chapitre 39
Kai
Je suis de retour dans ma ville natale. Portland, alias l'endroit qui a bercé mon enfance compliquée. Les bagages sont déposés ; les retrouvailles avec mon père et son idiote de femme Natasha, bouclées. Comment dire à quel point je n'ai pas été surpris de constater qu'elle avait une nouvelle bague hors de prix autour de son doigt de sorcière. Mon vieux fait des tonnes et des tonnes pour la satisfaire. Je me demande bien comment fait-il pour sortir cet argent qu'il ne daigne pas envoyer à ma mère, qui elle, en aurait plus besoin. Je le trouve égoïste. Et culotté. Et enfoiré. Ouais, surtout enfoiré.
Cela fait trois jours que j'ai remis les pieds dans cette maison et pourtant, je ne parviens toujours pas à me sentir chez moi. J'ai l'impression de partager les lieux avec des inconnus, de déambuler dans des couloirs qui exhalent une odeur désagréablement solitaire. Je n'aime pas cette sensation. Chez ma mère, je me sentais largement plus à l'aise et aimé, ce qui est paradoxal car je ne vis pas officiellement là-bas.
De toute façon, que je me plaigne ou non, rien ne changera. Je vais devoir supporter encore un moment la tronche de ma belle mère et les regards accusateurs de mon vieux jusqu'à ce que je trouve mon propre appart'. Autant dire que ça prendra un temps fou, car malgré mes petits boulots par-ci par-là, je suis loin d'avoir de quoi m'assumer financièrement sur du long terme.
OK. Je suis fauché comme les blés.
— Kai, papa t'appelle ! me signale Addison en passant devant ma chambre.
Regardez : même pour parler à son fils, cet homme doit passer par le biais de sa fille. Hallucinant.
Addison entre dans sa chambre et je l'entends chanter un morceau de Lady Gaga. Elle crie à tue-tête, complètement dans les faux. Petite, elle rêvait de participer à un télé-crochet et devenir l'une de ses chanteuses mondialement connues qui pètent plus haut que leur cul. Je ne sais pas d'où cette lubie lui est venue, mais heureusement, tout ça lui est sorti de la tête. Enfin, je crois. Putain, j'espère !
Je l'enjoins de baisser d'un ton mais elle ne m'écoute pas. Cette gamine est un bout de train en permanence. Moi qui pensais qu'elle serait morose du fait d'être éloignée de son Mathieu-tête-de-nœud, que dalle ! Elle est casse-pied jour et nuit, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, minutes sur minutes !
Je me glisse hors du lit en rechignant, me rappelant que mon vieux m'attend en bas. J'y vais à reculons, pas du tout serein. Avec lui, on ne parle pas des masses. S'il veut s'entretenir avec moi sur un coup de tête, c'est qu'il doit avoir une bonne raison. J'hésite entre le « Kai, il faut tondre la pelouse, dépêche-toi » et le bon « Va aider Natasha, elle ne peut pas tout gérer toute seule dans cette maison ! ». L'un comme l'autre, je suis fatigué d'avance.
— Tu voulais me voir ? m'enquiers-je une fois dans le salon.
Mon père triture quelque chose dans ses mains. Si je ne le connaissais pas aussi bien, je dirais qu'il est nerveux. Ce qui ne peut pas être le cas, puisque Gregory Buckley ne connaît pas la nervosité, ni quoi que ce soit pouvant nuire à son ego.
— Assieds-toi, fait-il en guise de réponse, sans pour autant lever les yeux vers moi.
Comme je ne réagis pas, mon père reprend la parole :
— Ce n'était pas une question, Kai.
Je réprime un soupir mais abdique. C'est une chose de ne pas supporter son père ; c'en est une autre de lui manquer ouvertement de respect.
— J'ai réfléchi, enclenche-t-il d'une voix sérieuse. Je crois qu'il est temps qu'on parle, toi et moi.
