prologue (partie 1)
Mardi 31 octobre 2017
Qui aime Halloween ? Probablement tout le monde sur cette Terre – et encore plus ceux de ma ville –, sauf moi. Célébrer la fête des morts en déguisement et aller quémander des friandises chez les voisins (il paraît même que certains réclament aujourd'hui de l'alcool !) n'est pas tellement ma tasse de thé. Je ne suis pas une fan de bonbons, et la possibilité de finir ivre avec une mine pas possible pour avoir la gueule de bois le lendemain ne m'intéresse pas. Non, vraiment pas.
Pourtant, ce soir, au lieu de regarder un bon animé japonais comme j'aime si bien le faire devant la télé de mon salon, je me retrouve ici, dans une de ces fêtes organisées par quelqu'un du lycée que je ne connais même pas, à jouer des coudes pour me faufiler dans cette immense maison qui bourdonne d'adolescents totalement excités. La faute à qui ? Shirley Browning, alias celle qui me sert de meilleure amie depuis l'âge de mes onze ans.
Contrairement à moi, Shirley connaît un tas de monde à Jacksonville. Ou devrais-je dire, un tas de monde la connaît. Grande au corps svelte et d'une minceur digne d'un mannequin, elle n'a pour ainsi dire aucun défaut physique. Son visage n'a jamais connu ni bouton ni plaque rouge (même quand elle est censée rougir !) et ses yeux verts en font tomber plus d'un dans cette ville. Sa chevelure blond vénitien que j'aime tant lui donne un côté unique et, d'une certaine manière, c'est ce que Shirley est : unique, et incomparable. À titre de comparaison, je suis le petit chiot croisé dont on ne fait pas attention tant il paraît inintéressant.
Ce que j'aime le plus chez Shirley, ce sont ses lèvres roses et bien charnues qui débitent en permanence quelque chose d'intéressant. Quand elle n'évoque pas l'éducation civique – notre matière préférée –, elle parle de nature et de bien-être. Elle aime aussi débattre sur des sujets très sérieux, tel que la politique, le taux de criminalité qui a augmenté ces dernières années, ou l'inflation budgétaire du pays qui, selon elle, va très mal. Oui, il existe bel et bien des nanas belles et intelligentes à la fois dans cet univers, ce n'est pas une légende urbaine, la preuve !
Néanmoins, il arrive aussi à Shirley de dire des bêtises, comme tout ado doté de ce qu'on appelle les hormones et la merveilleuse puberté, notamment quand elle a bu – et elle ne boit pas si rarement que ça. Sa dernière vanne en date : une blague salace qu'elle a adorée dire concernant le facteur et sa voisine. Il est vrai que Madame Jiggs est réputée pour être une croqueuse d'hommes, mais quand même ! De là à le crier dans toute la rue, alors ça non, je n'aurais jamais pu en être capable.
Il faut dire que je suis assez réservée, contrairement à Shirley qui elle, n'a aucune gêne. Le moindre garçon qui s'approche de moi suffit pour que je batte en retraite. Je crois que c'est en partie à cause de cela que je n'ai jamais eu de petit copain. Ma mère dit que c'est sa faute, elle m'aurait trop couvée durant mon enfance et j'en souffrirais aujourd'hui, en me tenant constamment à l'écart des autres. Que suis-je censée répondre à cela ? Oui, Maman, je n'aime pas me mélanger avec ces débiles mentaux qui ne pensent qu'au sexe et à l'alcool. Et oui, Maman, je préfère rester seule envers et contre tous. Je peux remercier le ciel d'avoir au moins Shirley dans ma vie. Elle, au moins, me comprend et m'aime pour ce que je suis vraiment, et non pour ce que je devrais être.
Et c'est parce qu'elle m'aime tellement qu'elle m'a emmenée de force à cette soirée d'Halloween, qui, on ne va pas se le cacher, est ennuyeuse à mourir... Les inconvénients d'une vie d'adolescente introvertie au XXIème siècle, j'imagine.
Quelqu'un entre dans le hall où je gamberge depuis au moins une bonne dizaine de minutes, puis me bouscule de plein fouet. Mon verre de limonade tombe par terre et vient éclabousser le pantalon du mec habillé en monstre de Frankenstein en face de moi.
— Merde, mon costume ! Fais attention où tu mets les pieds, idiote ! gueule le type avant de reprendre son chemin en direction de la cuisine.
— Merci, bonne soirée à toi aussi..., marmonné-je entre mes dents.
Je ramasse le verre maintenant vide, et le pose sur le premier meuble que je trouve. Pamela. C'est Pamela qui organise la fête. Je le sais parce qu'il y a une grande affiche d'elle collée sur le mur devant moi, avec son prénom écrit en grosses lettres couleur or. Plus narcissique, tu meurs. Remarque, avec ce joli visage, il faut bien le mettre en valeur.
