Chapitre 6

Elisabeth


La fête continue. Il est maintenant deux heures du matin. J'attends de pied ferme dehors, sur la terrasse, que Shirley se réveille pour qu'on puisse y aller. Je crois que sa sieste s'est transformée en nuit de sommeil, ce qui ne m'enchante pas car, là tout de suite, j'ai envie d'être partout, sauf ici.

    Le jardin de Fabianna est disproportionné au reste de la propriété. Tandis qu'il est long et de taille moyenne, la maison est large et haute sur trois étages. Elle est si grande que l'on doit probablement crier pour pouvoir se faire entendre si on a le malheur de ne pas être dans la même pièce. Je n'ose pas imaginer le travail monstre que doivent faire les femmes de ménage chaque semaine pour la garder intacte. En comparaison, ma maison est beaucoup plus simpliste et sobre, mais au moins, elle reste bien plus pratique au niveau des tâches ménagères. 

    J'inspecte la petite balançoire dans le fond de la pelouse : elle a dû connaître des jours meilleurs, si l'on en croit la rouille qui borde ses fixations et les sièges craquelés. Alors que je pense à Fabianna, petite, en train de se balancer dans les airs, un verre se brise à l'intérieur de la maison. Les bavardages s'arrêtent le temps d'une... deux... trois secondes, puis tout le monde se remet à crier comme si de rien n'était. La fête bat son plein. J'enfonce mes écouteurs dans mes oreilles ; je les ai pris avec moi au cas où le bruit de la fête finirait par me monter au cerveau. Faut croire que j'ai visé juste.

    La musique que je lance sur Spotify commence doucement. J'ai opté pour un morceau de Nirvana, histoire de remonter un peu dans le temps. Quelques secondes plus tard, l'instrumental monte en crescendo et fait pulser la batterie à son paroxysme. Je mets le volume de mon téléphone à son maximum pour ne plus entendre qu'elle et rien d'autre. Mon corps s'harmonise avec la mélodie. Mon pied droit et mes mains se réveillent et, bientôt, je m'invente une batterie pour faire taper des baguettes invisibles devant moi.

    Cette sensation d'euphorie ne m'est pas étrangère. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours adoré jouer de la batterie. À mes neuf ans, Maman m'en a offert une de couleur rouge et blanche avec des étoiles dessus. C'était la première fois que j'avais le droit à un cadeau aussi cher, mais sa valeur était plus sentimentale que tout autre chose. Je l'ai baptisé Red Sky en hommage au film d'action du même nom que j'avais vu plus tôt dans la journée. De fait, je n'ai plus jamais quitté Red Sky pendant de longues années. Chaque soir après l'école, et ce de l'école primaire jusqu'au début du lycée, je m'entraînais à répéter des partitions pour expérimenter mon style. Lors des vacances scolaires, j'avais plus de temps donc j'en profitais pour composer mes propres symphonies. Honnêtement, je ne compte plus le nombre de fois où j'ai improvisé des partitions. Un soir, je me suis enregistrée pour voir ce que cela donnait. Quand j'ai fait écouter le résultat à ma mère, celle-ci s'est écriée : « Oh, mais c'est super chouette ! Il faut absolument que ton frère écoute ça ! ». Je sais qu'elle a dit ça plus par soutien que par réel intérêt ; elle n'a jamais été fan des instruments à percussion, ni des instruments tout court, d'ailleurs. Charlie, lui, a montré beaucoup plus d'entrain pour me féliciter. Il est même allé jusqu'à publier mon enregistrement sur tous les réseaux sociaux qu'il possédait à l'époque. Comme les retours de ses amis étaient plutôt positifs, j'ai composé de nouveaux covers et me suis perfectionnée au fil des années. Aujourd'hui, je peux jouer Runaway de Bon Jovi les yeux fermés. Si ça, ce n'est pas une évolution !

    Enfin bref, tout ça n'a plus aucune importance désormais. Le fait est que je n'ai plus le courage de battre comme autrefois. Comme bien d'autres choses, j'en ai perdu toute envie depuis l'accident de Charlie.

    Quelqu'un me tape dans le dos. J'interromps brusquement ma batterie imaginaire et me retourne. C'est Kai. Je n'avais même pas remarqué qu'il m'avait rejoint.

    Mon trop-plein d'énergie s'évanouit dans la seconde.

—     Qu'est-ce que tu veux ? demandé-je en retirant mes écouteurs.

—     Qu'est-ce que tu fabriques ici, toute seule ?

    Répondre à une question par une autre question. C'est du Kai tout craché, ça !

    Il s'assoit à côté de moi. Je mets mes mains dans mes poches et hausse les épaules, en prenant soin de m'écarter de dix bons centimètres de lui. Je sais d'expérience que tout part en vrille dans ma tête quand on a le malheur de se tenir trop proche.

—     J'écoutais de la musique, déclaré-je au lieu de l'ignorer.

—     Quel genre de musique ?

—     Du rock.

