chapitre 9

Elisabeth



Je cours. Cours. Cours. Jusqu'à en perdre haleine.

Puis je monte sur mon vélo, et je pédale. Pédale. Pédale. Jusqu'à en avoir des crampes dans les jambes.

Mes sens sont en alerte. Mes oreilles bourdonnent et je n'entends plus que mon cœur qui cogne à travers ma poitrine. Quand Maman m'a dit que cela avait un rapport avec Charlie, j'ai tout de suite pensé au pire. Elle a tenté de me rassurer en expliquant que ce n'était pas si grave que ça mais, si ça l'était vraiment, elle ne m'aurait pas appelé alors qu'elle sait que je suis au cinéma.

Je fais tout mon possible pour me rendre au plus vite à la clinique. Si Charlie ne va pas bien, je suis la seule à pouvoir le calmer. Il compte sur moi, je suis sa bouée de sauvetage. Sa bouteille d'oxygène.

Suzie est la première à m'accueillir sur les lieux. Je lui demande ce qu'il se passe, elle me répond que mon frère a eu une violente crise de colère contre l'une des infirmières. Ils se seraient mis à trois pour l'empêcher de frapper quelqu'un et lui-même. Suzie ajoute que Maman est déjà ici. Au fond de la salle, près de la fenêtre. Comme d'habitude. Je connais la musique.

Mon frère va déjà mieux lorsque je me joins à eux. En me baissant à sa hauteur, il me prend dans ses bras comme si rien ne s'était passé, et me couvre de compliments. Ma petite sœur, qu'est-ce tu es belle, aujourd'hui ! ; Dis-donc, tu t'es maquillée ou bien je rêve ? ; Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vue aussi éblouissante. Tu es radieuse, sœurette. Je me force à sourire. Il ne sait pas ce qu'il dit. Je ne ressemble à rien, ce n'est que sa tête qui lui joue des tours.

Mais c'est normal. Ça arrive. Un jour, il voit la vie en couleur et aspire à un bonheur sans mesure. Un autre, l'obscurité souille son âme et il n'a plus aucune once de sympathie pour quiconque.

Je le préfère quand il est neutre : c'est le seul moment où il a une conduite mesurée.

Maman est désespérée. Je le vois dans ses yeux. Elle a dû finir le travail plus tôt pour venir, et je sais combien ça lui coûte de devoir faire ça. Sans ses heures supplémentaires au travail, elle ne gagne pas des masses. Je suppose que c'est l'inconvénient de plus d'une famille monoparentale.

Je prends soin d'ignorer sa grimace et discute encore un peu avec Charlie. Je lui pose quelques questions sur son état, afin d'être certaine qu'il est bien sorti de sa transe. Il me jure que tout va bien, qu'il n'y a pas à s'en faire, qu'il a juste un peu faim mais que tout est sous contrôle. Drôle d'euphémisme, quand on sait qu'il a failli donner un coup de poing à Suzie il y a une demi-heure... Mon téléphone vibre dans ma poche. C'est un message de Shirley me demandant si tout se passe bien avec Charlie. Touchée qu'elle ait compris la raison de mon départ précipité au cinéma et qu'elle prenne des nouvelles, je lui réponds que tout est sous contrôle. Je ne veux pas l'embêter avec mes problèmes familiaux, je peux très bien encaisser les épreuves pour deux. De toute manière, Shirley et moi ne parlons pas très souvent de mon frère, alors il vaut mieux que je reste vague, comme à chaque fois.

Bientôt, Maman et moi nous rentrons à la maison. Dans la cuisine, ma mère prépare le repas du soir et je l'observe depuis la desserte où je suis accoudée. Elle est belle, avec ses cheveux bruns qui lui retombent sur les épaules et son expression concentrée. Charlie et moi avons hérité de ses yeux noisette et de son visage rond. Toutefois, nos cheveux sont bien plus ondulés que les siens, qui sont raides et soyeux. Je devrais la complimenter plus souvent. Elle ne fait vraiment pas ses 46 ans.