— De quoi ? ne puis-je m'empêcher de demander.
— De toi, de ta sœur, de Natasha. De nous.
Ma mâchoire se contracte. Pitié, qu'il ne m'annonce pas que sa bonne femme est enceinte. Qu'il ne m'annonce pas qu'ils attendent un bébé et que je vais être une deuxième fois grand frère. Natasha est beaucoup trop débile pour assumer sa procréation.
C'est alors que mon père me surprend en déclarant :
— Je suis désolé pour beaucoup de choses, Kai. Je n'ai pas été un père exemplaire avec vous, comme vous l'attendiez de moi. J'ose espérer que tu me pardonneras avec le temps.
Je suis tellement sur le cul que je ne trouve rien à répondre. Bah merde, alors ! Qu'est-ce qui lui prend, tout à coup ? En dix-huit ans d'existence, je ne l'ai jamais entendu avouer ses torts, pas plus que je ne l'ai vu prononcer des excuses, quand bien même elles étaient nécessaires.
Mon père continue sur sa lancée.
— Le divorce avec ta mère a dû te perturber plus que je ne le pensais. Addison était un peu plus petite et elle a l'air de ne pas être affectée, mais toi, mon fils, tu es si... distant. Ne crois pas que cela m'importe peu. Je sais que j'ai tendance à cacher mes sentiments et que je suis autoritaire, voire parfois de la vieille école, mais tu es ma chair, Kai, tu es mon sang. Et malgré tout ce qui pourra arriver, je t'aimerai toujours, achève-t-il, un soupçon de mélancolie dans la voix.
Mes muscles se crispent. Jamais de ma vie, jamais, je n'ai reçu autant d'affection de sa part. C'est la première fois que mon père me dit ces trois mots, qui plus est en face de moi, les yeux dans les yeux.
Les mots me manquent. Ils restent bloqués dans ma gorge, jusqu'à brûler ma trachée. Je combats mes émotions et empêche les larmes de couler. Ce n'est pas mon genre, de pleurer devant quelqu'un – encore moins devant mon géniteur.
Mon père attend une réaction de ma part. Mes yeux se posent sur sa main, dont les doigts se referment sur l'objet qu'il n'a pas lâché depuis tout à l'heure.
— Je... Où veux-tu en venir ? m'enquiers-je d'une voix qui déraille.
— Je veux qu'on reparte sur de bonnes bases tous ensemble. Maintenant que tu es revenu, j'ai besoin de savoir que les choses vont s'améliorer au sein de cette maison.
— Je n'aime pas Natasha.
— Je sais, avoue-t-il. Mais moi si, Kai. Je suis conscient qu'elle ne pourra jamais remplacer ta mère, et que tu ne la porteras peut-être jamais dans ton cœur, mais il faut que tu comprennes que je suis bien avec elle et qu'elle me rend heureux.
— Comment est-ce possible ? Elle est si superficielle !
Mon père ne relève pas ma remarque.
— Natasha t'apprécie, sache-le. Elle ne sait juste pas comment t'approcher. Avec nous tu es constamment sur la défensive, j'ignore quoi faire pour que tout aille mieux dans cette famille.
— Commence par lui faire savoir que c'est horripilant de l'entendre se plaindre à longueur de journée que des cheveux blancs lui poussent sur la tête. Si elle arrête, ce sera déjà un bon début.
— Je lui en parlerai, me promet-il en s'esclaffant.
Puis, avec un sourire contrit, il se lève et vient vers moi. Dans sa main repose une chevalière en argent, qu'il me tend, le regard brillant d'émotion.
— Ça fait longtemps que je voulais te la donner. Elle appartenait à ton grand-père. Elle est pour toi. Prends-en soin, mon fils.
J'opine en silence, conscient que ce geste sonne davantage comme un privilège qu'un cadeau. Après l'avoir enroulé autour de mon doigt, je me surprends à constater qu'elle s'accorde parfaitement à ma peau.
