chapitre 8
Elisabeth
Ce n'est pas tant le film que les pop-corn qui m'intéressent. J'en pioche cinq d'affilée toutes les minutes, et me goinfre, me goinfre, me goinfre, jusqu'à ce que mon estomac fasse des bruits comme je n'en avais jamais entendu auparavant.
Je suis déçue de cette séance. Le film est bien, mais le fait que je sois assise à côté d'un garçon que je ne connais pas assez et qui tente mille et une approches me dérange un peu. Ça me déconcentre et, de ce fait, je m'ennuie plus qu'autre chose.
Je me surprends à bailler deux fois de suite. Bill est gentil ; d'une voix sirupeuse, il me demande de temps en temps si le film me plaît, et se propose même pour aller chercher de la boisson et des Skittles. Je le trouve un peu lourd, mais je n'ose rien dire. À certains égards, se faire chouchouter par un garçon n'est pas désagréable. Le problème c'est que Bill s'y prend très mal en matière de drague. Non que je m'y connaisse dans le domaine, mais du peu de ce que j'en vois, ce n'est franchement pas sensationnel. J'ai l'impression qu'il se force à prendre les devants et qu'il a quelque chose derrière la tête, mais qu'il ne sait pas de quelle façon mettre à profit ses idées de séduction. Résultat, chaque approche qu'il entreprend se solde par un échec, et pourtant je ne fais rien pour l'en dissuader. À mon avis, je suis la première fille qu'il ose draguer. Oui, c'est ça, je suis le cobaye de ses premiers apprentissages en matière de flirt : si ça porte ses fruits, il réitérera son plan d'action avec une nouvelle fille plus intéressante ; si ça tombe à l'eau, il pourra au moins se consoler en prétextant qu'il n'a rien perdu d'essentiel.
De nouveau, Bill essaie de passer une main maladroite derrière mon cou. Je me dis que cette fois-ci c'est la bonne, mais au dernier moment il finit par ramener son bras contre sa jambe. Tout bien réfléchi, et si c'était moi le problème ? J'ai pourtant pris ma douche ce midi, je ne comprends pas...
Mes yeux se baissent de l'écran géant. À deux rangées en contrebas, Shirley a la tête reposée contre l'épaule de Kai. Elle est focalisée sur le film.
Je pousse un énième soupir.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que j'aille reprendre du pop-corn ? chuchote Bill.
Tu veux bien la mettre en veilleuse et agir, plutôt ? ai-je envie de répliquer.
— Si. Vas-y, réponds-je, ne supportant plus sa présence.
Il sort de la salle, et j'ai l'impression de vivre à nouveau. Comment un garçon peut-il être aussi embarrassant ? Je redoute notre futur rendez-vous. Pourquoi j'ai accepté, déjà ? La prochaine fois – dans l'éventualité où il y en aura bien une – qu'un garçon me proposera un rencard, je réfléchirai à deux fois avant de donner mon accord. Je m'en fais la promesse.
Bien que l'écran affiche une scène faible en luminosité, le soudain rapprochement entre Shirley et Kai ne m'échappe pas. Je crois qu'ils sont en train de s'embrasser. Je suis loin de m'en étonner, ce n'était qu'une question de minutes avant qu'ils ne se bécotent. Je me mets à les fixer. Ce que je vois me rebute, cependant je ne parviens pas à les quitter des yeux. À le quitter des yeux. J'ai un gros problème, sérieux.
Shirley repose sa tête contre Kai et je m'aperçois alors que ce dernier est maintenant en train de regarder dans ma direction. Mon corps est réveillé d'un spasme, tant et si bien que j'ai un sursaut sur mon siège. Et merde, je me suis fait griller.
Kai
Il faut le dire, je me fais chier tout le long du film. Les dessins animés, ce n'est définitivement pas ma came. Je préfère de loin les films d'action, d'horreur, de science-fiction... Putain, tout sauf ça. En plus, les pouvoirs des Indestructibles ne sont pas si ouf que ça. Shirley a des goûts d'enfant, et elle n'est pas la seule si j'en crois le carton que Les Indestructibles 2 a fait dans tout le pays.
Je finis très vite mes pop-corn. J'en pioche quelques-uns dans ceux de Shirley. J'ai encore faim. Mon estomac est insatiable ; il a connu plus copieux comme goûté. Shirley pose sa tête contre mon épaule. Je la laisse faire. Elle sent bon – elle sent la fille, quoi. Ce contact est doux, il me fait ressentir quelques picotements dans le ventre, mais ce n'est pas assez. Il me manque un petit truc, je ne sais trop quoi. Ça viendra avec le temps, pensé-je.