Tandis qu'elle coupe une tomate en rondelle, elle me demande comment s'est passée ma journée au cinéma. Je décide de ne pas évoquer Bill, ni Kai. Ce n'est pas nécessaire.

Au lieu de quoi, je fais mine de sourire.

— Ça va, c'était cool. Le film était pas mal.

Indestructibles 2, c'est ça ? Je me souviens de ce dessin animé. Tu le regardais en boucle quand tu étais petite. Qu'est-ce que tu as pu me fatiguer avec ça ! Mais comme tu étais toute mignonne, je te laissais faire. C'était une belle époque.

J'ai un petit haussement d'épaules. Maman aime bien se remémorer l'époque où j'étais bébé. Pas moi. Ce n'est pas comme si j'avais des souvenirs concrets, et puis, évoquer cela revient à impliquer implicitement la période où mon père était encore là. Or celui-ci est justement sur la liste des sujets à éviter à la maison.

— Alors, comment s'appelle-t-il ? glisse subitement ma mère.

Je relève aussitôt la tête. Qu'est-ce qu'elle vient de dire ?

— Allez, renchérit-elle, comme si elle avait accès à mes pensées, je sais qu'il y a un garçon dans ta vie. J'ai eu ton âge, tu sais. Tu peux me le dire, je ne te gronderai pas.

— Je ne comprends pas où tu veux en venir, objecté-je tout de go. Il n'y a aucun garçon.

— Une fille, alors ?

— Mais non ! Que vas-tu t'imaginer, encore ?

— Arrête, j'ai bien vu que tu paraissais distraite ces derniers temps. Tu souris bêtement devant ton assiette et tu passes plus de temps dans la salle de bain pour te préparer avant de sortir. Tu m'as même piqué mon parfum Chanel ! Crois-moi, je sais reconnaître quand une personne est amoureuse. Surtout si la personne en question est ma fille.

Amoureuse ? m'offusqué-je, une main sur le cœur. Tu plaisantes, j'espère ? Oh non, ne me dis pas que c'est la ménopause qui te fait délirer, quand même ?

— Je ne suis pas encore ménopausée, petite insolente ! Et puis d'abord, arrête de détourner la conversation. On parle de toi, là.

— Eh bien sans façon. Je préfère encore monter dans ma chambre et taper la causette avec ma peluche Levi Ackerman. Au moins, lui il ne débite pas de bêtise à tout bout de champ.

— Comme tu veux. Mais tu sais ce qu'on dit : les absents ont toujours tort.

Elle accompagne sa phrase avec un clin d'œil moqueur. Argh, ce qu'elle m'énerve ! Je reviens sur mes pas et croise mes bras contre ma poitrine.

— À titre préventif, je reste seulement parce que le dîner est presque prêt.

— Ça va de soi.

Le silence reprend ses droits. Elle termine la composition de la salade en ajoutant des oignons rouges (mes préférés !) et des morceaux de fromages en cube. Je dresse le couvert puis sors une bouteille de Coca Cola. Maman n'aime pas que j'en boive lorsqu'on mange mais ce soir, je suis d'humeur à prendre le gauche. La journée a été rude ; entre la crise de Charlie, la lourdeur de Bill et les piques de Kai, j'ai bien mérité ce petit plaisir. Avec un peu de chance, ce dernier boira à son repas de l'eau tiédasse qui sort du robinet.

— Et voilà que tu te remets à sourire pour aucune raison, commente ma mère en s'installant en face de moi.

Quoi ? Elle ment ! Je suis sûre qu'elle dit ça pour me tester et m'avoir plus facilement dans ses filets. Je ne tomberai pas dans le panneau. Elle dit n'importe quoi. Pourquoi je sourirais alors que je mange ? Je ne suis pas débile !

— Remarque, c'est un beau sourire qui met en valeur ton joli visage, ajoute-t-elle. Ce garçon doit avoir vachement de sex-appeal, pour que tu l'aie autant dans la peau...

Je nuance :

— Ce n'est pas un sourire, mais un rictus. Et par pitié, n'emploie pas ce mot devant moi. C'est gênant.

— Lequel ? Sexe ?

— La, la, la, je n'entends pas ! m'entêté-je en bouchant mes oreilles.