—     Frida aime le rock ? Je n'aurais pas cru, tiens.

—     Il y a une infinité de choses que tu ne sais pas de moi.

    Mon ton sec a pour but de le faire partir, mais Kai ne l'entend pas de cette manière.

    Au contraire, cela enhardit même sa curiosité. Il arque un sourcil, l'air interrogateur, et me lance :

—     Et si on faisait connaissance, toi et moi ?

—     Je ne crois pas, non.

—     Pourquoi ça ?

—     Tu es le petit copain de ma meilleure amie.

    Comprendre : éloigne-toi de moi le plus possible, car tu m'attires beaucoup plus que tu ne le devrais.

—     Je suis au courant, merci, dit Kai sur un ton factuel.

    Puis il ajoute aussitôt :

—     On peut très bien faire connaissance sans que ce soit un délit, Frida. Tu connais l'adage : mieux vaut se rapprocher des amies de sa copine si on veut espérer une relation dans la prospérité. 

—     Tu viens d'inventer cette phrase, le réprimandé-je. Et puis je t'ai déjà dit que je ne voulais plus que tu m'appelles comme ça.

—     Toutes mes excuses, ma langue a fourché.

    Pourquoi est-il obligé de parler de sa langue ? Maintenant, des images de ce qu'il pourrait faire avec me viennent à l'esprit, c'est malin.

    La voix de Kai me ramène vite au moment présent.

—     Alors. Une batteuse, c'est ça ? m'interroge-t-il.

—     À peu de chose près, oui.

—     Depuis combien de temps ?

—     Longtemps.

—     Tu ne sais pas prononcer plus de dix mots dans une phrase ou quoi ?

—     Si.

    Il pousse un soupir las. Nous ne parlons plus pendant un long moment. Pour ne pas croiser son regard par inadvertance, mes yeux se baladent un peu partout dans le jardin et même plus loin encore. Dans la rue la plus proche, une moto est garée sur la chaussée. Une moto comme je les aime : imposante, rapide et noire.

    Kai capte mon regard.

—     C'est la mienne, m'informe-t-il alors. Une...

—     ... Harley-Davidson Sportster 1200 Forty-eight, terminé-je à sa place. Oui, je connais bien ce modèle.

    Ses yeux s'agrandissent comme ceux d'un Hibou, traduisant une surprise plus qu'évidente. Abandonnant son air espiègle, Kai me fixe d'un regard incrédule.

—     D'où tu sais ça, toi ?

—     Je fais aussi de la moto – enfin, j'en faisais, il fut un temps...

    Il semble émerveillé de l'apprendre. Une pointe de fierté m'envahit. Ce n'est pas tous les jours que j'impressionne un garçon. Et puis, il faut bien reconnaître que le résultat n'en est que plus satisfaisant quand le garçon en question s'appelle Kai.

—     Eh ben. Tu caches bien ton jeu, tu sais. Le rock, la batterie, la moto... La prochaine fois, ce sera quoi ? Roter toutes les lettres de l'alphabet ?

—     Qui sait. Et toi, quels sont tes hobbies ?

    Qu'on soit bien clair, je lui pose cette question uniquement dans le but qu'on ne parle plus de moi. Juré, craché.

    Kai cherche quelque chose dans la poche de sa veste. Il en ressort un briquet et un paquet de cigarettes. Tandis qu'il en allume une et qu'il recrache un panache de fumée, je l'observe en me fustigeant de trouver cela sexy.

—     J'aime l'audiovisuel, m'avoue-t-il enfin. Tourner des séquences, jouer devant ou derrière la caméra, faire des montages... Tout ça, tout ça, quoi.

    Assez bizarre de visualiser Kai derrière un ordinateur en train de manier un logiciel du type Media Composer, mais bon, pourquoi pas. Quand on sait que certains n'ont pas le luxe d'aspirer à exercer tel ou tel hobby...

—     Rien d'autre ?

—     Non. Le reste, j'appelle ça plutôt des projets.

    Bon, je l'avoue, là il a piqué ma curiosité.

    Je lui demande de développer, ce à quoi il me répond :

—     Des projets d'avenir. Concernant ma famille, mon travail et tout ce qui va avec. J'aimerais trouver un bon job qui me permette d'aider mes parents. Je veux dire financièrement. Ils ne roulent pas sur l'or, tu vois. Ils comptent sur moi. Surtout ma mère en fait ; elle n'arrive pas à joindre les deux bouts depuis le divorce.

—     Oh, tes parents sont divorcés ?

—     Ouaip.

    Il inhale une nouvelle bouffée de fumée. La nicotine titille mes narines et je dois me faire violence pour ne pas déguerpir tant je déteste cette odeur. Bizarrement, mon envie de continuer cette discussion prend le dessus sur tout le reste.

—     Je suis désolée pour toi..., dis-je. Mes parents n'étaient pas mariés mais mon père est parti quand j'avais cinq ans, du coup je vis un peu les mêmes circonstances.

—     Tu as gardé contact avec lui ?

