chapitre 36
Shirley
— Qui me fait goûter son Milkshake ?
Chloe tend le bras, dans l'attente que l'une de nous deux se décide à lui donner son gobelet. Totalement indifférente, Grace fait comme si elle n'avait rien entendu et continue de tapoter sur l'écran de son téléphone. Ses ongles, quoique courts, émettent avec empressement un clac clac qui fait grincer mes dents. Sentant les yeux de Chloe se poser sur moi, je fais mine de regarder ailleurs ; s'il y a bien un truc que je n'aime pas, c'est partager avec quelqu'un qui ne mérite pas ma générosité.
— Personne ? Bon, tant pis, se résigne Chloe avec un haussement d'épaules.
Elle sort un mini miroir de son sac à main Gucci, avant de remettre une couche de gloss sur ses lèvres. Fière du résultat, elle se renvoie une expression satisfaite dans le miroir.
Son changement d'humeur est tordu. Il y a tout juste deux minutes, elle voyait rouge et critiquait Elisabeth de la pire des manières. Maintenant, elle se refait une beauté tranquillement, comme si elle avait effacé ce moment de sa mémoire en un claquement de doigt. Incroyable, cette fille !
Je repense à l'état dans lequel Elisabeth était quand Chloe l'a poussée et l'a menacée. Jamais je ne l'ai vu aussi énervée de toute ma vie. Ses poings étaient serrés, sa posture semblait laisser croire qu'elle était près de sauter à la gorge de la blonde à tout moment. La fureur qui l'habitait laissait présager quelque chose que je suis bien contente de ne pas avoir eu à assister. Cette vision d'elle, en total désaccord avec son calme habituel, m'en a fait tomber des nues : si elles en étaient venues aux mains, je n'aurais pas donné cher de la peau de Chloe, j'en met ma main à couper.
Les minutes passent et je ne parviens toujours pas à passer à autre chose. Ce qu'il vient de se produire tourne et retourne dans ma tête. Elisa qui entre dans le diner et passe devant nous ; moi qui l'intercepte ; Chloe qui l'incendie de vulgarités tandis que nous gardons le silence ; Elisa qui sort de ses gonds et l'envoie se faire foutre, avant de finir par s'enfuir.
Comment avons-nous fait pour en arriver là ?
C'est pourtant très simple. Si Elisa m'avait avoué qu'elle sortait avec Kai avant que je l'apprenne par une autre personne, si elle ne m'avait pas menti droit dans les yeux le jour où je lui ai parlé de la fille avec qui Kai avait dormi chez Fabianna (elle, donc), les choses se seraient terminées bien autrement. Je ne dis pas que je lui aurais pardonné facilement de sortir avec mon ex, mais il n'y aurait pas eu cette confrontation au diner, pour la simple raison que je ne serais pas à la table de Grace et Chloe.
Pour être honnête, je ne tire aucune satisfaction d'être en leur compagnie plutôt qu'avec Elisa. Je suis juste en colère. Dégoûtée. Déçue. Jamais je n'aurais cru que ma meilleure amie me ferait ce genre de chose. J'avais confiance en elle, je l'avais présentée à Kai dans le but qu'ils deviennent amis pour que notre groupe s'entende bien. Mes intentions étaient bonnes ! À aucun moment je ne les ai soupçonnés de se rapprocher. Ils ont fait tout ça en secret, derrière mon dos, comme des fourbes. Et je n'y ai vu que du feu.
Dans le fond, j'en veux aussi à Kai. J'en viens à penser que peut-être, peut-être, il s'est mis avec moi dans l'unique intérêt d'approcher Elisa. Si c'est le cas, c'est vraiment dégueulasse de sa part. Et dire que je lui ai donné ma bénédiction pour sa prochaine relation ! Et si c'était à ce moment-là qu'il s'est dit qu'il pouvait tenter sa chance avec elle ? Ne pas savoir depuis combien de temps dure leur relation me trouble. Ça peut faire des jours, comme ça peut faire des semaines. Se sont-ils vus souvent ? Se sont-ils déjà embrassés ? Oui, c'est certain, je ne vois pas le contraire venant de Kai. Mais ont-ils... été plus loin que ça ?
Putain, j'espère que non. Ils se connaissent à peine !
Ma tête chauffe à force de me poser toutes ces questions. Je chasse mes réflexions et reviens à la réalité.
Hélas, Chloe et Grace parlent justement d'Elisa.
— N'empêche, je suis sûre que la geek est actuellement en train de verser un torrent de larmes, revendique Chloe, fière d'elle.
— Ça t'étonne ? marmonne Grace, mi-figue mi-raisin.
— Non. Ça se voit qu'elle chiale à longueur de journée. M'enfin, ce n'est pas mon problème !
Elle nous fait le coup de la mèche de cheveux qu'elle repousse en arrière.
— Je pense qu'elle l'aimait vraiment, tranche Grace après un long silence.
— Qui ça ? La traînée ?
— Elle s'appelle Elisabeth, corrige la grande brune à mon grand étonnement.
— C'est du pareil au même ! piaille Chloe. Et puis même si elle l'aime, qu'est-ce que ça peut faire ? Elle a trahi Shirley.
Oh, je suis là ! Ne parlez pas de moi comme si j'étais absente !