Elle a un rire espiègle.

— Elisabeth Lucy Katherina Dawson, sache que tu ressembles à une vraie gamine.

— Tu peux parler ! C'est toi qui n'arrêtes pas de me provoquer depuis tout à l'heure. Tu ne peux pas me lâcher la grappe deux minutes ?

— Surveille ton langage. Je te rappelle que je suis ta mère.

Et la voilà qui commence à s'agacer à son tour. Eh bien, ce repas entre mère et fille est un pur succès. Non, vraiment, j'adore l'ambiance !

— Franchement, c'est de l'abus de pouvoir, grommelé-je pour moi-même.

La gêne que j'ai éprouvée quand j'ai compris la tournure que prenait cette conversation n'est rien à côté de la rage qui m'assaille désormais. Ma mère est la reine pour me saper le moral, même quand l'atmosphère est sujette à la convivialité. Je n'arrive pas à la suivre. Il y a encore une heure, nous étions accaparées par Charlie et ses sautes d'humeur intempestives. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle se mette à me taquiner sur ma vie sentimentale en rentrant ? Elle ne peut pas faire comme si de rien n'était. Elle ne peut pas juste passer du coq à l'âne comme bon lui semble. C'est injuste.

— Elisa..., risque doucement Maman.

— Quoi ?

— Ma chérie. Ne te renferme pas sur toi-même, s'il te plaît. Pardon, c'est vrai que je n'aurais pas dû t'embêter avec ça. Qui tu fréquentes ne me regarde pas. C'est ta vie privée et je dois respecter le fait que tu aies envie de garder des choses pour toi. Mais tu sais, j'ai besoin qu'on parle ensemble, qu'on ait des discussions comme celles qu'ont les mères avec leurs filles. J'ai besoin de ce contact. Ton frère me manque énormément, je ne veux pas te perdre à ton tour.

— Tu n'as pas perdu Charlie, je contre-attaque d'un ton mordant tandis que la première larme roule sur ma joue. Il ne vit plus avec nous, mais rien n'a changé. C'est toujours ton fils et tu es toujours sa mère.

Je me mens à moi-même. Bien sûr que si, tout a changé. Je suis juste trop lâche pour l'admettre de vive voix ; cela rendrait les choses plus réelles qu'elles ne le sont déjà, et pour l'instant j'ai besoin de croire qu'il subsiste encore un espoir, même infime, qui pourrait faire revenir les choses à la normale.

Eh oui. Ma vie n'est qu'une vaste fumisterie.

Malgré la dureté de mes propos, ma mère ne se démonte pas.

— Bien sûr que oui Charlie est toujours mon fils ! Et il le restera jusqu'à la fin de mes jours. Je l'aime autant que je t'aime, vous êtes les perles de ma vie et sans vous je ne suis rien. Ce que je voulais dire, c'est que je me rends bien compte que ton comportement n'est plus le même depuis quelques jours. Si tu ne veux pas me dire de quoi il en retourne, libre à toi, mais ne me snobe pas comme tu le fais. Ça me fait beaucoup trop de mal, et c'est insoutenable.

C'est insoutenable pour moi aussi, Maman. Moi aussi, je suffoque dans cette maison où chaque affaire, chaque cadre de photos et chaque pièce me rappelle constamment l'absence douloureuse de Charlie. Moi aussi j'aimerais modifier le passé d'un coup de baguette magique et faire en sorte qu'on redevienne la famille que l'on était avant. Dieu sait que je tuerais pour ça ! Malheureusement ce n'est pas possible : Charlie est handicapé, tu n'as toujours pas fait le deuil du départ de papa, et je ne suis pas apte à m'ouvrir aux gens. Pas encore. C'est trop tôt.

J'ouvre la bouche pour exprimer le fond de ma pensée, mais me ravise au dernier moment. Si les mots sortent, j'ai peur de partir en sanglot et de ne plus savoir comment m'arrêter.

Aussi, je reprends contenance et m'autorise un faible sourire.

— Je n'ai pas de petit copain, Maman. Je t'assure, il n'y a personne dans ma vie.

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