Par acquit de conscience, je prends son visage en coupe et l'embrasse. C'est plus sauvage que nécessaire. Shirley ne dit rien, elle me rend le baiser de la même intensité. Elle aime ça, j'arrive à percevoir son sourire dans l'obscurité. Elle dépose un baiser furtif sur mes lèvres puis revient sur mon épaule. Instinctivement, je tourne la tête et explore du regard les rangées du dessus. Mes yeux tombent alors sur Frida. Quelle surprise de constater que cette dernière me regarde déjà, avec un air mi-horrifié mi-circonspect sur le visage. Elle n'a pas le temps de détourner le regard. C'est trop tard, je l'ai prise en flagrant délit. Elle était en train de nous observer. Non, mieux ! Elle nous a regardés nous embrasser. Rien que d'y penser, je suis pris d'un petit rire. C'est qu'elle a un penchant pour le voyeurisme ? Je ne l'aurais pas cru, tiens...
Je me retourne vers le film avec une pointe d'amusement. C'était plutôt rapide, cependant j'ai eu le temps de remarquer que le gros lourd avec Elisa n'était plus là. Ce mec prend ses rêves pour des réalités. Concrètement, il n'a aucune chance avec elle – et je ne me base pas sur le fait qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau à un raton laveur imbibé de boue. Personne n'a ses chances avec elle. Elle est beaucoup trop bornée pour sortir avec quelqu'un. Il n'y a qu'à voir comment elle se comporte avec les gens. Dans chaque circonstance, elle demeure gênée et sur la défensive, à la limite de l'implosion. C'est comme si elle haïssait le monde entier et qu'elle préparait un sort à celui qui aurait le malheur de s'approcher d'elle. C'est un peu abusif. J'ignore ce qui l'a poussé à adopter ce comportement mais une chose est sûre : là où Shirley voit tout le temps le verre à moitié plein, Elisa ne le voit toujours qu'à moitié vide.
C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je me suis permis d'entamer un jeu ambigu avec elle. En la narguant, son cerveau se chauffe à blanc et je réussis toujours à obtenir une once d'émotion de sa part, autre que la colère ou l'agressivité. Lorsque je lui ai dit que je ne regrettais pas notre baiser, phrase qui a sonné plus vraie que je ne l'aurais pensé, Elisa a été prise au dépourvu. Et c'était tout ce que je souhaitais : entrevoir cette flamme de doute et de désir dans ses yeux. Cela n'a duré qu'un instant, mais je suis certain de ce que j'ai vu. Elisa est peut-être effacée, voire parfois carrément à côté de ses pompes, je sais qu'elle a des sentiments et tout ce dont une fille de son âge ressent. En d'autres termes, elle n'a pas un cœur de pierre comme elle aime tant le prétendre.
Elle a simplement assez de tempérament pour feindre un désintérêt continuel. Pour ça, elle est très forte. Si Shirley n'a toujours rien remarqué à notre manège, c'est parce qu'Elisa joue si bien le jeu qu'il est difficile de croire que cette fille est celle que j'ai embrassée à la soirée Halloween l'année dernière... Bon, évidemment mon talent de comédien y est aussi pour quelque chose. Mais je l'admets, plus j'apprends à connaître Elisa et plus elle n'en finit pas de me surprendre. J'en rigolerais presque, mais il y a un truc qui me chiffonne...
Sérieux, comment a-t-elle pu dire oui aux avances de Raton laveur ? Raton laveur, quoi ! Le type a encore la voix qui mue et une horrible frange qui lui retombe sur les yeux. On dirait une version ratée de Justin Bieber. Une vraie tête de pignouf, sans déconner. En plus, il va au cinéma seul. Qui fait ça ? Bon. Peu importe. Comme je l'ai dit, ce mec n'a aucune chance. J'espère être présent lorsqu'elle l'enverra bouler. Ça risque d'être très drôle.
