chapitre 7
Elisabeth
Les mots résonnent encore dans ma tête trois jours après cette fameuse soirée. Qu'est-ce qui te fait croire que je regrette ? Non mais, sérieusement ? Il n'aurait pas pu trouver mieux, comme bobard ? Encore une chance que j'ai eue le réflexe de m'en aller quand Kai m'a dit cela, faute de quoi il y aurait eu de grandes chances pour que j'explose de rire devant lui – un rire nerveux, certes.
Je sors faire un tour de vélo pour m'aérer les idées. Je roule en direction de la cabane. Comme d'habitude, je me prends à observer le paysage, qui n'a pas changé d'un iota depuis la dernière fois et que je connais comme ma poche.
Je penche le guidon et débouche dans une nouvelle rue. Je sais exactement chaque bâtisse qui s'y trouve : à gauche, une ancienne laverie qui a été réhabilitée en un salon de jeux ; à droite, la maison d'un tueur qui, selon les rumeurs, est aujourd'hui derrière les barreaux. Et au fond, un mini terrain que je connais on ne peut mieux, pour y avoir passé bon nombre de journées lorsque j'étais plus petite.
Enfin, le parc apparaît à l'horizon. Je pédale à fond de train puis m'arrête sur le bas-côté. Au même moment, mon téléphone se met à sonner. Pas besoin de regarder l'écran pour savoir qui est le correspondant.
— Oui, Shirley, dis-je en décrochant.
— Elisa, où tu es ?
— Je viens d'arriver à la cabane. Je comptais justement t'appeler. Tu viens ?
Des bruits grésillent au bout de la ligne. Une voix chuchote quelque chose à ma meilleure amie, à moins que ce soit moi qui me fasse des films.
— Euh, en fait, j'ai un autre plan à te proposer, relance Shirley après un moment de silence. Ça te dit, un petit ciné ?
— Quand ?
— Tout de suite. Ils passent encore Les Indestructibles 2. Depuis le temps qu'on voulait aller le voir. Allez, Elisa, tu ne peux pas dire non !
Elle met beaucoup trop d'enthousiasme pour que j'accepte sa proposition, c'est un peu suspicieux...
Bon, peu importe. Ce n'est pas comme si j'allais refuser. J'attends depuis gosse de voir la suite de ce merveilleux animé !
— C'est d'accord, dis-je. J'arrive dans dix minutes.
— Super. À tout de suite !
Pour une raison qui m'échappe, j'ai un mauvais pressentiment concernant cette séance au cinéma. Mais je le refoule aussitôt. Que peut-il m'arriver de mal, si ce n'est un kilo en plus sur la balance causé par un format de pop-corn XL ?
*
Le cinéma est presque vide. Ça m'étonne un peu, car en été les places se vendent généralement comme des petits pains.
Shirley se trouve devant le marchant de pop-corn. Je la rejoints illico.
— Salut ! Je nous ai pris nos pop-corn et nos places, dit-elle alors que le vendeur lui tend trois paquets. Ne me remercie pas. Tu me payeras le prochain menu au Sam's Paradise.
Je hoche la tête. Ça m'a l'air équitable, comme accord.
— Pourquoi trois pop-corn ? Tu as aussi faim que ça ? demandé-je d'un air goguenard.
— Le troisième n'est pas pour nous, répond-elle simplement en haussant les épaules.
— Il est pour qui, alors ?
— Pour moi, répond une voix masculine dans mon dos.
Il a, naturellement, cette drôle de voix qui me met dans tous mes états. Colère. Embarras. Timidité. Trac. Ce sont toutes ces émotions qui m'assaillent lorsque je me retourne vers Kai.
— Qu'est-ce que tu fais i...
Je me heurte brusquement à son torse. Eh merde. J'ai un mouvement de recul. Je ne m'attendais pas à le voir aussi proche de moi. Je relève la tête et le toise du regard.
Fidèle à lui-même, il porte une tenue simple mais qui le rend séduisant, et arbore une expression impassible. Il est aussi de la partie, je présume. Comme quoi, mon instinct ne se trompait pas : il y avait bien une faille derrière cette invitation soudaine au cinéma. Mais pourquoi Shirley ne m'a pas précisé qu'il serait là ?
Contrariée, je marmonne dans ma barbe. Qu'il ne prenne pas trop l'habitude d'être convié à chacun de nos rendez-vous entre filles. Il n'est pas notre ami – tout du moins, pas le mien.
— Elisa, j'espère que tu n'es pas trop déçue que Kai soit là ? s'enquiert Shirley avec espoir.
— Non, nié-je. Ça ne me dérange pas.
À ce stade-là, mon nez va pousser comme celui de Pinocchio.