—     Non. Il nous a laissé tomber du jour au lendemain et il a refait sa vie quelque part je ne sais où. Je n'ai plus de nouvelles de lui depuis un bail.

—     Il te manque ? hasarde Kai.

    J'ai un haussement d'épaules. Je n'aime pas trop évoquer mon père car pour moi, cette époque appartient au passé.

    Et pourtant, je ne peux m'empêcher de me confier à lui :

—     En fait, pas vraiment. Plutôt que de me morfondre de son absence, j'ai appris à vivre dans un foyer qui ne comportait aucune figure paternelle, mais à la place un frère aimant et une mère protectrice. Du coup, je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir perdu quelqu'un. Est-ce que ça fait de moi une sans-cœur ?

—     Pas du tout. On sait tous qu'avoir deux parents renvoie l'image d'une famille saine et rayonnante, mais tout ça ce sont des cracks. Parfois, vaut mieux un divorce ou une séparation que de voir des parents ensemble mais qui se disputent jusqu'à ce que mort s'ensuive. Un foyer détruit, c'est un foyer dans le chaos. En pensant de cette façon, ça m'aide à voir le bon côté des choses, tu devrais en faire autant.

    Mon corps se fige encore plus qu'il ne l'était déjà. Les mots de Kai sont profonds, presque poétiques. Ce soir, quand il parle, c'est comme s'il n'avait plus aucun filtre. Comme s'il était enfin enclin à montrer son vrai visage et les faiblesses qui le consument, mettant de côté tous simulacres. Ce changement de comportement n'est pas négligeable. Pour être honnête, je n'aurais jamais pensé percevoir autant de maturité dans ses propos. Je découvre un nouveau pan de sa personnalité et je dois admettre que cela me plaît. Il n'est pas comme je le pensais, peut-être que l'ai jugé trop vite. Ou alors, cet élan de sagesse n'est que passager. Je ne sais pas. Je n'espère pas.

    Soudain, les lumières à l'intérieur de la maison s'éteignent. C'est le moment que choisit Kai pour se tourner vers moi et me regarder. J'en fais de même. Même dans le noir de la nuit, je réussis à voir les éclats dans ses yeux et le petit sourire qui fend son visage. Mon ventre se contracte. Qu'importe ce que je pense de lui, c'est incontestable : il me met dans tous mes états. Je n'ai jamais ressenti ces sensations, à la fois douces et brutales, en présence d'un garçon. Jamais. Kai est non seulement la source de mes désirs, mais aussi celle de mes tourments et de ma plus grande peur. La peur de perdre le contrôle et de ne plus jamais savoir comment la récupérer.

    C'est mauvais signe. Je dois me reprendre. Mon cerveau n'a plus qu'un seul mot en tête : Shirley. Shirley, Shirley, Shirley...

    Aussi, je dois lui demander quelque chose afin de me délivrer de mes doutes une bonne fois pour toute.

—     Pourquoi tu m'as embrassée, Kai ?

—     Je te l'ai déjà dit : je ne savais pas que c'était toi.

    Comprendre : autrement je n'aurais jamais fait une chose pareille. Tu n'es pas mon genre. J'ai connu beaucoup mieux, comme fille. Mais ça tu le sais déjà, non ?

—     Quand bien même, dis-je en chassant la petite voix dans ma tête. Tu ne t'es toujours pas excusé pour tes actes.

—     Faut-il vraiment que je le fasse ?

    Au ton qu'il a employé, je comprends qu'il n'est pas prêt à faire amende honorable.

—     Tu es le plus en tort, insisté-je. Tu n'aurais pas dû embrasser une fille sans t'assurer que c'était celle que tu désirais. Alors oui, il faut que tu t'excuses.

—     T'es sérieuse ? C'était il y a un an, Elisa, il y a prescription ! s'emporte-t-il alors qu'il jette sa cigarette dans le pot de fleurs à côté de lui. Pourquoi remettre ça sur le tapis ce soir ? Je pensais que tu avais oublié, depuis le temps.

   Comment oublier celui qui m'a donné mon premier baiser ? ai-je envie de répliquer. Sur ce point, j'imagine qu'il n'est pas au courant, étant donné qu'il ne connaît rien de ma vie privée. Cependant, si je lui disais la vérité, j'espère qu'il prendrait la chose autrement et qu'il se rendrait compte à quel point cela compte pour moi. Après tout, le premier baiser d'une fille, ce n'est pas rien.

—     Pourquoi ? soufflé-je en désespoir de cause.

—     Pourquoi quoi ?

—     Pourquoi ne veux-tu pas reconnaître tes torts et juste t'excuser ? On sait tous les deux que c'était une erreur et qu'on regrette. Un pardon, ce n'est pas la mer à boire. Accepte la réalité des choses.

    Une phrase. Il suffit d'une simple phrase, avant que tout prenne une nouvelle tournure dans ma vie.

—     Qu'est-ce qui te fait croire que je regrette, Frida ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top