En parlant de ça. J'ai beau me creuser la cervelle, je ne me souviens pas avoir jamais vu Elisa sourire ni rire. Pas même en compagnie de Shirley, avec qui elle est censée être Best Friends Forever. Je me demande quand est-ce qu'elle est heureuse – si elle l'a déjà été. Cette meuf est une énigme. Frida, ou la fille qui murmurait à l'oreille de la nature. Je n'aime pas la curiosité qu'elle fait naître à mon égard, mais si je pouvais savoir au moins une fois, de manière limpide, ce qui lui passe par la tête, ça m'enlèverait un poids avant d'aller dormir. Car il est incontestable qu'elle ne doit pas penser comme les autres, sans quoi elle serait bien plus sociable avec le peuple. N'est-ce pas ?
Au pire, qu'est-ce que j'en ai à faire ?
Sauf que si, j'en ai quelque chose à faire. Frida est la meilleure amie de Shirley, et par conséquent, si je ne réussis pas à l'avoir dans la poche, elle risque de tout foutre en l'air dans ma relation. Je me plais bien avec Shirley. Je veux dire, même s'il n'y a pas encore cette étincelle entre nous, je trouve ça cool qu'on puisse se voir régulièrement, avec les affinités en prime. Ce serait bête si quelque chose – quelqu'un – venait gâcher ça.
J'ai déjà eu des petites copines, certaines avec qui je suis resté plus longtemps que d'autres, même si je ne suis tombé amoureux d'aucune d'entre elles. J'ai aussi eu ma période de petite frappe entre seize et dix-sept ans, période où les mecs sont poussés à avoir le plus de relations simplement pour ne pas passer pour un fumier. Bien sûr, j'en ai profité pour acquérir de l'expérience auprès de la gent féminine. Mais à présent que j'ai dix-huit ans, je considère ce comportement puérile. En plus de la perte de temps, ça ne m'a apporté que des prises de tête. La plupart n'étaient que des casse-pieds superficielles qui ne pensaient qu'à leur manucure et leur réputation qu'il fallait garder à tout prix intact. C'est simple, elles se servaient de moi pour leur image, et je me servais d'elles pour combler mes nuits. Je n'ai jamais compris pourquoi à mes côtés, ces filles se sentaient plus populaires, plus intrépides et plus sexy. Ce n'est pas comme si moi-même je l'étais, populaire, intrépide, sexy... Quoique, pour le dernier point, rien n'est moins sûr.
Ce que j'aime avec Shirley, c'est qu'à l'inverse de toutes ces filles, elle ne pète pas de câble pour un rien et ne s'intéresse pas à ce que peuvent penser les autres d'elle. Ce n'est pas son genre. Elle fait ce qui lui plaît quand ça lui chante, et tant pis si quelqu'un trouve quelque chose à redire. Elle est si loin de tout ça que rien ne semble l'atteindre. Cette attitude force le respect. Avec moi, elle est spontanée, énergique, et souvent très hyperactive sur les bords, mais jamais elle ne part au quart de tour. Pas de crise de jalousie, pas d'engueulade, pas de possessivité. Notre relation est entièrement basée sur le laxisme. Je crois que c'est en partie ce qui m'a attiré chez elle, quand on échangeait sur internet. Quel homme ne rêverait pas d'une femme qui n'est pas chiante ?
La sonnerie d'un téléphone s'élève et résonne dans toute la salle ; du hard-rock, en plein solo de batterie. Je comprends qui est son propriétaire avant même de me retourner. Shirley m'imite.
Tiens. Raton laveur est de nouveau parmi nous, avec trois nouvelles friandises dans les mains. Bourre-toi de sucre, l'ami, ça t'occupera un peu. Sur le siège d'à côté, Elisa s'active pour répondre à son coup de fil inopportun. Pourquoi ne raccroche-t-elle tout simplement pas ? Ça serait plus logique.
— Chuuuut ! fait quelqu'un dans une des rangées du fond.
Mais elle n'y prête pas attention. Shirley me chuchote :
— Ça doit être une urgence. Elle ne se permettrait pas de déranger comme ça, en temps normal.
Je lance une œillade à Frida. Elle est toujours en train de murmurer à la personne au bout du fil. C'est alors que je vois son visage se déformer par la peur. Bientôt, elle brade le paquet de bonbons que Raton laveur lui a passé une seconde plus tôt (quel gros naze) et se lève précipitamment. Ses gestes traduisent sa panique : elle se cogne contre les jambes des autres pour sortir de la rangée, puis manque tomber en dévalant les escaliers.
Quand elle quitte la salle à toute vitesse, je comprends que Shirley dit vrai. Il y a une urgence, et pas n'importe laquelle.
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