En m'enfonçant dans le salon à la recherche de Shirley, une forte odeur de transpiration envahit mes narines. Ça pue le fauve, ici ! Il y a un monde fou dans cette baraque. À vue d'œil, je dirais qu'on est une centaine – une centaine à être déguisés dans des tenues franchement pas originales, de surcroît. Ghostface, Harry Potter, Dracula, le Joker... Visiblement, chaque année on a le droit à la même chose. Pour ma part, j'ai jeté mon dévolu sur un costume représentant Frida Kahlo, en guise d'hommage à mon artiste préférée. Cette femme a fait de grandes choses dans sa vie, c'est une vraie source d'inspiration. Ses peintures sont magnifiques. Elles sont si profondes, spirituelles... Je pourrais les contempler une heure entière sans me fatiguer, c'est dire ! Shirley a mis le même costume, mais je la soupçonne de l'avoir pris plus par beauté que par signification. Cela dit, il faut bien reconnaître que la robe vintage et la couronne de fleurs vont bien plus à mon amie qu'à moi. Même le faux mono-sourcil collé sur le haut du nez lui confère un certain charme, alors que sur moi, cela fait tout simplement sale. Je pourrais être jalouse de Shirley, si je le voulais, seulement en cinq ans d'amitié je crois que je m'en suis lassée.
Un grand corps passe à quelques centimètres de moi, me frôlant furtivement de l'épaule. Je lui glisse un regard inquisiteur. C'est le fameux Michael Myers, dans la série de film Halloween. Son masque m'impressionne, mais ne me fait pas peur pour autant. Celui qui se cache en dessous continue sa marche sans m'avoir remarquée ; décidément, je suis aussi invisible qu'un fantôme, ici. Bah ! je suis ignorée de la sorte depuis toujours, cela ne devrait pas me choquer plus que ça.
Je ne peux m'empêcher de faire couler mes yeux sur la combinaison une pièce de Michael Myers, sorte de bleu de travail qui épouse parfaitement les courbes du corps musclé de l'inconnu. Bon sang, même dans cet accoutrement, je sais que le garçon qui se cache en-dessous est sexy. Bon, détache tes yeux de son fessier, ce n'est qu'un déguisement, à la fin ! Je redresse le buste pour me donner une contenance. Pourvu que personne ne m'ait vue... Je jette un coup d'œil à la ronde. A priori, tous sont occupés à faire la fête pour daigner me lancer un regard. Je soupire de soulagement. Et moi qui ai cru une seule seconde que ma capacité à être invisible s'était envolée...
Une heure plus tard, la fête bat son plein et vire au ramdam complet. Un groupe très bruyant qui s'enfile verre sur verre joue au bière-pong dans la cuisine, un type avec une iroquoise court tout nu dans le jardin en criant à qui veut l'entendre qu'il est un esprit démoniaque, des filles crient de joie et se trémoussent sur ce qui semble être une piste de danse de fortune et des garçons boivent de l'alcool près d'un canapé tout en les matant avec des airs plus que sous-entendus. Un frisson parcourt mon corps en voyant ce spectacle. C'est répugnant, on se croirait dans un documentaire mettant en scène un tigre sur le point de chasser sa proie. Où sont passées celles qui se battent pour les droits de la femme ? Pas là, apparemment. Pas là du tout.
Alors que j'estime qu'il est temps que je file à l'anglaise, car il se fait tard et ma fatigue commence doucement mais sûrement à poindre, une silhouette féminine apparaît dans mon champ de vision.
— Elisa ! Oh, Elisa, te voilà enfin, ma vieille ! T'étais où ? Je croyais qu'on avait dit qu'on se rejoignait sur la piste de danse !
Ça, c'est Shirley. Ou plutôt Shirley-saoule-mais-pas-trop. Je le remarque à ses yeux plus petits et sa voix de rogomme. Je peux prévoir l'avenir : dans peu de temps, Shirley-saoule-à-la-mort fera son apparition et je serai là pour lui tenir les cheveux quand elle vomira ses tripes dans les toilettes de Pamela. Ensuite, au prochain matin, Shirley-gueule-de-bois se réveillera, et je lui donnerai un cachet d'aspirine pour atténuer sa migraine. Je sais, je suis la meilleure amie de tous les temps.
— J'étais en train de boire une limonade en t'attendant, et puis ce mec m'a bousculé et... bref, je suis là, maintenant.
— Tu danses ?
— Non, Shirley. Tu le sais très bien.
— Oh, allez, s'il te plaaaaaaaît ! Je n'ai pas envie de danser toute seule, c'est trop nul.
— Ne compte pas sur moi, ta petite tête boudeuse ne me convaincra pas. Au fait, où est ton ami virtuel ? Tu m'as dit qu'il serait présent à la fête.
Shirley secoue la tête d'un air blasé.
— Ce n'est pas mon ami virtuel. C'est mon flirt, et par la même occasion, mon futur petit copain. Et pour répondre à ta question, non, je ne l'ai pas vu. Je ne sais même pas s'il est venu.
Elle semble triste de le dire de vive voix. Peut-on être attaché à une personne avec qui on parle depuis seulement deux semaines via Internet ? Parce qu'à sa mine, on dirait bien que oui.