— Je me suis dit que ce serait cool qu'on se revoit à trois, étant donné que la dernière fois s'est terminée prématurément..., se justifie-t-elle tandis qu'on se faufile dans la queue devant la salle. J'ai vraiment envie que vous vous entendiez bien. Ce serait bête que vous vous détestiez, pas vrai ?
Elle parle sur le ton de la rigolade, mais ce qu'elle ignore, c'est qu'elle n'est pas loin de la vérité.
— Ne t'inquiète pas, il n'y a aucun malaise, la tranquillise Kai. Tu confirmes, Elisa ?
— Ouais, ouais.
— Parfait ! s'extasie Shirley. Vous pouvez tenir les pop-corn ? Je dois aller aux toilettes avant que le film commence.
Elle n'attend pas notre réaction pour nous fausser compagnie. Une fois encore, je me retrouve seule avec Kai. Je crois que ne m'y habituerai jamais. On dirait que Shirley le fait exprès afin qu'on devienne les meilleurs amis du monde. Elle aura beau le vouloir de toutes ses forces, ceci est impossible. Pas après ce que nous avons commis. Pas alors que je ressens à la fois cette envie de le gifler et de l'attirer contre moi.
Kai fourre ses mains dans ses poches.
— Si ça peut te rassurer, moi non plus je n'étais pas au courant que tu serais là.
Je le croirais volontiers... s'il n'avait pas ce petit sourire idiot imprimé sur les lèvres. Il me fait marcher, ce n'est pas possible !
— Epargne-moi ton humour douteux, maugrée-je. Je n'ai pas du tout la tête à ça.
— Tu n'as jamais la tête à rien. Et ce n'est pas de l'humour, Frida. Pourquoi tu ne me crois jamais quand je dis un truc ? C'est fou, ça !
Je croise son regard. Il a l'air soudain très sérieux. Bon, peut-être qu'il ne ment pas, après tout.
Les secondes s'égrènent. Je ne sais plus depuis combien de temps Shirley est partie. Est-ce qu'elle est vraiment allée faire la grande commission dans des toilettes publiques ? Elle en a du cran ! Mes bras s'engourdissent alors je dépose les pop-corn au sol. De son côté Kai est en train de pianoter sur son IPhone. Je le regarde du coin de l'œil : il est sur l'application Twitter. Un tweet semble d'ailleurs l'amuser, puisqu'il s'esclaffe de bon cœur. J'aime entendre la manière dont il rit – un timbre rauque et sucré, très doux pour mes oreilles. Mais ça, je ne l'avouerai sous aucun prétexte. Je préfère encore mourir sous les roues d'un tracteur.
Je sens qu'on me tapote l'épaule. Je pivote sur mes talons.
Un garçon de mon lycée me fait face. Il s'appelle Bill ; on a été dans la même classe deux années de suite au collège. C'est un gars plutôt discret, comme moi, qui ne lève la main que pour donner la bonne réponse. Nous avons déjà échangé quelques phrases ensemble, mais c'était seulement pour le bien d'un travail en commun. Je suis étonnée qu'il ait le cran de m'interpeller en dehors du bahut. Même s'il est plutôt mignon (grand, mèches blondes et dents droites), ce n'est pas le genre à converser avec les filles. Il paraît même qu'il déteste l'espèce humaine ! Ce ne sont que des rumeurs mais, qu'il vienne au cinéma seul ne confirmerait-il pas à moitié ces bruits de couloirs ?
— Salut, Elisabeth. Tu vas bien ? me demande-t-il avec un sourire affable.
Je le sens plus assuré que dans mes souvenirs. En outre, sa voix est plus grave qu'avant. Les vacances changent les gens, il n'y a pas de doute.
— Oui, ça va, réponds-je timidement.
— Tant mieux. C'est cool que tu viennes regarder Les indestructibles 2. J'ai adoré le premier ! Pas toi ?
— Euh, si...
Bill regarde Kai comme s'il venait tout juste de se rendre compte de sa présence. Kai le regarde aussi, une lueur un peu plus féroce dans les yeux. Il est hautain avec tout le monde, je commence à cerner le personnage.
— Vous êtes ensemble ? a le malheur de demander Bill.
— Non ! dis-je un peu trop précipitamment. On est... c'est juste une connai...
— Je suis son cousin, intervient promptement Kai. Cousin du côté de sa mère. Cent pour cent cousins germains, pas vrai, cousine chérie ?
Et il passe son bras autour de mon cou pour appuyer son propos. J'ai une furieuse envie de lui mettre un coup de poing. Je ne sais pas à quoi il est en train de jouer, mais ça m'agace. Même pas dans ses rêves j'accepterais cet énergumène dans ma famille !
Je pince discrètement l'avant bras de Kai pour qu'il s'écarte, lui arrachant au passage un petit gémissement de douleur absolument pas viril.
