle.

Son sourire s'effaça un peu. Il aurait aimé lui dire que non, cette affirmation ne pouvait pas s'appliquer à lui, que d'une certaine façon, même s'il ne ressemblait pas aux géants de glaces, il n'en était pas moins un monstre pour les avoir tous décimé jusqu'au dernier. Ces actes n'avait apporté que chaos et destruction sur sa cité. Loki en était certain, il était un monstre.

— Tu devrais te reposer, tu as eu une rude journée, déclara-t-il à la place, l'aidant à s'allonger dans le lit et la couvrant.

La jeune femme le regarda alors qu'il prenait si bien soin d'elle, alors qu'elle avait cru ne jamais le revoir. Elle avait revu cette douleur sourde dans son regard.

— Est-ce que ça fait moins mal avec le temps ? Demanda-t-elle tout doucement, ne sachant pas si elle voulait vraiment savoir, mais elle en ressentait le besoin.

Loki hésita un moment avant de répondre, contemplant l'espace d'une seconde la perspective de lui mentir.

— Non. La douleur est toujours là. Mais on essaye de vivre avec elle et d'avancer.

Ce n'était pas la réponse qu'elle avait espérée mais elle appréciait son honnêteté. Sa présence la rassurait, si bien qu'elle trouva le sommeil rapidement après avoir fermé les yeux. Loki resta à ses côtés jusqu'à ce que sa respiration se soit approfondie et régulé, signe qu'elle était endormie. Il l'observa, se sentant désolé pour elle, voulant effacer ses peines mais sachant qu'il ne pouvait pas l'aider là où lui-même n'arrivait pas à calmer sa douleur. Après un moment de réflexion, il décida de s'occuper l'esprit en remettant de l'ordre dans la cabane. En quelques heures, il ramassa les livres et répara les meubles. Il était sur le point de s'endormir sur une chaise lorsqu'il entendit hurler.

Réveillé en sursaut et complètement affolé, il se dirigea en courant vers le lit où se trouvait Alleen, mais resta figé lorsqu'il vit ce qu'il se passait. Le matelas et les draps étaient recouverts de givre, gelés. Alleen se trouvait au milieu de ce champ de glace, la respiration saccadée et rapide, paniquée à la vue de ce qu'elle avait fait.

— Oh mon dieu ! S'exclama-t-elle, alarmée.

— Alleen, calme-toi, tout va bien, ce n'est pas grave, tenta de la calmer Loki.

— Pas grave ?! Regarde ce que j'ai fait !

— Tu as enfin trouvé ta magie, expliqua-t-il calmement. Félicitations, Alleen, tu es magicienne. Il ne te reste plus qu'à apprendre à contrôler ton nouveau pouvoir.

Toute tremblante, complètement gelé par la glace qui l'entourait, Alleen resta pantoise face à cette nouvelle information. Après des semaines de leçons, elle avait enfin trouvé sa magie. Elle aurait dû s'en réjouir, mais elle était totalement pétrifiée face à son manque total de contrôle.

Loki, la voyant frissonnante et complètement perdue, passa une main sur les draps qui fondirent comme neige au soleil. Puis il vint s'allonger à côté de la jeune femme. Elle le regarda faire, d'abord perplexe, puis paniqua à nouveau lorsqu'elle comprit qu'il avait l'intention de dormir près d'elle.

— Non, ne reste pas là, je ne contrôle pas, je risque de te faire du mal.

— Alleen, calme-toi, ça n'arrivera pas. Rappelle-toi, on est pareil toi et moi. Le froid ne me fait pas peur.

Résignée et timide, elle se rapprocha de lui et Loki enroula ses bras autour d'elle, la sentant encore trembler de peur et de froid.

— Merci pour tout ce que tu fais, murmura-t-elle.

— Ce n'est qu'un juste retour des choses.

— Je ne sais pas comment tu fais pour supporter cette douleur. J'ai l'impression d'être au bord d'un précipice et qu'à n'importe quel moment, je vais tomber dans le vide.

— Je serai là pour te rattraper.

Rassurée, il ne lui fallut pas longtemps avant de se rendormir. Loki l'observa et écouta sa respiration pendant un moment, avant que le sommeil ne le gagne à son tour.

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