— Pourquoi tu ne l'appelles pas ? tenté-je.
— J'ai déjà essayé, Sherlock. Mais je crois que cet imbécile a mis son téléphone en sourdine. Qui fait ça, sérieux ?
— Si tu veux, je peux t'aider à le chercher. Il est habillé comment ?
— Figure-toi qu'il est un fan inconsidéré d'Halloween.
Quelque chose fait tilt dans ma tête. Halloween. Michael Myers. Mais oui ! C'est le garçon que j'ai aperçu tout à l'heure, celui qui m'a frôlé et que j'ai détaillé un peu trop longtemps à mon goût.
Merde.
— Ton flirt est ici, Ley. Je l'ai croisé il n'y a même pas cinq minutes.
— Ah bon ? Où ça ? pépie ma meilleure amie, et je vois sa bouche former un O parfait en témoignage de son ivresse.
— À côté de la pendule, pas loin de la cheminée, dis-je en indiquant la grosse horloge en bois où des adolescents sont en train de se prendre en vidéo pour montrer leurs... canines ?
— Wow, c'est super précis comme info. Merci Elisa ! On se revoit plus taaaaard.
Shirley m'embrasse précipitamment sur la joue et disparaît en un battement de cil. Je me retrouve alors seule à nouveau, ne sachant quoi faire ni où aller. Au cas où ce ne serait pas assez évident, je ne suis clairement pas dans mon monde. Il faut que je sorte d'ici avant qu'on me fasse tomber par terre et qu'on me piétine au passage tel un vieux débris.
Je quitte le salon et me rends à l'étage. Un couple s'embrasse langoureusement sur la dernière marche des escaliers ; je m'écarte à en raser le mur pour éviter tout contact avec eux. Berk, c'est dégoûtant.
Je m'aventure dans le couloir. Hormis trois jeunes – Marilyn Monroe, Chucky et Iron Man en personne ! – qui patientent devant ce que j'imagine être la porte des toilettes, il n'y a pas un chat. La musique d'en bas est étouffée et me permet d'entendre des bribes de leur conversation :
— Quand je vous dis qu'on n'est pas tout seuls... C'est carrément obligé qu'il y ait des extraterrestres avec nous, mais on ne les voit pas.
— Genre, comme dans Alien ?
— Mais nan, dans Alien ce sont les humains sur leur planète, mec, réfléchis.
— Ah ouais. Mais genre, si des extraterrestres peuvent se balader sur Terre, comment ça se fait qu'on ne les reconnaisse pas ?
— Parce qu'ils prennent notre apparence, mec.
— Trop looooourd.
— Graaaaave.
Je ferme les écoutilles. Je crois que j'en ai assez entendu comme ça.
La première porte dans le couloir est fermée, dessus est écrit Entrez dans cette piaule et je vous découpe en mille morceaux, signé Freddy Krueger. Je passe devant sans m'attarder. Pas besoin de le faire, les bruits témoignent très clairement que deux personnes sont en train de s'envoyer en l'air à l'intérieur. Et à en juger par ce que j'entends dans les chambres voisines, ils ne sont pas les seuls à se démener avec fougue pour passer une joyeuse fête d'Halloween !
Par chance, la dernière porte tout au fond du couloir est entrouverte. Je l'ouvre en grand et découvre une petite chambre aux murs gris, sur lesquels sont accrochés des posters de Grand Theft Auto, le célèbre jeu vidéo auquel tout le monde a déjà joué au moins une fois dans sa vie – moi y compris. La pièce est faiblement éclairée par une lumière tamisée. À ma gauche, un bureau en bois tout craquelé, qui a sûrement dû connaître des jours meilleurs ; à ma droite, des piles de vêtements sens dessus dessous. Si j'en crois le bazar qui flotte autour de moi, la personne qui dort ici est très désordonnée. Un garçon, nul doute. Je me répète que je suis en train de violer son intimité, en déambulant de la sorte dans sa chambre sans qu'on m'y ait autorisé, mais ma fatigue est si intense que j'en oublie toute formalité.
Je m'approche des médailles suspendues sur le mur au-dessus du bureau. Il y en a pas mal. Certaines sont en bronze et d'autres, en or. Si j'en crois les dessins qui y sont gravés, elles ont été remporté lors de compétitions de natation. Quand j'avais quatorze ans, maman m'a inscrite au club de Basket féminin du lycée sous prétexte que j'avais besoin d'un sport extrascolaire pour me défouler. Je n'ai jamais réussi à mettre le moindre panier. Aujourd'hui encore, le club m'en veut toujours autant.
Quelqu'un entre brusquement dans la chambre, coupant court à mes pensées. Je me retourne tandis que la porte se referme derrière le nouvel arrivant. Le manque de lumière m'empêche de le détailler du regard, mais j'arrive à discerner sa silhouette et ses cheveux foncés. C'est un jeune homme que je devine être de mon âge et, du peu que j'en aperçois, il semble très mignon.
— Te voilà. Je t'ai cherché partout, dit-il d'une voix traînante.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top