— Ouais, du coup c'est mon cousin germain..., n'ai-je pas d'autre choix que de dire.
Je me tortille d'un pied sur l'autre. Mon mensonge est aussi éloquent qu'un enfant de sept mois à qui on apprendrait les verbes irréguliers. Pour autant, Bill est si concentré sur Kai qu'il ne remarque pas mon embarras.
— Je vois, dit-il. Et d'où tu viens ? lui demande-t-il ensuite. Je crois que je ne t'ai jamais vu dans le coin.
— Oh, j'habite un peu plus au nord, ceci explique cela.
— Ah oui ? Où ça dans le nord ?
— Euh... Nashville, dans le Tennessee.
— Je sais où se trouve Nashville, merci.
Waouh, je rêve ou Bill cherche la petite bête ? Depuis quand est-il aussi... brutal ? Connaissant Kai, cela va causer pas mal de grabuge. Par pitié, qu'ils me laissent loin de leur combat de coq !
Alors que je m'apprête à m'éloigner d'eux et de leur testostérone débordante, Kai me surprend en répliquant avec un accent sur joué :
— Désoley, j'ai po l'habitoude qu'on me pose la queshtion. Chez nous, à Nashville, on posse notre temps à donser et picouler, alors tu sais, la géographie n'est pas notre prioritey.
Je me mordille l'intérieur de la joue pour réprimer un rire. OK, j'avoue qu'il est très drôle quand il fait le pitre. Cela dit, je ne lui donnerai pas la satisfaction de le lui faire savoir.
Si Bill nous soupçonne de quelque chose, il ne nous en fait pas part.
— Je vois. Sinon, Elisabeth, ça te dit qu'on se revoit un jour, rien que tous les deux ?
J'ai un hoquet de surprise. Il me fait du rentre dedans ou bien je rêve ? Depuis quand est-ce qu'un garçon me drague ? Il y a encore à peine deux secondes, je pensais que Bill était misanthrope, et ce bien plus que moi. Comprenez que ça prête à confusion !
Kai rit sous cape devant ma panique croissante. Le salaud.
— Euh... eh ben, c'est que..., je bafouille.
Les garçons attendent que je termine ma phrase. Je ne sais pas quoi répondre de concret. Bill me propose un rencard, et c'est gentil de sa part, vraiment, mais en ai-je vraiment envie ? Je ne parviens plus à réfléchir correctement ni à remettre de l'ordre dans mes idées. Et le fait que Kai soit présent n'aide en rien les choses.
Il faut que j'agisse en conséquence.
Sans même réaliser ce que je fais, ma bouche s'ouvre et je déclare :
— Oui, c'est d'accord. Je veux bien qu'on se revoit, Bill.
Le sourire de Kai pâlit et Bill ouvre grand ses yeux. Si j'en crois leur réaction, aucun ne s'attendait à ce que je dise oui. Tant mieux. Pour une fois que c'est moi qui joue sur l'effet de surprise, je me permets de savourer ce moment.
— Oui ? répètent-ils en chœur.
— Oui, approuvé-je.
Et tandis que Bill me gratifie d'un air qui se veut conquérant, Kai me jauge d'un œil indéchiffrable. Tu ne pensais pas que j'en serais capable, hein ? C'est mal me connaître. Moi aussi je peux me montrer imprévisible quand je veux.
Shirley revient au moment où on ouvre la porte de la salle de projection. Ses longs cheveux ont été attachés en une queue de cheval et elle a passé un coup d'eau sur son visage. Je ramasse les pop-corn par terre et distribue à Kai et Shirley les leurs.
— Je t'attends à l'intérieur, lance Bill à mon oreille avant de s'engouffrer dans la salle.
J'acquiesce en silence. Je n'avais pas prévu de regarder le film avec lui, mais dans l'immédiat je suis prête à tout pour échapper à Shirley et Kai ainsi qu'aux mille et une chandelles à tenir en leur compagnie.
— J'ai raté quelque chose ? veut savoir Shirley, qui a suivi mon petit échange avec Bill.
— Je t'expliquerai plus tard.
— D'accord.
Une fois dans la salle, Kai prend Shirley par les hanches et lance en direction de Bill et moi :
— Laissons les deux tourtereaux ensemble. Ils ont sûrement beaucoup de choses à se dire.
Mon amie n'a pas le temps de réagir : en deux temps trois mouvements, il l'a conduit dans les rangées du bas et Bill m'invite à prendre place un peu plus en haut, sur le côté. C'est lorsque les lumières s'éteignent que la voix de Kai me revient en tête. Laissons les deux tourtereaux ensemble, ils ont sûrement beaucoup de choses à se dire. C'est officiel : je le déteste encore plus.
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