Je vais pour remercier mon père, mais en relevant les yeux, il n'est déjà plus là.
De retour dans ma chambre, je contemple la chevalière de longues minutes, m'imaginant ce qu'elle a bien pu vivre du temps où elle appartenait encore à mon grand-père. De ce que je sais de lui, Makan était un homme à l'accent à couper au couteau et aussi robuste qu'un taureau en pleine corrida. Lors de l'attaque de Pearl Harbor, pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été l'un des premiers Hawaïens à vouloir prendre les armes pour aider les Américains. Il n'avait suivi aucun entraînement, seul son fusil de chasse témoignait de sa soif de vaincre. Heureusement que ma grand-mère était là pour le rappeler à la raison : qu'aurait-il pu faire face à un Chasseur japonais, si ce n'est être réduit en bouilli ? Mon père me parle rarement de ses parents, mais je sais qu'il a plein de photos d'eux qui traînent dans le grenier. C'est de Makan que je tiens ma peau mat et ma grande taille, et pour ça, je lui en serai éternellement reconnaissant.
*
22h. Je suis chez un pote qui a eu la merveilleuse idée d'organiser une soirée comptant une tonne d'alcool et d'herbe. Je connais toutes les personnes présentes, ce sont mes amis d'enfance. Il y a Tony (l'hôte), Sarah, Ash, Seb, et enfin Gabriella, une jolie brune avec qui j'ai flirté quand j'étais au collège. Tous vouent un amour inconditionnel pour les soirées arrosées. Ça tombe bien : ce soir, j'ai l'intention de m'enfiler rasade sur rasade jusqu'à en oublier mon prénom.
La raison de cette envie brûlante ? En fait, tout part d'un costume. En me préparant avant de venir, je suis tombé sur la tenue une pièce Michael Myers que je portais à Halloween l'année dernière. Elle était accrochée dans ma penderie, et moi, je la regardais, comme un con, ne sachant pas quoi en faire. De là ont ressurgi des fragments de la soirée d'Halloween. Je me suis vu entrer dans la chambre faiblement éclairée, approcher la brune qui était à l'intérieur, l'embrasser sur la bouche et dans le cou... Il aurait été plus judicieux que je mette un terme à ces images, mais je n'ai pas bougé d'un pouce. Je revoyais en boucle Elisabeth me rendre le baiser et gémir sous mes caresses. La température de mon corps est très vite montée d'un cran. Mon état était pitoyable : j'étais partagé entre l'envie de me toucher, et brûler le vêtement. Finalement, je l'ai rangé en boule dans le fond de la penderie et je me suis fait violence pour ressortir de la pièce.
Le quatrième verre qu'on me sert est un mélange concocté par Tony. Je crois y déceler une odeur de rhum et de citron vert. Probablement un mojito. Je lève mon verre pour trinquer avec eux et bois deux longues gorgées. Du coin de l'œil, je remarque Gabriella qui me couve du regard. Elle ne dit rien mais ses yeux parlent pour elle : elle veut remettre le couvert avec moi. J'esquisse un petit sourire. Après toutes ces années, il y a toujours cette attirance entre nous, c'est indéniable. En même temps, Gabriella est une très jolie fille qui a tout pour plaire ; elle en a dans la tête, et plus elle vieillit, plus elle a tendance à devenir hyper sexy. Elle m'intéresse par bien des aspects et j'aimerais la séduire...
À ceci près qu'elle n'est pas celle que je désire réellement.
Fait chier. C'est au-dessus de mes forces. Je n'arrive pas à me défaire d'Elisa. Elle est dans ma putain de tête et ne veut pas en sortir, pas même cette nuit alors que j'ai pourtant tout fait pour penser à autre chose. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle me quitte ? J'étais tellement bien à Jacksonville ! Chez ma mère, auprès de mes amis, auprès d'elle... J'étais bien. Merde. J'étais heureux. Je ne me voyais plus revenir ici. J'étais déterminé à emménager là-bas et me créer de nouveaux repères.