— Elle allait lui dire, avance Grace.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
— Je le sais, c'est tout. Tu crois vraiment qu'elle ne savait pas que c'était mal ? Elle a rompu avec lui justement pour se racheter auprès de Shirley. Tu l'as bien vu, elle doit forcément s'en vouloir de lui avoir fait ça.
Je suis sous le choc. C'est la première fois que j'entends cette histoire-là. Comme ça, Elisa aurait largué Kai pour moi ? Ça n'a pas de sens ! Pourquoi aurait-elle fait ça alors que je suis censée n'être au courant de rien ?
Ou alors, elle se prive d'un bonheur qu'elle peut avoir simplement pour ne pas me perdre, et auquel cas, c'est complètement fou. À sa place, je ne suis pas sûre que j'en aurais été capable. Quand on est mordu d'une personne, il est très difficile de s'en séparer.
— On peut savoir pourquoi tu la défends ? s'emporte soudain Chloe. Je croyais que tu ne pouvais pas la voir en peinture, cette fille !
Le corps de Grace semble soudain se raidir et... augmenter dangereusement de volume. Hou là.
— Et toi, pourquoi tu te sens toujours obligée d'ouvrir ta grande gueule ?
Ma bouche fait un O magistral. Chloe lui répond par le silence, stupéfaite elle aussi.
C'est le moment que choisit Grace pour ouvrir les vannes.
— Hein, Chloe ? Bah réponds. Tu as un problème d'infériorité, c'est ça ? Tu n'es même pas capable de faire tes propres choix, tu fais que recopier mes faits et gestes. T'en n'as pas marre, d'être une copie conforme de ma personnalité ?
— Ce n'est pas vr...
— Tu es un putain de vautour ! Tu rodes autour de moi en t'efforçant de calquer mon attitude pour bien te faire voir par les gens. Mais je sais ce que tu prépares, Chloe, je ne suis pas dupe. Tu attends la moindre occasion pour me faire un coup de crasse et prendre ma place. Je me trompe ?
Les joues de l'intéressée ont viré au rouge pivoine. Waouh, nous sommes en train d'assister à une scène légendaire, les gars ! Sortez vos appareils photos et préparez-vous à tout publier sur les réseaux sociaux !
— C'est bien ce que je pensais, conclut Grace car Chloe est toujours emmurée dans le silence. (Elle croise les bras contre sa poitrine puis se tourne vers moi.) Shirley, je n'ai jamais aimé Elisabeth et je ne l'aimerais probablement jamais, mais si je sais une chose, c'est qu'il faut toujours garder ses vrais amis près de soi. Alors tu ferais mieux de la rattraper et d'aller lui parler si tu ne veux pas la perdre.
D'abord, je n'ai aucune réaction. Le conseil de Grace me paraît sorti tout droit d'un univers parallèle. Depuis quand a-t-elle le sens de la morale ? Depuis quand est-elle... sensible aux émotions des autres ?
— Je...
Le regard appuyé qu'elle me lance a le mérite de faire accentuer considérablement mes doutes. Je revois alors le visage d'Elisa meurtri par l'angoisse et la colère, et aussi un peu par la tristesse. Je n'ai jamais voulu qu'on en arrive jusque-là.
Je connais Elisa depuis le collège. Déjà à l'époque, des émotions néfastes gravitaient autour d'elle. Elle était malheureuse et paumée, personne ne se souciait d'elle si ce n'est deux, trois profs curieux mais qui ne faisaient pas grand-chose pour l'aider. Lorsque je suis venue lui parler pour la première fois, j'ai bien compris qu'elle n'était pas comme les autres. Elle avait du mal à s'ouvrir, à tenir une conversation ou bien même à me regarder dans les yeux. Je suis revenue lui parler le lendemain, puis le lendemain encore, jusqu'à ce que ça devienne une habitude. Nos paroles brèves sont devenues des discussions profondes, qui sont elles-mêmes devenues par la suite des débats passionnants. J'ai laissé tomber mes amis peu de temps après, car même si Elisabeth n'était pas très bavarde, je sentais que ce qui se dégageait d'elle était vrai. Honnête. Juste. Et aussi bien plus intéressant que tous les autres.
Dès lors, j'ai été le petit rayon de soleil de sa vie. Elle a appris à me faire confiance et, petit à petit, elle m'a fait entrer dans sa bulle marquée par les regrets et les peurs, mais aussi par le calme et la tendresse. Ce qu'elle n'a jamais su, c'est qu'elle a elle aussi été l'élément déclencheur de ma vie. À ce moment-là, j'avais besoin d'une oreille attentive, et c'est en elle que j'ai pu trouver ce réconfort. J'ai eu un coup de foudre amical pour Elisabeth. Le lien qui nous unit a toujours été très fort, et je sais qu'il l'est encore aujourd'hui, malgré tout ce qui s'est passé.
Soudain, cette phrase prend tout son sens et l'évidence me frappe de plein fouet :
Je n'ai pas envie de perdre ma meilleure amie.
Sitôt pensé, je fais un bond de mon siège et attrape mon sac à main au vol. Je sais où aller pour retrouver Elisa.
— Euh, tu vas où, comme ça ? veut savoir Chloe alors que je marche vers la sortie. Ne me dis pas que tu vas reparler à cette vipère !
— La ferme, l'enjoint Grace.
— Ouais, la ferme ! surenchéris-je plus fort.
Puis je sors.
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