chapitre 40

Shirley



—    Je suis réel ?

—    Non.

—    Irréel, du coup ?

—    Ben oui.

—    Un personnage de film ?

—    Non.

—    De série ?

—    Non plus.

—    Bah de quoi, alors ?

—    Si on te le dit, ce n'est plus du jeu, Bill !

—    Argh. Un vrai casse-tête chinois, ce truc. Vous êtes sûres que vous ne pouvez pas m'aiguiller ?

—    C'est non négociable, Poussin, dis-je avec un air amusé.

    Mon copain se mordille la lèvre, il est en pleine méditation. J'adore jouer au jeu Qui est-ce avec lui et Elisa. Les voir prendre le mors aux dents en est presque jouissif. Ils ont beau être concentrés, ils sont complètement à côté de la plaque ! Tout le monde sait qu'il faut être réactif pour pouvoir gagner rapidement. Un peu comme moi, quoi. Cela dit, je joue à ce jeu depuis que j'ai quoi, cinq ans ? Mon niveau d'expertise atteint des sommets. Je suis juste imbattable !

    Je nargue Bill en jouant des sourcils, tandis qu'Elisa hausse les épaules. Non, nous ne sommes pas près de lui révéler le personnage inscrit sur son front, eh oui, c'est follement amusant de le voir se creuser la cervelle pour si peu. Car le nom qu'il doit trouver n'est autre que Bob l'éponge ! Ça va, j'ai été gentille avec lui. J'aurais pu lui mettre « Crotte » ou « Bite » rien que pour ajouter du piment à la situation. Concernant Elisa, nous lui avons mis au défi de trouver le mot « Alpaga » – ne me demandez pas pourquoi, c'était une idée de Bill. La pauvre a donné le nom de tous les animaux sans jamais trouver celui en question. Et puis au bout de dix minutes, elle a finalement demandé qu'on passe son tour.

    Il est clair qu'Elisa n'est pas au meilleur de sa forme. De retrait dans le jeu, je la sens triste et morose. Certes, mon amie est comme ça, du genre introvertie et calme, un peu dans sa bulle. Mais je ne me fais aucune illusion : elle s'est furieusement renfermée sur elle-même, et je sais que ce comportement a précisément un rapport avec le fait que Kai soit retourné à Portland. Depuis qu'il est parti, elle ne rit plus, ne profite plus de ses derniers jours de vacances, ne se gave plus comme avant au Sam's Paradise. Je n'aime pas la voir comme ça. Non seulement elle souffre, mais elle m'entraîne avec elle dans sa souffrance.

    Alors que Bill pose de nouvelles questions (Suis-je un personnage de manga ? une princesse Disney ? un jeune enfant vivant dans une jungle et ami d'un ours ? ...), une idée germe dans mon esprit. Je bondis du canapé et me dirige vers le jardin, téléphone en main.

—    Où tu vas, mon lapin ? questionne Bill.

—    Je vais faire un petit tour dehors, je reviens.

    Il hoche la tête et reprend le jeu. Elisa se force à lui répondre, non sans me jeter certains coups d'œil interrogateurs. Elle doit penser que je vais fumer. Elle est loin du compte.

    Je prends l'initiative d'aller dans le fond du jardin pour qu'ils ne puissent pas m'entendre. Je ne sais pas si mon idée est juste, mais je dois tenter le tout pour le tout si je veux qu'Elisa aille mieux. Et la seule solution pour cela, c'est d'appeler la source même de sa tristesse.

—    Allô ? l'entends-je dire après être tombée plusieurs fois sur sa messagerie.

    Il a une voix rauque, comme s'il venait de se réveiller après une longue nuit de sommeil. En général c'est un couche-tard et là il est à peine une heure du matin, c'est bizarre.

—    Salut, Kai. C'est Shirley.

—    Ouais, je sais.

—    Cool. Contente de voir que tu n'as pas supprimé mon numéro.

—    Je comptais le faire.

—    Sympa.

    Il soupire à l'autre bout de la ligne.

—    Bon. Qu'est-ce que tu veux, Shirley ?

    Bizarrement, son timbre n'est pas le même que celui dans mes souvenirs. Faute d'être profonde et grave, elle est emplie de faux-fuyants et de lourdeur. Il n'est pas ravi que je l'appelle, nul doute.