Quelle vie bien pourrie.
Pour me libérer de cet état dépressif, je me serre un nouveau verre et le bois d'un trait. Hmm, Margarita. Mes potes m'applaudissent, eux aussi salement bourrés. Je lâche un rire. Gabriella continue de me dévorer des yeux mais je n'y tiens plus compte. Il ne se passera définitivement rien entre elle et moi ce soir, ni jamais. Alors que je tente de me relever, mes yeux s'embuent et le monde se met violemment à tanguer. J'ai trop bu en l'espace d'une heure, j'ai tout intérêt à me calmer sur les cocktails si je ne veux pas finir la tête dans les WC.
Mais l'alcool étant mon palliatif, je n'en fais rien. Je peux gérer cette douleur, je veux cette douleur. Toute émotion autre que la peine est la bienvenue dans mon organisme.
Une grosse boule noire passe devant moi, me frôlant les jambes au passage. Je plisse les yeux et dévisage la chose qui se déplace avec rapidité dans toute la pièce. Je distingue alors une grosse bête au pelage gris et aux yeux d'un bleu si clair que j'en ai un hoquet d'admiration. C'est un loup !
— Merde, qui a ouvert la porte au clebs ? grogne Tony.
— Ça sent la beuh partout, faut le faire sortir, lance Sarah d'une voix que la drogue a rendu groggy.
Personne ne réagit. Ils sont tous en train de planer.
— C'est bon, je vais le faire, marmonné-je tout en sentant la nausée poindre.
Je rejoins le loup, ou plutôt le Husky, qui m'attend devant la porte en remuant joyeusement la queue. Puis je le fais sortir de la pièce. Dans le couloir, ma démarche est maladroite. Je titube, l'alcool ayant dissout toute trace d'équilibre.
— Dis-moi, Wolfy, tu as envie d'aller faire pipi ?
Le chien me fixe tout en penchant la tête d'un côté.
— Caca, alors ?
Il penche la tête de l'autre côté.
— OK, OK. J'ai compris. Viens, on va se reposer.
En ouvrant la chambre de Tony, l'animal monte aussitôt sur le lit avant de se rouler en boule. Je m'allonge à côté de lui, flatte doucement sa fourrure.
— On est bien, là, t'es pas d'accord Wolfy ?
J'ai droit à un bâillement de sa part.
— Je vais prendre ça pour un oui.
Je ferme les yeux, me laissant aller dans un sommeil sans rêve.
*
Quelqu'un surgit dans la chambre, nous réveillant Wolfy et moi en sursaut.
— Debout ! s'écrie Sarah en sautant sur le matelas.
Un bruit sourd retentit, suivi de pas qui approchent dans le couloir. Le chien pousse un petit grognement, non content de s'être fait réveiller. Je pourrais en dire tout autant ! On est l'armée, ou quoi ?
— Qu'est-ce qui se passe ? dis-je mollement.
— Quelqu'un essaie de te joindre, indique Sarah en désignant mon portable. Il sonne depuis tout à l'heure dans le salon, c'est relou.
Presque aussitôt, la petite bande rapplique en passant leur tête dans l'embrasure. Leurs visages ramollis ont laissé place à une certaine vivacité ; ils semblent tous être en meilleure forme. Je me suis assoupie aussi longtemps que ça ?
Je me saisis de mon téléphone sous les regards attentifs de mes amis. Au même moment, la sonnerie de mon appareil s'élève et vient frapper mes tympans.
— Encore ?! s'étonne Ash.
— Je te jure..., souffle Tony. Les nanas d'aujourd'hui ne lâchent rien. De vraies harceleuses.
— Chuuuut, l'enjoint Sarah. Ça risque d'être croustillant.
Mes yeux se posent sur l'écran allumé. Mon cerveau enregistre alors deux choses.
Un appel. De Shirley.
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