—    Tu vas bien ? fais-je en désespoir de cause.

—    En pleine forme. Pas vrai les gars ?

    Des bribes de paroles résonnent à travers le combiné, suivies de plusieurs rires loufoques. Avec quels imbéciles il est, celui-là ?

—    Kai, tu es saoul ?

—    Un peu. Et toi ?

—    Non.

—    Félicitations. Ça change de d'habitude, hein ?

    OK, j'ai compris, oublions de prendre des pincettes et venons-en directement au vif du sujet.

—    Il faut qu'on parle, toi et moi, déclaré-je.

—    À quel propos ? feint Kai.

—    Tu le sais très bien. Elisa ne va pas bien. Vraiment pas bien.

—    Qu'est-ce que je peux y faire ? C'est elle qui m'a plaqué. Pour toi, précise-t-il.

    Sa voix s'est durcie. J'aurais dû choisir la pause clope.

—    Elle regrette, Kai. Et je le regrette aussi. Je n'aurais pas dû vous mettre des bâtons dans les roues. C'était égoïste de ma part. Vous avez le droit de vivre votre happy end, comme j'ai eu le droit de vivre le mien.

—    Tu parles de Raton laveur ?

—    Je t'interdis de parler comme ça de Bill, objecté-je tout de go. Tu as le droit d'être en colère, mais ce n'est pas une raison pour te montrer aussi grossier !

    Ma phrase est noyée par de nouveaux rires, puis des blagues puériles et des bruits de rots.

—    Dis-moi, Kai, les bébés sont tous bercés contre des murs dans vos maternités ? Non parce que tes petits copains ternissent vachement la réputation de Portland, quand même.

—    Et dire que c'est moi que tu traitais de grossier il y a juste deux secondes !

—    Stop, Kai. Ce petit jeu ne mène à rien. Arrêtons les enfantillages.

    Je ne crois pas qu'il ait écouté ce que j'ai dit, alors je réitère :

—    S'il te plaît, Kai. Mets-y du tiens !

—    Cause toujours on s'en tape, meuf ! crie une fille à mon adresse.

    C'est qui, cette bouffonne ? Pour qui elle se prend ? Bon sang, mais pourquoi Kai ne va-t-il tout simplement pas dans un endroit plus calme pour parler ? Ils célèbrent la fête des idiots ou quoi ?

    Un bruit strident grésille dans l'appareil. Je suis forcée de mettre l'appel en haut-parleur pour ne pas m'esquinter les oreilles.

    C'est pile à ce moment-là que Kai donne le coup de grâce.

—    Sérieux, Shirley, je n'en ai plus rien à faire d'Elisa. C'est de l'histoire ancienne, j'ai plus envie de me prendre la tête pour ces conneries. C'était un plaisir de t'avoir au téléphone, mais là je m'amuse avec mes potes. Je te laisse. Bye.

    Il a le culot de me raccrocher au nez. Je sers les poings, bouillonnant de rage. Le Kai que je connais ne se serait jamais montré aussi mauvais et impoli. Putain de potes de Portland. Ils lui retournent la tête, ces connards !

    En me retournant pour regagner la maison, je tombe nez à nez avec Elisa, dehors, qui me regarde avec un air pantois. Merde. Elle a tout entendu.

—    Elisa..., tenté-je.

    Le voile sombre qui passe sur son visage m'intime de ne pas finir ma phrase. Nous nous observons en silence de longues secondes, moi ne sachant pas quoi dire pour la consoler, et elle, sur le point de s'effondrer. Merde, merde, merde.

    Heureusement, Elisa reprend rapidement contenance. Avec une expression atone, elle rebrousse chemin en direction du salon. Je la précède. Une fois à l'intérieur, je fais comprendre à Bill d'un regard que l'heure n'est plus à la rigolade. Il retire le post-it de son front, dépité, avant d'écarquiller les yeux devant le nom qui y est écrit. L'atmosphère qui s'ensuit est électrique. Il y a un silence de mort. Plus personne n'ose croiser le regard de personne. Je croise les bras et m'enfonce dans mon fauteuil.

    Putain de potes de Portland, et putain Kai.

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